Lucrèce, « De la nature »
Les nuages
« Les nuages se forment quand maints atomes voltigeant
dans les hauteurs du ciel se rassemblent soudain :
hérissés de manière à s’entraver faiblement
mais suffisamment pour se tenir comprimés,
ils composent d’abord de petites nuées
qui se réunissent, s’agrègent entre elles,
par leur union s’accroissent et s’envolent aux vents
jusqu’à l’instant où se déchaine la tempête.
Il se trouve aussi que les sommets des montagnes,
plus ils avoisinent le ciel, plus leur hauteur exhale
assidûment l’épaisse fumée d’un nuage fauve ;
car, lorsque les nuées commencent à se former,
avant que l’œil puisse les voir, ténues, les vents
les portent et les assemblent au plus haut de la cime.
C’est là qu’enfin réunies en troupe plus nombreuse
et plus dense elles peuvent apparaître tout à coup,
s’élançant du pic montagneux dans l’empyrée.
Que les sommets s’offrent au vent, l’expérience sensible
nous le prouve quand nous escaladons une haute montagne.
Et puis la nature prélève sur toute la mer
maints éléments, comme le montrent sur le rivage
les linges suspendus qui prennent l’humidité.
Il est d’autant plus clair que pour accroître les nuages
maints atomes peuvent surgir du flux salé de l’océan :
il existe une parenté entre les deux humeurs.
Et de tous les fleuves ainsi que de la terre même
nous voyons des brumes et des vapeurs surgir :
comme leur haleine expirée, elles s’envolent bien haut,
dispersent leur ténèbre, obnubilant le ciel
à mesure qu’elles se fondent en nues altières.
Car la chaleur de l’éther étoilé ajoute sa pression
et, comme les condensant, voile l’azur de leur nimbe.
Il arrive aussi que le ciel reçoive de l’extérieur
les atomes qui forment nuées et nuages volants.
Innombrable est en effet leur nombre, infini
l’ensemble de l’espace, comme je l’ai montré.
Quelle vitesse anime le vol des atomes, quelle distance
impensable ils franchissent d’un trait, je l’ai montré.
Il n’est donc pas étonnant qu’en peu de temps, souvent,
la tempête et les ténèbres couvrent de si grandes nuées
les mers et les terres, d’en haut les oppressant,
puisque de tous côtés, par tous les pores de l’éther,
par des sortes de soupiraux autour du vaste monde,
la sortie et l’entrée s’offrent aux particules. »
Lucrèce
De rerum natura — De la nature
Traduction et présentation par José Kany-Turpin
(Cette traduction a obtenu, en 1993, le prix Nelly Sachs, décerné en Arles par les Assises de la Traduction)
Aubier, 1993, Garnier-Flammarion, 1997