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lièvre

  • W. G. Sebald, un lièvre 

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    « Après peu de minutes déjà, il me sembla que je traversais un pays inexploré et je me sentis, comme je me le rappelle à présent, à la fois totalement libéré et terriblement anxieux. Il n’y avait pas une seule pensée dans ma tête. À chaque pas que je faisais, le vide en moi et le vide autour de moi devenait plus grand et le silence plus profond. Sans doute est-ce pour cette raison que je fus saisi d’un effroi presque mortel lorsqu’un lièvre, qui se tenait caché dans les touffes d’herbe au bord du chemin, surgit et fila juste devant mes pieds, d’abord le long de la voie carrossable toute lézardée puis, après deux trois crochets, dans la lande. Tandis que je m’approchais, il devait être resté recroquevillé à sa place, le cœur battant à tout rompre, jusqu’à ce qu’il fût pratiquement trop tard pour se sauver. L’instant infime où la paralysie qui s’était emparée de lui se mua en mouvement panique de fuite était aussi l’instant ou sa peur me traversa. Avec une netteté inconcevablement inaltérée, je revois ce qui s’est passé à cet instant d’effroi qui dura à peine une fraction de seconde. Je revois le bord de l’asphalte gris, chaque brin d’herbe, je vois le lièvre qui surgit de sa cachette, ses oreilles rabattues en arrière, son visage comme fendu, figé de terreur, singulièrement humain, et dans son œil tourné vers l’arrière et qui, de peur, roule presque hors de sa tête tandis qu’il fuit, je me vois moi-même, devenu lui. Une demi-heure plus tard, ayant atteint le large fossé qui sépare la lande du gigantesque banc de gravier qui plonge vers le bord de mer, alors seulement le sang cessa peu à peu de bruisser dans mes veines. »

     

    W. G. Sebald

    Les Anneaux de Saturne

    Traduit de l’allemand par Bernard Kreiss

    Actes Sud, 1999