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orphée

  • Thomas Bernhard, « il me semble »

    thomas bernardh,il me semble,sur la terre comme en enfer,suzanne hommel,orphée, la différence

    DR

     

    « Il me semble que j’étais beaucoup plus jeune

    plus jeune encore que ceux qui sont déjà morts,

    je voyais les villes et la fatigue des yeux

    était la plainte de l’été dans les ruisseaux.

     

    Plus jeune j’étais que ceux qui me blessaient souvent

    et qui ont oublié mon nom depuis longtemps

    derrière le métier à tisser, sous le marteau,

    ou dans l’abrupt sillon de la herse.

     

    Il me semble que j’étais beaucoup plus jeune

    et qu’en mars avec les nuages j’étais suspendu dans le ciel,

    construisant les marchés sans repas de mort

     

    et les cœurs carbonisés

    avec l’avril j’étais aussi en voyage

    migrant avec les oiseaux en aval des fleuves,

     

    riais sous les bosquets

    et étais triste avec les herbes.

    Dans les chambres je voyais mourir

     

    beaucoup de ceux qui m’aimaient.

    Mais pour parler avec le vent

    je fus élu.

     

    Il me semble que j’étais beaucoup plus jeune,

    je sentais des messes de mort sauvages,

    les étoiles sauvages,

     

    les églises s’élevaient sur la mer de blé,

    toujours

    la joue de ma colline

     

    était familière de ma colère.

    Je n’étais si fatigué que là

    où sonnaient les pommes et où chantait l’hiver

     

    de mille coquillages.

    Le jour s’en allait en soupirant,

    l’année était acculée contre le mur

    noirâtre, perturbée par les angoisses de mon époque.

     

    Il me semble que j’étais beaucoup plus jeune. »

     

    Thomas Bernhard

    Sur la terre comme en enfer

    Bilingue

    Traduit de l’allemand et présenté par Suzanne Hommel

    Orphée, La Différence, 2012

  • Hilda Doolittle, « Le don »

    AVT_Hilda-Doolittle_6334.jpg

    DR

     

    « Au lieu de perles — d’un fermail ouvragé —

    d’un bracelet — accepteras-tu ceci ?

    Tu sais ce qui est écrit —

    tu vas sursauter, t’étonner :

    que reste-t-il, quelle formule

    après la nuit ? Ceci :

     

    Le monde est encore vierge pour toi,

    tu espères, tu attends —

    tu es comme les enfants,

    tu hantes tes propres pas,

    pour grappiller ici ou là — peigne

    qui aurait glissé,

    gland doré, effiloché,

    arraché à ton écharpe,

    tortillonné entre tes doigts si fins,

    échappé dans la rue —

    fleur déchue.

     

    Ne me crois pas si candide,

    moi qui ai tenté de te retenir

    au moment où le gosse dans la rue se jetait

    sur les perles que tu avais semées

    ce jour-là (il faisait chaud)

    quand ton collier s’est cassé.

     

    Ne va pas rêver que je parle

    comme une qui serait frustrée de plaisir,

    une malade, qui tremblerait à chaque battement de cœur,

    paralysée, tendue à lâcher prise,

    et qui dit, à bout de souffle :

    ces poires mûres

    sont trop amères au goût,

    ce vin est trafiqué, il pique —poison.

    Je ne marche pas —

    qui marcherait ?

    La vie est un trou de bousier — je fuis —

    moi, je la rejette,

    moi qui gis étendue sur cette couche.

     

    Ton jardin tombait en pente vers la mer,

    le myrte recouvrait les allées,

    ambre et miel tachaient d’or chaque feuille,

    la tête du lys-citron —

    une parmi les autres, en nombre —

    pesait de tout son poids — toute douceur.

     

    Le cerfeuil odorant

    s’étendait au bas du talus,

    les violettes striaient l’herbe

    de rayures noires.

     

    La maison, elle aussi, était ainsi,

    sur-fardée, sur-séduisante —

    c’est le monde qui est ainsi.

     

    Nuits sans sommeil,

    je me souviens des initiés,

    de leurs gestes, de leur regard paisible.

    J’ai appris qu’en extase,

    durant leur vision, ils parlent

    avec une autre race d’êtres,

    plus beaux, plus forts que ceux-ci.

    J’en rirais presque —

    plus beaux, plus forts ?

     

    Peut-être qu’une autre vie fait

    toujours contraste avec celle-ci.

    Raisonnons :

    j’ai vécu comme eux vivent

    dans le secret de leurs rites —

    ils subissent une grande tension nerveuse

    pendant le déroulement du rituel.

    Moi, c’est sans cesse que je souffre —

    les jours passent, tous semblables,

    comme une torture — épuisants.

     

    C’est ce que j’avais oublié la nuit dernière :

    tu n’es certes pas à blâmer,

    il n’y a là rien de ta faute ;

    comme à une enfant, une fleur — toute fleur

    m’a déchiré le cœur —

    chicorée des près, herbe commune,

    fantôme de pétale, teinte de fleur

    inattendue, l’hiver, sur une branche.

     

    Raisonnons :

    une autre vie possède ce qui manque à celle-ci,

    une mer sans marées, sans mouvement —

    qui ne nous force nullement

    à nous hausser jusqu’à elle, à suivre son rythme —

    une bande de sable,

    sans jardin au-delà, qui étouffe

    de l’odeur de ses cerfeuils —

    un coteau recouvert non de violettes noires

    mais de pierres, de rochers nus,

    d’arbres nains, tordus, sans beauté

    qui fasse distraction — qui presse

    folie sur folie.

     

    Un lieu tranquille, voilà tout,

    et peut-être quelque horreur aussi,

    quelque hideur pour frapper la beauté

    d’un sceau, d’un signe — impossible à changer —

    sur nos cœurs.

     

    Je n’envoie pas de collier de perles,

    pas de bracelet — accepte ce seul cadeau-ci. »

     

    Hilda Doolittle

    Le jardin près de la mer (1916)

    Traduit de l’anglais et présenté par Jean-Paul Auxeméry

    Orphée / La différence, 1992