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pianissimo

  • Camillo Sbarbaro, « Lettre du bistrot »

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    « En état de grâce, ami Volta,

    je t’écris d’une gargote la nuit.

     

    État de grâce : car je ne connais plus grand

    bien que de contempler

    à travers la brume du vin les paysages

    dont l’art grossier orne les murs tout autour,

    et l’hôtesse moustachue ou la grosse

    fille rieuse qui apporte la terrine.

     

    Se mettre à discuter avec son voisin

    de hasard ; à celui qui sourit

    sourire, aimer tout le monde ;

    affranchi du Temps et de l’Espace,

    considérer le monde comme le bon dieu.

     

    Et sortir de la gargote léger

    comme la montgolfière qui s’envole ;

    sentir sous son pied incertain les pavés

    comme des tapis de velours ;

    et avoir envie de chanter à tue-tête.

     

    Dans le monde changé, je me pilote,

    navire qui dévie, jusqu’au port habituel.

    Fuite des chats devant le pas sourd.

    Arrogant rectangle de lumière

    dans la ruelle bruissante de fantômes.

     

    Au carrefour, âcre odeur de chlorure.

     

    En cela je me refais, ami Volta.

    Et comme il ne m’est jamais donné d’aimer quelqu’un,

    je m’agrippe aux choses comme un naufragé.

     

    Combien de fois ai-je regardé comme une issue

    les navires qui sortent du port !

    New York, Calcutta, Londres : noms immenses.

    Je rêvais de me perdre là, d’être un autre,

    d’oublier jusqu’à mon nom.

     

    Maintenant même cette illusion est tombée :

    ma lâcheté pèse à mon pied

    comme le boulet de plomb au forçat.

     

    Et ainsi passe ma vie,

    objet de pitié pour vous, de rire

    pour les autres ;

    et il me suffit de susciter l’accord

    de mes magnanimes amis, les ivrognes…

     

    Jusqu’à ce qu’il fasse jour, j’espère, et que je sorte

    d’ici d’un pas ferme et m’achemine

    vers quelque place vide, quelque eau sombre

    de fleuve…

     

    Ami, je sais qu’aujourd’hui Vénus

    te tient à sa merci.

                                 Réjouis-toi ! Ton sang

    court plus vigoureux dans tes veines,

    ta gorge se serre, et ton cœur quelquefois

    cesse de battre comme dans la mort.

     

    Mais si le temps doit venir – que jamais il ne vienne –

    où il ne reste du feu que la cendre,

    alors toi, viens chercher l’ami.

     

    Tu le trouveras à la taverne dont les vitres

    ont des petits rideaux rouges déteints

    avec écrit pour enseigne : AU GROS GODET.

     

    Je ne te demanderai pas de tes nouvelles ni des siennes.

    Je pousserai vers toi le verre plein

    pour qu’en silence avec l’ami boive

    l’oubli. »

    été 1913

     

    Camillo Sbarbaro

    Pianissimo, suivi de Rémanences

    Traduit de l’italien par Bernard Vargaftig, Bruna Zanchi et Jean-Baptiste Para

    Préface de Guiseppe Conte

    Clémence Hiver éditeur, 1991