Reinhard Jirgl, « Rénégat »
« Au temps de mon enfance, je croyais que Toutechose dans-la-ville était habitée par des gens : qu’ils vivaient dans les troncs d’arbres sous les pavés dans les boîtes aux lettres les pendules les coffrets électriques les colonnes Morris les caisses de sablage les lampadaires sous n’importe quel escalier dans toutes les pièces. Poussées près d’une fenêtre, des chaises sont ainsi capables de regarder avec plus d’attention que maint homme assis sur elles ; des tables meublent souvent une pièce plus éloquemment que leur propriétaire – : les choses vivent !humainement. Et comme les objets=deleurcôté sont animés par des hommes qui y injectent le sang, choses=é=gens=vivaient=en=paix. Aussi touteléchoses étaient-elles aimables entre elles é nulle part il n’y avait de dangers à l’affût….. Et après les averses, quand de grosses flaques stagnaient dans les rues – le ciel et ses nuages y sombraient profondément –, je jetais des pierres dans l’eau ; de grosses pierres pour sauter de l’une-à-l’autre & franchir les flaques. Et je m’arrêtais au beau milieu, regardais au fond de cette gorge-d’eau –:– Un frisson à l’idée que je pourrais glisser de cette branlante digue de pierres – et tomber dans le ciel profond tacheté de nuages = là-bas dans la luminosité claire é fraichie d’après la pluie. Dans cet abyme céleste, je pressentais une présence obscure, prête à m’engloutir, à m’empoigner –, son nom, je ne l’ai su que plus tard : le mortel ennui de la vie, long & impitoyable….. Autrefois je jetais des pierres dans les flaques comme plus tard mes phrases sur le papier. – (Et au milieu de la nuit dernière ce frisson devant l’ombre qui tailladait la lumière comme 1 lame de couteau…..) »
Reinhard Jirgl
Rénégat – Roman du temps nerveux
Traduit de l’allemand par Martine Rémon
Quidam, 2010