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Écrivains - Page 63

  • Sarah Kéryna, « Rappel »

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    « Paris :

     

    Ils sont assis l’un à côté de l’autre,

    sur la pelouse, au soleil. Ils ne se touchent pas.

    Il lui offre Pétrole de Pasolini.

     

    Il raconte l’histoire de l’enfant mort malgré les prières.

    Depuis, il ne croit plus en Dieu.

     

    Il ne tient pas la main.

    Ne serre pas dans les bras.

     

    Ils passent au-dessus des gares. Elle dit :

    “Ça me déprime tous ces rails qui partent vers le nord.”

     

    Un orage éclate brutalement. La pluie se met à tomber comme

    un bombardement. Les passants s’engouffrent dans les immeubles.

     

    Marseille, c’est la lumière, elle ne l’a jamais vue

    dans une autre ville.

     

    Le lendemain, il prend son avion pour rejoindre l’autre.

     

    Samedi, Paris et pluie.

     

    Elle regarde la rue en contrebas.

     

    Elle boit.

     

    Dans le train du retour, une jeune fille demandant

    si la place est libre, s’installe à côté d’elle.

    Elles parlent jusqu’à Valence où la jeune fille descend.

    Elles échangent leurs numéros.

     

    – Elles ont le même prénom. »

    Sarah Kéryna

     Rappel

     Coll. Biennale internationale des Poètes en Val-de-Marne

    Le bleu du ciel, 2007

  • Yoko Tawada, « Le voyage à Bordeaux »

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    « 

    Il existe un autre idéogramme signifiant répondre. C’est un cœur assis derrière un rideau, comme une dame de la cour qu’on ne distingue pas, on devine seulement sa présence. On ne voit pas sa bouche, on n’entend pas sa voix, mais la petite secousse du rideau laisse supposer que la dame de la cour parle. Le problème, c’est qu’au moindre coup de vent, on pourrait confondre et croire que la dame parle. »

     

    Yoko Tawada

     Le Voyage à Bordeaux

     Traduit de l’allemand (Japon) par Bernard Banoun

     Coll. « Der Doppelgänger », Verdier, 2008

  • Alberto Manguel, « Monsieur Bovary & autres personnages »

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    Le docteur Faust (extrait)

     

    « Dans les siècles passés, lorsque le troc d’une âme était considéré comme un acte effrayant, les choses étaient pour Méphistophélès relativement simples, qu’il eût ou non du succès. Aujourd’hui que l’âme a infiniment moins de prestige et que chaque jour on troque des âmes contre des bagatelles comme des appartements à Marbella ou un poste dans un cabinet ministériel, la tâche de Méphistophélès est paradoxalement plus difficile. Perdre son âme en échange d’un misérable bien accorde à celle-ci peu de valeur, et Méphistophélès (qui est aussi banquier) convoite ce qui est précieux. Aussi le Faust d’aujourd’hui ne cherche-t-il ni connaissance ni amour, mais célébrité, succès populaire, son nom en haut de l’affiche. Et là, Méphistophélès est dans son élément. Tu veux être un auteur populaire ? dit-il à Faust. Tu veux vendre des millions d’exemplaires de ton livre ? Marché conclu : tu auras des piles de tes œuvres à la fnac et au Corte Inglés, tu seras en tête des best-sellers internationaux, on t’achètera les droits pour faire un film avec Tom Cruise dans le rôle du héros, tu voyageras en 1re classe et tu t’installeras en Irlande pour ne pas payer d’impôts. Et pour obtenir tout cela, tu n’auras quasiment rien à perdre, sauf la qualité artistique, le style, la grammaire, l’invention narrative, la responsabilité morale, la position éthique, la reconnaissance des futurs lecteurs, le respect de tes contemporains : ton âme. »

     

    Alberto Manguel

     Monsieur Bovary & autres personnages

     Traduit de l’espagnol par François Gaudry

     L’Escampette, 2013

  • Denise Le Dantec, « Les Jardins et les Jours »

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    « … Est-il vrai, comme je le pense, que nous cherchons à atteindre, enfin, une plénitude ?

     

    Le jardin nous en offre, sinon la réponse, du moins la condition.

     

    À la dispersion cruelle, nous préférons la dérive ténue du jardin.

     

     

    Le temps que je prends au jardin est le temps d’arrêt qu’il me faut pour vivre sur le mode le plus juste qui m’est possible.

     

    Au jardin des Augustines, je suis indisponible, injoignable.

     

    Mon temps, notre temps n’est pas illimité.

     

    Toute conclusion renoncée, je m’abandonne aux vertus de la vie ordinaire, réglée par la cloche de l’église, où chacun s’abandonne, autant que faire se peut, au plaisir de la lumière et de la chaleur, quand celle-ci n’est pas trop forte, en fin de journée ou après le repas du soir.

     

     

    Je regarde autour de moi : le merveilleux s’éclipse.

     

    Je change de respiration.

     

    Assurément, il y a une prédilection de l’esprit pour la beauté prodigue, extravagante, qui est la marque de notre puissance d’être.

    Ici, l’imagination est mortelle. Seule la réalité compte. »

     

     Denise Le Dantec

     Les Jardins et les Jours

    Éditions du Rocher, 2007

     

  • Dorothée Volut, « À la surface »

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    « TOUT A BRÛLÉ. La seule justification est la jouissance de l’écriture, et les cendres dans vos cheveux. L’ornement est un geste qui se souvient de l’air. La différence mûrit. On ne pose aucune main — cela dépend des moments, agir. Et ce n’est pas mendier que recopier son chemin. Ainsi parlant, on continue de filer les tissus. Téméraire et bravant l’orage, on dit : Je me vêtirai demain, après la transparence. La chose étrange de vouloir continuer.

     

     

    ­­

    TU OUVRES DES LIVRES EN DÉSESPOIR DE CAUSE : faire des phrases. Mère, je ne suis pas le contraire de toi. Au final tu restes fixe, menue, sédimentaire, acoustique. Les lettres ne s’agglutinent pas. Laisse la maison ouverte comme ça. Voilà les clés. Le mur est ton décor pour une nuit. Je ou Qui repense chaque instant vécu. Le vent est tombé dans les marges. Sur la grève on a jeté des seaux d’eau salée, c’est l’heure de la souplesse pour les armures. Dans l’obscurité, on aperçoit la masse des rochers rendus à leur nudité. La mer ne laisse aucune trace : elle agite le temps sans donner de réponse. Cessez de m’écrire, crie quelqu’un. »

     

     Dorothée Volut

     À la surface

     Éric Pesty Éditeur, 2013

  • Deborah Heissler, « Chiaroscuro »

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    « Oubli —

     mais n’oublie pas la nuit l’abîme à dire

     

     

    — /

     


    grenades frénétiques dénuées de sens

     sous la caresse

     

     allant l’air et la sarabande

     grave sourde intense aux terres nues

     brûlée »

     

    Deborah Heissler

     Chiaroscuro

     Linogravures d’André Jolivet

     Préface de Sabine Huynh

     Æncrages & Co, coll. Voix de chants, 2013

  • Bonne année 2014 à tous les amis.

    « Le vœu exaucé est de l’ordre de l’expérience, il représente sa sanction suprême. “Ce qu’on souhaite dans sa jeunesse, on le possède à profusion dans sa vieillesse”, a dit Goethe. Plus tôt dans la vie le souhait est formulé, et plus grand est la perspective qu’il se réalise. La vie, serait-on en droit de dire en conséquence, est précisément assez longue pour donner à espérer que les vœux de la première jeunesse auront des chances d’être exaucés. Car le lointain est le pays où les vœux sont exaucés. Plus un souhait s’étire vers les lointains du temps, et plus on peut espérer le voir se réaliser. Or ce qui ramène vers les lointains du temps, c’est l’expérience, qui en forme la trame et les articule. Aussi le souhait comblé est-il le couronnement de l’expérience. »

     

     Walter Benjamin

     Baudelaire

     Édition établie par Giorgio Agamben, Barbara Chitussi et Clemens-Carl Härle

     Traduit de l’allemand par Patrick Charbonneau

     La Fabrique, 2013

  • Thomas Bernhard, « Montaigne. Un récit »

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    « J’ai toujours aimé Montaigne comme personne. Toujours je me suis réfugié auprès de mon Montaigne lorsque j’éprouvais cette peur mortelle. J’ai laissé Montaigne me guider et me conduire, me mener et me séduire. Montaigne a toujours été mon sauveur et mon secours. Quand bien même j’ai fini par me défier des autres, de ma pléthorique famille philosophique française, qui n’a jamais compté que quelques cousins et cousines venus d’Allemagne ou d’Italie, rapidement disparus qui plus est, Montaigne est toujours resté pour moi une sorte de refuge.

     

    Je n’ai jamais eu ni père ni mère, mais j’ai toujours eu mon Montaigne. Mes géniteurs que je ne saurais qualifier de père et de mère, m’ont rejetés dès l’origine, et j’ai tôt fait de tirer les conséquences de ce rejet, me réfugiant tout droit dans les bras de Montaigne, voilà la vérité. Montaigne, me suis-je toujours dit, est à la tête d’une famille philosophique extraordinairement prolifique, mais jamais je n’ai aimé les membres de cette famille philosophique autant que son chef, mon cher Montaigne. »

     

     Thomas Bernhard

     Goethe se mheurt

     Récits traduits de l’allemand par Daniel Mirsky

     Gallimard, 2013

  • Jean-Paul Chague, « Expansion sans profondeur »

    jean-paul chague, Expansion sans profondeur, l'attente

    « tant de nos livres sont muets

     

    à quoi l’attribuez-vous     des corps

    pourtant y passent entre les lignes

     

    ni cris ni revendications qui les fassent

    se retourner     désir plaisir même

    demeurent affaire privée

     

    ils passent ce sont des entités

     

    ni hoquets ni râles ni murmures

    ni douleur à opérer l’organique

    nous est une langue étrangère

    et tombe de la bouche une mélopée »

     

     Jean-Paul Chague

     Expansion sans profondeur

     Coll. Philox, L’Attente, 2013

  • Michel Chaillou, « Le Sentiment géographique »

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    « M’étais-je assoupi ? Il me semble avoir beaucoup parlé durant mon sommeil. Qu’ai-je bégayé ? le souvenir m’ombrage encore d’une espèce de causerie par moments fredonnée à deux sous un orme. Quelle heure est-il ? l’obscurité est si grande que je distingue à peine le livre tombé au pied du canapé. Est-ce moi ces ténèbres dans la glace ? d’Esguilly fut défiguré dit-on ; serait-ce son absence de visage qui annule le mien ou la folie du réveil tuméfiant passagèrement les traits ? les oreilles me tintent toujours d’une flûte achevant je ne sais quoi devant un courant emportant l’âme. Au lieu d’un clocher proche j’entends l’étourdissant battement de mon cœur. Est-ce la nuit, le jour ? Il faudrait repousser les lourds volets pour retrouver l’intelligence de la chambre, de cette bâtisse que mon angoisse tourmente d’une architecture compliquée, voire d’une rampe à pente douce débouchant sur un panorama aussi intime que celui de mes yeux actuellement aveuglés, il faudrait écarter les persiennes pour fixer l’esprit, clouer du cri du coq l’imagination qui trop vagabonde, il faudrait, mais le sentiment m’envahit, alors que tâtonnant je redresse du bras une chaise que mon genou renversa, le sentiment me submerge, et me voilà déjà loin dessous l’eau, que passer la tête à la fenêtre c’est courir le risque d’être interpellé dans une langue tournoyante comme le remous de la gueule des chiens, de meutes peut-être ségusiennes ou ségusiaves aboyant silencieusement à la lune d’une terre échevelée. Je n’ose ouvrir. »

     

     Michel Chaillou

    Le Sentiment géographique

    Gallimard, coll. Le Chemin, 1976

    rééd. Coll. L’Imaginaire, 1989

     

     pour accompagner Michel, ce jour, au Père-Lachaise

     

    Un document de 1969 : http://www.ina.fr/video/CPF10005607

  • Michel Chaillou

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    En pensant à Michèle, David, Mathilde & Clément.

     

    Notre ami Michel Chaillou est mort, mercredi 11 décembre, il avait eu 83 ans le 15 juin. Depuis je ne cesse de revenir à ses livres, ses livres qui m’accompagnent depuis des années et des années. Ses livres sans lesquels la vie aurait moins de saveur, sans lesquels la langue aurait moins de saveur. Car quelle langue que celle de Michel. Quel styliste, quel conteur. Je me souviens de notre première rencontre à Poitiers, en 1989, lors des journées « À quoi sert la littérature ? » en compagnie de Florence Delay, de Claude Margat, de Jean-Loup Trassard, de Jacques Roubaud, de Juan Benet — qui voulait se faire ouvrir les églises poitevines en pleine nuit et avec qui nous étions allés voir la maison où vivait Pierre-Jean Jouve étudiant avant de finir la nuit dans sa chambre d’hôtel à boire beaucoup trop — et de bien d’autres… Je l’ai invité avec Michèle de nombreuses fois en Aquitaine pour parler de lui, de son travail,  de Montaigne — les lycéens silencieux suspendus à ses paroles, à son verbe inoubliable qui faisait tout passer avec une immense générosité —, de ses lectures… Nous avons pris des ascenseurs, nous sommes descendus dans des caves, dans des parkings souterrains, nous avons roulé la fenêtre fermée… lui qui était claustrophobe… nous étions bien ensemble, souvent il faisait croire que j’étais son jeune frère car nous avions tous deux les cheveux bouclés. Michèle à l’inoubliable regard souriait à toutes ses gamineries. C’était simple et heureux. Je devais écrire un livre sur la tauromachie pour sa collection chez Hatier « Brèves littératures », d’une richesse considérable, mais qui fut arrêtée trop tôt. J’ai publié son magnifique texte : Les livres aussi grandissent — à l’enseigne de À la campagne, éditeur discret — qu’il avait écrit pour le salon du livre de jeunesse de Montreuil, puis nous l’avons réédité au crl Aquitaine. Ils sont venus faire quelques étapes lors de l’écriture de La France fugitive, cette randonnée rêveuse dans des paysages avec Michèle, un couple d’amoureux (depuis 1966) dans la petite Twingo (un vrai personnage) — « À dire vrai, je n’ai jamais su partir. D’abord pour partir, il faut être là, or je suis tellement toujours ailleurs, distrait, préoccupé, filant ma laine. ». Alors ils sont revenus pour le plaisir de l’amitié. Ils ont déménagé d’un premier appartement pour s’installer au coin du boulevard du Montparnasse, c’était moins haut et plus vivant… David, le fils aimé, compositeur, vit à quelques encablures, les deux petits enfants sont tout près… Michel s’en est allé… il nous reste ses livres pour toujours et tant et tant de beaux souvenirs. Et sa voix dans les oreilles, sans fin.

     

    Ses livres, de Jonathamour son premier en 1968 chez Gallimard à  L’Hypothèse de l’ombre qui vient de paraître toujours chez Gallimard, en passant par ce qui est le plus singulier dans son œuvre Le Sentiment géographique, ou l’incroyable Domestique chez Montaigne, La Croyance des voleurs qui l’a sans doute fait repérer d’un plus vaste public avec son incipit inoubliable : « Chez nous on a une table, quatre chaises, plus l’éternité. », puis ce furent par exemple cet étonnant hommage à Pouchkine, La Rue du capitaine Olchanski : roman russe,  Mémoire de Melle qui le vit reprendre le roman familial, La Vie privée du désert, Le Ciel touche à peine terre, Indigne indigo, Le Matamore ébouriffé qui lui ressemble tant, 1945, Le Dernier des Romains, La Fuite en Égypte et tant d’autres, car c’est une œuvre immense et abondante que Michel nous confie, à nous maintenant d’en prendre soin et de la faire passer.

     

    On peut le retrouver sur son site : http://michel-chaillou.com/index.php

    On pourra relire aussi un petit article et un extrait du Dernier des Romains sur mon blog :

    http://www.unnecessairemalentendu.com/archive/2009/06/16/michel-chaillou-%E2%80%9Cle-dernier-des-romains%E2%80%9D.html

     

  • Claude Favre, « Vrac conversations »

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    « ­­_Me souviens je me souviens me semble ma toute première fois lecture d’autres avant moi le journal à l’envers il y était question de mondes à découvrir de brèches d’énigmes d’autant plus réjouissantes que les signes noirs semblaient si proches presque pareils presque de même envergure de même départ presque de même corps avec un goût de too much qui ne se démentira pas et c’est ce presque à la fois ça et pas ça qui fut la plus merveilleuse découverte de la vie presque ça presque

     

    _M’exténue à lire à bout j’y vais tendue il me faut lire à moitié assise sur un bord dur ou debout un pied sur la chaise ou accroupie comme une bête sauvage aux aguets approchée par le corps qui joue de tout son asthme jamais au lit détendue serait d’énerves comme quoi lire m’est un pourchas un duel une bagarre un ravage y arriverais-je cette fois-ci comme dans un galop frémissant battant la forêt les jambes du cheval roulent les pierres diminuent le chemin le précipice est si près et il sied parfois de couper les ponts 

     

    _Fougue pour rassembler le corps pour aller de l’avant quoi qu’on découvre un tel voyage peut ne pas avoir de retour lire me distance me renie me met en danger alors lire en marches le livre rentré dans la tête qui fait battre le cœur debout »

     

     Claude Favre

     Vrac conversations

     Éditions de l’Attente, 2013