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Écrivains - Page 78

  • Hélène Mohone

    1044272263.jpg« L’enfant a le sourire tendre des idiots. Elle ne sait rien de celle partie grandir loin, amoureuse d’elle-même, sans autre soin d’elle-même que le crin rugueux de la folie folle folle folle sans l’enfant resté figé.
    Elle pourrait se laisser bercer par l’enfant devenu mère de cette autre grandie trop vie, fendue en deux comme une bûche. Elle la prendrait dans ses bras de petite fille et chanterait des berceuses tout au long du jour pour faire taire la maladie et aussi le chagrin d’être malade.

    L’enfant, mère de l’autre jetée sur la route, sidérée, racines arrachées, le singe à l’intérieur qui vole tout ce qu’il est possible de prendre. L’enfant berce, berce ce qui manque, le début du corps, heureux enfantin, sur les pistes du Sénégal oriental où les parents et les frères et sœurs forment les ombres tutélaires du présent.

    L’enfant n’en veut pas à l’autre triste insoumise à grandes dents voraces d’amour à se briser l’échine à rompre le pacte de vie.
    Elle la câline poupée nounours pas peur bien soigner le corps le masser caresser lui dire chut pas d’os rongé du chagrin dors enfant dors petite fille alouette grise
    L’enfant quitte le prénom d’Ishmaël. Elle peut commencer à nommer ce qu’elle avait oublié. Un autre prénom, bien à elle.

    Et l’enfant, petite, attend que l’autre grandie trop vite vienne guérir en mettant ses pas dans les seins, enfin visibles dans la poussière sèche du Sénégal.

    L’autre dit : « J’ai grandi vieille, tatouée par le servage. J’ai tenu la voile pliée par peur de déchirure, les cordages autour e mes poignets et la haute marée pour ne pas accoster ». Assise près de la fenêtre, dans une chambre d’hôpital, le bras caressé par un soleil d’avril trop chaud pour la saison, elle dit aussi : « Je ne sais pas qui je suis ».

    Elle pense à ses frères et sœurs sur les photos, les vêtements légers, les nattes et les calebasses, ses parents, la nourriture, le sol durci par la sécheresse, les paysages rouges, les corps dansant à la récréation, le chemin de la mission, l’école et les religieuses, robes grises et grands voiles blancs, les images pieuses, les moustiquaires et le bébé chimpanzé, la biche naine, l’œuf de crocodile éclos sous le soleil, le venin du serpent les crapauds venus de loin escalader les escaliers de la véranda

    Elle pense aux manteaux, à l’hiver, au corps étréci par le froid, aux rues grises, aux murs noircis par la fumée des voitures, les figures tristes, les chaises sur lesquelles il faut se tenir tranquille, le corps prisonnier en France, l’automne, l’absence, l’hiver, la vie à survivre, le rire, les baisers, l’amoureux, la maladie, l’opération, l’hôpital. Elle pense à elle enfant restée là-bas.

    Elle dit enfin, comme une prière : « Mes animaux ». »
    Hélène Mohone
    L’enfant africaine
    L’Amourier, 2006
     
    Nous accompagnerons demain lundi Hélène
    en l'église Saint-Martin de Villenave-d'Ornon à 14h30.
     
    Terres de femmes lui rend hommage aujourd'hui
     

  • Hélène Mohone

    « À ne plus jamais vouloir recevoir l'enfant qui s’enfuit.

    Cet enfant mains sur la bouche a bien un cri
    Un cri de métal planté à la racine du sommeil
    Ce cri là est d’enfance anciennement
    L’enfant qui dit encore n'est pas celui qui criait
    Pourtant ils sont de même assise
    L’un enfante l'autre qui n'en veut pas
    Il pleure pour celui-là qui crie toujours à l’intérieur de celui qui se souvient
    Non il crie non il pleure il crie et il pleure ils sont comme deux âmes qui s’étirent l’une fait mal à l’autre qui sent la racine tirer de son corps arracher déchirer l’ultime résistance à un chagrin plus grand d'être ainsi partagé entre celui qui crie et celui qui pleure
    Celui qui crie n’a pas la bouche ouverte
    Ce sont ses pieds ce sont ses mains ce sont ses yeux qui crient
    Il va là criant comme le mendiant
    Deux pieds deux mains deux yeux
    Et rien qui puisse remplir le trou
    Celui qui pleure a l’humidité fanée des cours d'eau
    Il n’est pas triste il ne sent rien
    Il suit l’écoulement du vide. »
    Hélène Mohone
    Le Cœur cannibale
    William Blake & Co. Édit, 2003
     766014836.jpg
    Hier soir, à la librairie Olympique, Jean-Paul Brussac recevait Sylvie Nève et Valérie Rouzeau pour une lecture de textes d'Hélène Mohone. Des extraits de Torpeur et de De Loin.

    Marie Delvigne s'est jointe à elles pour une lecture particulièrement forte de L'Enfant africaine

    L'émotion certes était palpable, et la présence perceptible en chacun de cette jeune femme courageuse, partageuse, volontaire, qui construisait patiemment une œuvre importante, y était pour beaucoup.

    il faut maintenant se battre pour que ses livres perdurent.

    Marc Pautrel s'est fait l'écho de cette soirée sur son blog.

    Florence Trocmé rend hommage à Hélène sur Poezibao. 

  • Hélène Mohone est morte

    "Un mort est en repos

        sa mémoire est tranquille

    soit consolé pour lui

        son souffle est reparti"

    Sagesse de Jésus Ben Sira dit Siracide, 38, 23

     

    145929740.jpgHélène Mohone est morte hier, 3 avril, à 13h 25. Son visage était serein. Elle était dans le coma depuis deux jours après des années à se bagarrer contre la maladie. Courageuse et joyeuse, elle apportait aux autres une paix rare car elle avait une vraie nature spirituelle.

    Elle venait de publier deux nouveaux livres, Torpeur aux éditions de la Cabane et De loin à l'Atelier de l'Agneau.

    Torpeur, dédié à un autre disparu récent, Michel Valprémy, est un livre énigmatique où l'on retrouve tous les thèmes d'Hélène, comme un au-revoir sans en avoir l'air. Je n'ai pas encore lu De loin.

    Une cérémonie aura lieu lundi à l'église Saint-Martin de Villenave-d'Ornon à 14h30 avant la crémation à Montussan. 

    Écrasé, épuisé par sa disparition, je ne puis que reprendre ce que j'avais écrit pour elle il y a un an, lors d'une lecture à la librairie Mollat.

    * * *

    Longtemps, j’ai cru qu’Hélène Mohone était née en Afrique.

    Et si elle a vécue au Cameroun, au Sénégal, et bien l’état-civil, les hasards de la vie de son médecin de père l’ont fait naître à Bordeaux.

    Plus tard elle s’est mise à écrire.

    Cette écriture, ce travail d’écriture, s’est, bien sûr, nourri de l’enfance en Afrique, mais aussi de ses séjours en Roumanie et en Nouvelle-Calédonie.
    Elle chante aussi – elle a même suivi aux conservatoires de Bordeaux, Saintes et Angoulème une formation de chant classique –, elle écrit pour le théâtre, elle fait des travaux plastiques épatants, et a suivi des cours aux Beaux-Arts. Elle a monté une association artistique « Reportage » qui proposait des expositions de peinture, des performances et des concerts, ainsi que des activités audiovisuelles. Bref, elle n’arrête pas.
    Elle vient de terminer De loin, un livre de poésie. Elle a écrit trois pièces de théâtre dont l’une, Si près des champs, a été retenue dans le répertoire des Nouvelles Écritures théâtrales à Paris en 2001. Elle a publié dans de nombreuses revues : L’Insulaire, 2001, Le Fram, L’Arbre à paroles, Le Journal des poètes, Poésie première, Épistoles de montagne, Le Passant ordinaire. Elle a obtenu une bourse d’encouragement à l’écriture du CNL dans la section Poésie.
    Elle écrit… l’écriture est une sacrée histoire avec laquelle on ne finit pas lorsque l’on s’y engage. Il ne fallait pas commencer. Si, il le fallait, écrivait Beckett. Oui. Il le fallait. Il le fallait cet engagement, cet entêtement, cette façon de ne pas baisser les yeux

    Le Cœur cannibale

    Lorsqu’elle a publié le Cœur cannibale – qui d’ailleurs a disparu de ma bibliothèque, si on pouvait me le rendre… d’avance  merci – en 2003 à la William Blake and Co., lorsqu’elle a publiée le Cœur cannibale donc, nous venions juste de nous croiser et ce livre m’a incité à l’approcher un peu plus.
    Étrange premier livre d’une étrange jeune femme que ce Cœur cannibale. Dans une langue rare, économe, chantante, proche de l'imprécation, scandée comme une danse des origines, c'est à la compréhension, à la connaissance, d’un monde très ancien et absolument nouveau, que nous invite Hélène Mohone, qui avait déjà publié un texte sombre et remarqué, Corpus triste, dans le n° 42 du Passant ordinaire, avais-je alors écrit dans Lettres d’Aquitaine.
    Bien plus, ce poème là inscrivait son auteur dans une tentative d’appeler le monde par son nom, le seul. D’épeler le monde et comment il nous contient, comment nous nous battons avec lui, comment nous le cajolons. Un livre qui ne parle pas à tort et à travers, mais, au contraire, resserre sa langue lentement autour de ce qui est essentiel en elle, en nous, ce qui nous fonde, nous empêche de disparaître.


    L’Enfant africaine

    En 2006 paraît L’Enfant africaine, sous-titré justement, je l’ai évoqué plus avant à propos du Cœur cannibale, Corpus Triste, ce second livre d’Hélène Mohone, embarque son lecteur dans un univers résolument personnel qui prend  sa clef à la hauteur des chants qui ont bercé son enfance africaine. Livre douloureux, livre résolument ancré dans ce qui fonde l’être, dans la douceur et les effrois de vivre, de grandir, de vieillir, dans les difficultés de la maladie (la maladie de la mort), livre où l’enfant souriant « sera là jusqu’à disparition ». « Elle – nous dit, la narratrice –, a cédé à la maladie avec volupté pour sentir à nouveau la vie avant la mort, sentir la vie atteinte nommer l’instant de vie avant la disparition. » Et voici la charnière, le point nodal, le point de rupture aussi de ce mince livre : l’enfant petite et l’enfant trop vite grandie sont ici réunies, assemblées, séparées, disjointes, non pas par la narration mais par la vie même. La souffrance de l’une est dans les joies de l’autre, le monde n’y peut rien, on vit avec soi-même jusqu’au bout et ici, seuls les singes nous réveillent et on peut fourrer ses doigts dans les « bonnes mamelles un peu racornies, aux poils drus et longs » de la maman  – parce que maman est partie et que papa tire les cheveux en les peignant. L’Enfant africaine est une longue histoire d’amour et d’abandon. L’exil, l’amour, la maladie y sont les révélateurs de racines perdues, pour qu’à la fin, l’espoir d’une réconciliation des corps et des âmes soit envisageable. Hélène Mohone publie là un livre salvateur et bénéfique dont on gardera longtemps à l’oreille le chant très beau modulé du plus primitif à l’étonnamment moderne. Une et multiple, l’enfant africaine d’Hélène Mohone déplie la mélopée des voix de sa souffrance.
    C’est un grand livre, c’est un livre qui nous réunit avec l’enfant en nous, qui nous permet de vieillir tout seul, c’est un de ces livres que l’on oublie pas parce qu’on est tenté souvent d’y revenir.
    Et c’est pour ça que j’aime Hélène Mohone et ce qu’elle écrit – ce qui est à mon sens la même chose – parce que j’y reviens toujours, parce que je recommence toujours et que, finalement, c’est recommencer qui est beau.

    • Bibliographie
    • De loin, Atelier de l'Agneau, 2008 
    • Torpeur, La cabane, 2007
    • L’Enfant africaine « corpus triste », L’Amourier, 2006
    • Le Cœur cannibale, William Blake and Co, 2003
    • http://helene.mohone.free.fr/

     

  • L'Île Saint-Pierre

    b6a20d2bb30e852377c41cfc1c3576c4.jpg    "J’ai remarqué dans les vicissitudes d’une longue vie que les époques des plus douces jouissances et des plaisirs les plus vifs ne sont pourtant pas celles dont le souvenir m’attire et me touche le plus. Ces courts moments de délire et de passion, quelque vifs qu’ils puissent être ne sont cependant, et par leur vivacité même, que des points bien clairsemés dans la ligne de la vie. Ils sont trop rares et trop rapides pour constituer un état, et le bonheur que mon cœur regrette n’est point composé d’instants fugitifs mais un état simple et permanent, qui n’a rien de vif en lui-même, mais dont la durée accroît le charme au point d’y trouver enfin la suprême félicité.
        Tout est dans un flux continuel sur la terre. Rien n’y garde une forme constante et arrêtée, et nos affections qui s’attachent aux choses extérieures passent et changent nécessairement comme elles. Toujours en avant ou en arrière de nous, elles rappellent le passé qui n’est plus ou préviennent l’avenir qui souvent ne doit point être : il n’y a rien là de solide à quoi le cœur se puisse attacher. Aussi n’a-t-on guère ici bas que du plaisir qui passe ; pour le bonheur qui dure je doute qu’il y soit connu. À peine est-il dans nos plus vives jouissances un instant où le cœur puisse véritablement nous dire : Je voudrais que cet instant durât toujours ; et comment peut-on appeler bonheur un état fugitif qui nous laisse encore le cœur inquiet et vide, qui nous fait regretter quelque chose avant, ou désirer encore quelque chose après ?
         Mais s’il est un état où l’âme trouve une assiette assez solide pour s’y reposer tout entière et rassembler là tout son être, sans avoir besoin de rappeler le passé ni d’enjamber sur l’avenir ; où le temps ne soit rien pour elle, où le présent dure toujours sans néanmoins marquer sa durée et sans aucune trace de succession, sans aucun autre sentiment de privation ni de jouissance, de plaisir ni de peine, de désir ni de crainte que celui seul de notre existence, et que ce sentiment seul puisse la remplir tout entière ; tant que cet état dure celui qui s’y trouve peut s’appeler heureux, non d’un bonheur imparfait, pauvre et relatif, tel que celui qu’on trouve dans les plaisirs de la vie mais d’un bonheur suffisant, parfait et plein, qui ne laisse dans l’âme aucun vide qu’elle sente le besoin de remplir. Tel est l’état où je me suis trouvé souvent à l’île de Saint-Pierre dans mes rêveries solitaires, soit couché dans mon bateau que je laissais dériver au gré de l’eau, soit assis sur les rives du lac agité, soit ailleurs, au bord d’une belle rivière ou d’un ruisseau murmurant sur le gravier.
        De quoi jouit-on dans une pareille situation ? De rien d’extérieur à soi, de rien sinon de soi-même et de sa propre existence, tant que cet état dure on se suffit à soi-même comme Dieu. Le sentiment de l’existence dépouillé de toute autre affection est par lui-même un sentiment précieux de contentement et de paix, qui suffirait seul pour rendre cette existence chère et douce à qui saurait écarter de soi toutes les impressions sensuelles et terrestres qui viennent sans cesse nous en distraire et en troubler ici-bas la douceur. Mais la plupart des hommes agités de passions continuelles connaissent peu cet état, et ne l’ayant goûté qu’imparfaitement durant peu d’instants n’en conservent qu’une idée obscure et confuse qui ne leur en fait pas sentir le charme. Il ne serait pas même bon, dans la présente constitution des choses, qu’avides de ces douces extases ils s’y dégoûtassent de la vie active dont leurs besoins toujours renaissants leur prescrivent le devoir. Mais un infortuné qu’on a retranché de la société humaine et qui ne peut plus rien faire ici-bas d’utile et de bon pour autrui ni pour soi, peut trouver dans cet état à toutes les félicités humaines des dédommagements que la fortune et les hommes ne lui sauraient ôter."

    Jean-Jacques Rousseau, les Rêveries du promeneur solitaire,
    extraits de la Cinquième promenade
     
    Après avoir vu le DVD "Proëme de Philippe Lacoue-Labarthe"
    Entretiens de l'ïle Saint-Pierre, Philippe Lacoue-Labarthe et Jean-Christophe Bailly,
    réalisé par Christine Baudillon et François Lagarde
    suivi de Anenken, réalisé par Christine Baudillon et Philippe Lacoue-Labarte
    Hors Œil éditions, 35 € 


  • Josée Lapeyrère est morte

    3a9eba32fb53a39052d68c94e1b11ca6.jpgJosée Lapeyrère était née dans le Gers où elle avait une maison près de Lectoure. Elle vivait et écrivait à Paris où elle était psychanalyste.

    Elle avait publié de nombreux livres tous passionnants. En 2005, le bleu du ciel avait fait paraître, dans la collection Biennale des Poètes en Val-de-Marne, dirigée par Henri Deluy, ce joyeux livre collectif avec ses amies Liliane Giraudon, Anne Portugal et Michèle Grangaud : Marquise vos beaux yeux où les quatre voix se mêlaient pour donner à lire ce qui du privé devient commun et indispensable à chacun. Une lecture concert avait eu lieu au Molière-Scène d'Aquitaine avec les quatre auteurs et le pianiste Benoît Delbecq.

    Dans l'Éloge du coureur publié par Al Dante/Niok en 1998, elle écrivait :

    " Il est des phrases qui bouleversent la langue maternelle. Leur trajet à travers sa texture en emporte la profondeur et délivre – grâce aux césures, au jeu entre les sons et le rythme – des sens inattendus et multiples, à ricochets, à rebondissements que n'épuise pas la traversée des siècles.

    On peut lire entre les lignes l'empreinte de toutes les lettres qu'il a fallu abandonner, la marque des battements où se sont divisés les chemins, le souvenir des rencontres inédites qui ont incurvé le parcours, les traces des deuils successifs qui ont allégé et soutenu la progression de la marche.

    Marque du vacillement rompu par le tranchant du choix qui fait que telle phrase devenue nécessaire tient debout seule appuyée sur ses trous d'air et continue à respirer contre le temps qui passe." 

    C'est le meilleur éloge qui soit, ce soir.

     

  • Julien Gracq est mort

    47663e392ae80aa22431ad3a336c00dd.jpg"L'écart entre la réputation faite à un auteur et la somme de ferveur réelle et éclairée qu'on lui voue traduit simplement, si l'on veut, ce fait d'observation courante : c'est que, dès qu'il s'agit de littérature, il y a en France plus de gens qu'ailleurs pour ”réciter le journal”."

    La littérature à l'estomac, José Corti, 1950

  • Pascal Quignard

    aa8a35ba92cf0e38dceda5117a67281a.jpgPascal Quignard était mercredi 6 décembre à 18h à la bibliothèque Mériadeck de Bordeaux pour présenter son livre la Nuit sexuelle – publié aux éditions Flammarion – grâce à la volonté de Sophie Chambard – que l'on me permette d'être fier – et à la complicité active d'Évelyne Rocchetto. On a refusé du monde et la salle était archi comble, le public au rendez-vous à tel point que l'on diffusait la conférence sur des écrans dans le hall de la bibliothèque.

    La SS ne m'ayant pas permis d'assister à cette conférence puisque les horaires de sortie des assurés en arrêt maladie – je vais avoir un contrôle là c'est sûr – ne leur permettent pas de sortir combler leurs désirs intellectuels, mais exclusivement de pouvoir se rendre dans des grandes surfaces consommer, consommer, consommer toujours, afin de retourner le lundi suivant oublier qu'ils ont une vie et qu'ils peuvent penser, je n'y étais pas et je le regrette bien. Le tout Bordeaux non plus et c'est tant mieux. Je suis un homme en colère depuis 57 ans et ça ne s'améliore pas. Je suis toujours aussi bête également, les "gens qui savent" me le rappellent assez souvent, mais c'est comme ça et finalement, on l'aura compris j'en suis plutôt fier et j'ai beaucoup de défiance envers les "gens qui savent" – et qui aiment surtout le pouvoir (Nicolas Sarkozy aussi, ça n'a pas l'air de les gêner).

    Revenons à Pascal Quignard.

    J'écrivais ce matin à Isabelle Baladine Howald, poète et libraire (Kléber à Strasbourg) que je pensais qu'il était le plus grand écrivain vivant et elle en convenait. La formule "plus grand écrivain vivant" est un peu con je l'avoue. Nous entendions par là "qui construit depuis sa première ligne une œuvre qui fait sens, qui s'impose, qui crée ses lecteurs", ce n'est pas si courant. Nous en avons ajouté quelques autres que je ne citerais pas aujourd'hui.

    Je ne peux rien dire sur cette conférence puisque je n'y étais pas.

    Je peux juste recopier, non pas des lignes de la Nuit sexuelle – ça viendra –, mais des lignes tirées de son œuvre ancienne et toujours aussi présente à l'âme, au cœur, à la pensée et à tout le tremblement.

    Donc acte : 

    “Les premiers cris d’enfant lisent déjà en les criant des traces plus anciennes et terribles que les plus anciennes écritures attestées.” le Lecteur, Gallimard 1976, p. 82


    *


    “Sans doute l’ancien français nommait-il de même “sol” le plancher, la semelle : lieu où va la plante du pied. Mais l’espace qu’occupe la plante du pied ce n’est aucune terre et ce n’est aucun sol. C’est la peau nue qui la revêt. Ou la peau écorchée qui la chausse.” Sur le défaut de terre, pointes sèches de Raoul Cordesse, Clivages, 1979, p. 55


    *


    “Le langage teint les lèvres comme les mûres.” Sarx, pointes sèches de Gérard Titus-Carmel, Maeght, 1977, p. 51


    *

     


    “Un livre est assez peu de chose, et d’une réalité sans nul doute risible au regard d’un corps. Il ne se transporte au réel que sous les dimensions qui ne peuvent impressionner que les mouches, exalter quelques blattes, étonner les cirons? Parfois l’œil d’un escargot enfant.
    Il introduit dans le réel une surface dont les côtés excèdent rarement 12 à 21 cm, et l’épaisseur d’un doigt.” Petit traité, tome I, éd. Clivages, 1981, p. 49


    *


    “Par le silence du livre le monde est plongé dans un silence plus silencieux que le silence du monde.” ibid. p.59


    *


    “Si ce n’est pas l’écrit que nous souhaitons écrire

    Le sang de ce que nous éprouvons,

    S’il n’épouse pas les lettres qui les nomment,
    ___________________________


    S’il ne franchit pas nos lèvres,

    (mais le mouvement agité qui l’anime. L’EFFUSION DE SANG. Lèvre blessée de ses lèvres.
    ___________________________


    La violence terrifiée des lettres qui le nomme. Mais sans nom.
    Mais le mouvement agité qui l’entraîne dans la mort.
    Mais sans nom, ni intérieur à nous, ni le dehors, le sang)

    Il lui manque alors une part de ce qui le dessaisit,

    ___________________________

     

    Et en lui erre, dévale brusquement,
    Plus qu’il ne nous accomplit, n’atteste de nous
    ___________________________


    Ni témoigne de lui.” Sang, Orange Export Ltd, 1976, texte intégral, les lignes sont les changements de pages


    *

    "Parler (en tant que parler parle) parle de chez ce que la langue tait.” Hiems,Orange Export Ltd, 1977, non paginé

  • Madrid avec Juan Benet

    04f68a9cf807350efe8e6989dbc68b2c.jpeg« Durant ces quelques années, toute ma vie se déroulait dans la rue Alarcón : j'habitais avec ma mère non loin du carrefour de la rue Alberto Bosch, et un pâté de maisons plus loin, au carrefour de la rue Espalter, je me rendais tous les après-midi chez José Gallego Díaz, suivre un cours de mathématiques. Et quand mon corps refusait une heure d'études de plus, je prenais la rue Alarcón pour aller me promener au Prado ou dans les alentours, ou bien je poussais jusqu'à l'avenue Alcalá pour prendre un café au Lyon. Ce quartier était – et reste encore – le plus harmonieux, le plus paisible de tout Madrid, si empreint de civilité que même le Musée des Armées fait la sieste derrière ses batteries hétéroclites (et il n'était pas incongru de voir des militaires secouer une descente de lit à la fenêtre, tôt le matin), une combinaison très réussie de monumentalité, de nature, et de vie de quartier. Il est si bien conçu pour l'arrivée du printemps qu'un jour – fin mars ou début avril – l'air s'y sature d'un parfum unique produit par la communauté des myrtes et des fusains du Prado, le chèvre-feuille de l'Académie, tout le jardin des Plantes, l'orme des Hiéronymites et les magnolias de la rotonde de Murillo, un parfum que je n'ai senti nulle part ailleurs. Il ne dure pas plus de quinze jours. À la même époque, un vol serré d'hirondelles parcourt à tire-d'aile un circuit aérien en forme d'ellipse, de l'Académie aux Archives Diplomatiques, par derrière les clochers de Saint-Jérôme, entre les paratonnerres du Musée. Il doit s'agir d'écoliers pensionnaires d'une des nombreuses maisons de culture du quartier, dont le régime d'internat est si sévère qu'en hiver il est hors de question de les voir dans la rue, et ce n'est qu'à l'arrivée du printemps qu'il leur est permis – entre neuf heures et dix heures le matin et de six à sept l'après-midi, à condition qu'il y ait dans le ciel des zébrures violettes et orangées – de voler à l'extérieur. Et ce sont certainement des écoliers très appliqués, de ceux qui se défoulent à la récréation, à grands cris et dans des courses folles, comme si, conscients de la brièveté de ces moments de détente, ils se voyaient obligés à forcer leurs tendances enfantines pour se dédommager des longues heures de contraintes studieuses. De l'avis de plus d'un dans le quartier, leur surveillant général n'était autre que don Luis Astrana Marín, parce que dès qu'on le voyait arriver, avec son chapeau à la Fregoli, son porte-documents volumineux, et son air de sévérité réfléchie, contrôlée et intransigeante, devant l'entrée des Archives Diplomatiques, les oiseaux disparaissaient, rappelés en classe, sans doute, par une imperceptible sonnerie du haut des cieux. »

    Juan Benet, Signe de Baroja, in L'Automne à Madrid vers 1950, traduit de l'Espagnol par Monique de Lope, Noël Blandin, 1989.


     

    Ces quelques lignes de Juan Benet – (Madrid 1927 - 1993), que j'ai rencontré à Poitiers avec Michel Chaillou, il y a bien des années, et dont les livres et l'amitié m'acompagnent –, qui, je l'espère, vous tiendront compagnie pendant mon cours séjour à Madrid où nous logerons dans ce quartier.

    Bel été à tous.

    Juan Benet :
    * L'Air d’un crime, roman (Minuit, 1987 ; U.G.E., « 10-18. Domaine étranger » n°2856, 1997).
    * Tu reviendras à Région, roman (Minuit, 1989).
    * L’Automne à Madrid : vers 1950, chronique (Noël Blandin, 1989).
    * Une tombe, nouvelle (Minuit, 1990).
    * Baalbec, une tache, nouvelles (Minuit, 1991).
    * Dans la pénombre, roman (Minuit, 1991).
    * La Construction de la Tour de Babel, essai (Noël Blandin, 1992).
    * Agonia confutans, théâtre (Minuit, 1995).
    * Treize fables et demie (Passage du Nord-Ouest, 2003).
    * Le Chevalier de Saxe, récit (Passage du Nord-Ouest, 2005).
    * Une méditation, roman (Passage du Nord-Ouest, 2007).

  • Rien qu'un homme

    a0c755610877186e49578d2f1a8ad5a6.jpgRobert Walser
    Petits textes poétiques
    Traduit de l’Allemand par Nicole Taubes
    Gallimard, 178 p. ,15 €


    Kleine Ditchtungen : Petits textes poétiques. C’est la traduction la plus juste qui soit, mais, en France, coller poétique dans un titre équivaut à un suicide commercial, c’est d’autant plus courageux et Walser en a vu d’autres… Les convaincus d’avance commencent à former une belle famille et ils ne seront évidemment pas déçus à la lecture de cette nouveauté, en Français, de l’auteur de L’Institut Benjamenta (Jacob von Gunten) ou des Enfants Tanner.
    Promeneur essentiel, Robert Walser, qui a lui-même ordonné cet ensemble en 1914, invite le lecteur à le rejoindre sur les sentiers d’un monde modeste mais où il trouvera, sans aucun doute, une place pour rêver, une place pour exister.
    Dans ce monde, on peut apercevoir des femmes nues sur des nuages en forme de cygne, fondre pour des sourires qui valent des baisers, s’établir sur une île, qui a « la beauté et les charmes d’une jeune fille en fleurs », un jour « beau comme un enfant souriant dans son berceau ou dans les bras de sa mère ». Un monde de neige, de forêts, de promenades, d’auberges, de rencontres… C’est un univers dont les personnages possèdent une « nature délicate » et le caractère « d’un enfant tranquille, bien élevé et rêveur », ils ont seulement besoin « d’un tout petit bout d’existence où [ils leurs] soit permis de se montrer utile[s] à [leur] façon, et de la sorte de se sentir bien ».
    Évidemment, il y a ce monde là, mais avec Robert Walser rien n’est jamais aussi simplement simple. Entre sainteté et rage, la personnalité du poète est insaisissable. Il faut s’y résoudre, et s’abandonner à ce qu’il parvient à nous livrer de lui et de nous. Une grandeur, une légèreté, une violence aussi, un cristal limpide, une épure de langue et une ivresse de langue. C’est de grâce oui, qu’il s’agit, ici, d’une montée vers la plus belle des métamorphoses, celle de l’homme en homme. Ce désarroi de n’être rien qu’un homme est ici au travail, c’est la grandeur de cette œuvre à nulle autre semblable.

  • Hélène Mohone, une réconciliation

    1539363069fd27f1f66a2401e9837a9f.jpgLongtemps, j’ai cru qu’Hélène Mohone était née en Afrique.

    Et si elle a vécue au Cameroun, au Sénégal, et bien l’état-civil, les hasards de la vie de son médecin de père l’ont fait naître à Bordeaux.

    Plus tard elle s’est mise à écrire.

    Cette écriture, ce travail d’écriture, s’est, bien sûr, nourri de l’enfance en Afrique, mais aussi de ses séjours en Roumanie et en Nouvelle-Calédonie.
    Elle chante aussi – elle a même suivi aux conservatoires de Bordeaux, Saintes et Angoulème une formation de chant classique –, elle écrit pour le théâtre, elle fait des travaux plastiques épatants, et a suivi des cours aux Beaux-Arts. Elle a monté une association artistique « Reportage » qui proposait des expositions de peinture, des performances et des concerts, ainsi que des activités audiovisuelles. Bref, elle n’arrête pas.
    Elle vient de terminer De loin, un livre de poésie. Elle a écrit trois pièces de théâtre dont l’une, Si près des champs, a été retenue dans le répertoire des Nouvelles Écritures théâtrales à Paris en 2001. Elle a publié dans de nombreuses revues : L’Insulaire, 2001, Le Fram, L’Arbre à paroles, Le Journal des poètes, Poésie première, Épistoles de montagne, Le Passant ordinaire. Elle a obtenu une bourse d’encouragement à l’écriture du CNL dans la section Poésie.
    Elle écrit… l’écriture est une sacrée histoire avec laquelle on ne finit pas lorsque l’on s’y engage. Il ne fallait pas commencer. Si, il le fallait, écrivait Beckett. Oui. Il le fallait. Il le fallait cet engagement, cet entêtement, cette façon de ne pas baisser les yeux

    Le Cœur cannibale

    Lorsqu’elle a publié le Cœur cannibale – qui d’ailleurs a disparu de ma bibliothèque, si on pouvait me le rendre… d’avance  merci – en 2003 à la William Blake and Co., lorsqu’elle a publiée le Cœur cannibale donc, nous venions juste de nous croiser et ce livre m’a incité à l’approcher un peu plus.
    Étrange premier livre d’une étrange jeune femme que ce Cœur cannibale. Dans une langue rare, économe, chantante, proche de l'imprécation, scandée comme une danse des origines, c'est à la compréhension, à la connaissance, d’un monde très ancien et absolument nouveau, que nous invite Hélène Mohone, qui avait déjà publié un texte sombre et remarqué, Corpus triste, dans le n° 42 du Passant ordinaire, avais-je alors écrit dans Lettres d’Aquitaine.
    Bien plus, ce poème là inscrivait son auteur dans une tentative d’appeler le monde par son nom, le seul. D’épeler le monde et comment il nous contient, comment nous nous battons avec lui, comment nous le cajolons. Un livre qui ne parle pas à tort et à travers, mais, au contraire, resserre sa langue lentement autour de ce qui est essentiel en elle, en nous, ce qui nous fonde, nous empêche de disparaître.


    L’Enfant africaine

    En 2006 paraît L’Enfant africaine, sous-titré justement, je l’ai évoqué plus avant à propos du Cœur cannibale, Corpus Triste, ce second livre d’Hélène Mohone, embarque son lecteur dans un univers résolument personnel qui prend  sa clef à la hauteur des chants qui ont bercé son enfance africaine. Livre douloureux, livre résolument ancré dans ce qui fonde l’être, dans la douceur et les effrois de vivre, de grandir, de vieillir, dans les difficultés de la maladie (la maladie de la mort), livre où l’enfant souriant « sera là jusqu’à disparition ». « Elle – nous dit, la narratrice –, a cédé à la maladie avec volupté pour sentir à nouveau la vie avant la mort, sentir la vie atteinte nommer l’instant de vie avant la disparition. » Et voici la charnière, le point nodal, le point de rupture aussi de ce mince livre : l’enfant petite et l’enfant trop vite grandie sont ici réunies, assemblées, séparées, disjointes, non pas par la narration mais par la vie même. La souffrance de l’une est dans les joies de l’autre, le monde n’y peut rien, on vit avec soi-même jusqu’au bout et ici, seuls les singes nous réveillent et on peut fourrer ses doigts dans les « bonnes mamelles un peu racornies, aux poils drus et longs » de la maman  – parce que maman est partie et que papa tire les cheveux en les peignant. L’Enfant africaine est une longue histoire d’amour et d’abandon. L’exil, l’amour, la maladie y sont les révélateurs de racines perdues, pour qu’à la fin, l’espoir d’une réconciliation des corps et des âmes soit envisageable. Hélène Mohone publie là un livre salvateur et bénéfique dont on gardera longtemps à l’oreille le chant très beau modulé du plus primitif à l’étonnamment moderne. Une et multiple, l’enfant africaine d’Hélène Mohone déplie la mélopée des voix de sa souffrance.
    C’est un grand livre, c’est un livre qui nous réunit avec l’enfant en nous, qui nous permet de vieillir tout seul, c’est un de ces livres que l’on oublie pas parce qu’on est tenté souvent d’y revenir.
    Et c’est pour ça que j’aime Hélène Mohone et ce qu’elle écrit – ce qui est à mon sens la même chose – parce que j’y reviens toujours, parce que je recommence toujours et que, finalement, c’est recommencer qui est beau.

    Bibliographie
    L’Enfant africaine « corpus triste », L’Amourier, 2006
    Le Cœur cannibale, William Blake and Co, 2003


    http://helene.mohone.free.fr/

     

    Merci à Danièle Caillau pour la photographie 

  • Marek Bienczyk, Tworki

    bca1f2aa7460ee001f361dcfdf81df42.jpgMarek Bienczyk
    Tworki
    Traduit du polonais par Nicolas Véron
    Coll. Denoël & d’ailleurs
    14x20,5 ; 272 p. ; 20 € ; isbn : 2.207.25630.8
    On l’attendait ce nouveau roman de Marek Bienczyk paru en Pologne en 1999. On l’attendait tant que l’on craignait presque d’être déçu. Que nenni ! Un grand livre, voilà ce que le résident de la Prévôté à Bordeaux, à l’automne 2004, nous envoie par-dessus les frontières.
    « C'est du dessous de ma paupière, c'est du fond de la rivière que ces mots sont venus au monde. Au commencement, oui, était l'écriture, de hautes lettres trop serrées, disgracieuses, qui se disputent la place et entravent l'envol de la phrase. L'un dira que les mots ne se pressent guère d'atteindre le point, l'autre que quelque chose les retient, et tous diront, moi le premier, qu'en vérité ils voudraient pouvoir encore reculer, rebrousser chemin, mais qu'il n'est plus temps. Il faut leur offrir une dernière chance de remplir la ligne, de respirer à pleins poumons d'une marge à l'autre, maintenant que tout est consommé, ou que rien n'a plus d'importance », ainsi commence ce roman qui se déroule en Pologne, à Varsovie, à Tworki – qui est le nom de l’hôpital psychiatrique de la capitale polonaise – pendant la Seconde Guerre mondiale. Et Tworki, l’asile de fous, devient un asile tout court pour quelques-uns : Jurek saucisson-sec, Sonia, Olek, Danka, Janka, Marcel, Rubens, Zorro et Antiplaton…
    Dans une langue remarquable d’invention, de rythme, truffée de rimes internes rares et d’allitérations – le traducteur a du réellement en baver –, Marek Bienzcyk propose une vision de l’Histoire inattendue et absolument significative de sa vision de l’homme et du monde. L’empathie est ce qui gouverne l’œuvre de cet écrivain rare qui nous montre qu’un peu d’amour peut changer bien des destins courus d’avance. Tout de sensibilité retenue, de compassion affectueuse, de dérision pertinente, Tworki nous parle de nous, d’un nous fraternel et mélancolique, d’un nous naturellement heureux, ce nous rêvé qui dans ce monde en guerre permet à ces êtres d’échapper à l’horreur. Mais la tragédie domine trop ce monde pour que l’on puisse lui résister toujours. Car ce monde où les malades traînent en pyjamas rayés est à une épaisseur de feuille de papier de celui des déportés – qui n’est déjà plus le monde d’être celui de l’horreur. L’hôtel Polski est bien là, terrible piège, le ghetto, les insurrections, la résistance, oui, tout cela a bel et bien existé à deux pas de Tworki où l’on pouvait croire que la vie file sur les rails du petit train de l’amour… mais l’Histoire rattrape toujours les histoires. C’est à cela, à cette embellie et à cette déroute, que Marek Bienzcyk nous fait assister, mais on aura compris qu’il nous donne, à chaque pages, toutes les raisons de croire encore que l’amour, l’amitié, une certaine légèreté et une certaine ironie valent mieux que tous les cynismes, les calculs, et les plus viles volontés de puissance.

  • Anne-Marie Garat : Depuis toujours maintenant

    5c30f6fe82466b1ffadba0a042ae30a9.jpegAu bord de l’estuaire, il arrive que le partenaire secret qu’est la littérature que nous aimons, qui nous touche au cœur, à laquelle nous confions, et réciproquement, nos doutes et nos plaisirs, soit plus subversive par la grâce de la précipitation du temps, précipitation octroyée par le toro bravo qu’est le mascaret. Quiconque ne connaît pas cette vague, ne l’appréhende pas dans ce qu’elle a d’inouï, de démentiel, risque de rester au bord de la langue et de l’univers absolument cohérent d’Anne-Marie Garat. Risque, car si dans l’absolu cette connaissance est une force supplémentaire que le lecteur a en partage avec l’auteur, tout le monde ne peut évidemment pas connaître le mascaret, la vie de l’estuaire de la Gironde, avec ses après-midi d’été grillées, où l’on peut simplement à l’ombre de la pente du toit s’allonger et lire ou, dans la fraîcheur d’une pièce bordée de murs épais en pierre de Bourg écrire, c’est à dire : aimer.

    Au bord de l’estuaire, Anne-Marie Garat a «appris les ciels» et dans leurs verticalités, renversant la tête en arrière, elle a croisé – comme on se croise en tauromachie – les nuages, la «matière confuse, hésitante, substance sans contours, sans lignes arrêtées» des nuages. Au bord de l’estuaire, en face de Blaye, Anne-Marie Garat a commencé une histoire d’amour, un roman d’amour – un romancero dirait mon ami José Manuel Fajardo  –, avec Jaufre Rudel. L’amour de loin du troubadour de Blaye est le titre d’un livre mince mais considérable d’Anne-Marie Garat. Les beaux livres se construisent dans l’amour, sans doute dans l’amour de loin «Ja mais d’amor no-m gauzirai / si no-m gan d’est’amor de loing». Ainsi, douceur, temps, nouveau, chant, désir, amour sont les mots de la littérature depuis le XIe siècle. Ainsi, ils sont au cœur du lexique d’Anne-Marie Garat depuis qu’elle écrit et pour nous ses lecteurs depuis l’année de grâce 1984 où parut, chez Flammarion, l’Homme de Blaye, instant de la naissance de l’auteur Anne-Marie Garat, sans doute parmi les premières «douleurs et douceurs d’engendrement à soi» .

    Un jour vient où l’on aime de plus en plus loin, parce que les autres disparaissent, passent sur l’autre rive de ce qui est encore un estuaire mais que l’on ne franchit que dans un seul sens. Il y a longtemps que le bac Les Deux Rives ne fait plus le voyage. Comment revenir d’un lointain qui s’approche… Comment revenir d’un côté où l’on écrit de dos, où l’on marche de dos, où l’on aime de dos… Il faut interroger les livres qu’Anne-Marie Garat nous envoie de loin, des livres comme des lettres d’amour, comme les photographies d’un album de famille qu’elle nous adresse d’un «passé [qui] ne se conjugue qu’au présent mortel».
    La disparition, la finitude, leurs irruptions dans notre vie et dans le corps des livres est une manière – pour ainsi dire : un devoir – pour nous qui restons encore de tisser la fine toile de notre histoire personnelle. Lorsque Anne-Marie Garat parle ses doigts tricotent les mots, cousent les phrases, maillent l’espace que la rencontre propose. Elle joint le geste à la parole. Elle modèle ce que sa langue sollicite, elle tresse sous nos yeux le motif de son œuvre. Elle nous fait deviner le motif dans le tapis. Elle nous demande : «Que lisez-vous, lorsque vous lisez ?» et elle répond de sa place, à sa place, non pas à la nôtre qui devons encore la conquérir dans l’invention du lecteur que nous devenons livre après livre.

    Écrire, c’est progresser.

    Suivre ou non l’itinéraire est une question que se pose l’écrivain faute de quoi il nous donne un livre convenu. Suivre ou non l’itinéraire est une question que devrait se poser le lecteur sauf à vouloir lire toujours le même livre, ce fameux non-livre qui rassure les non-lecteurs. Nous nous connaissons déjà. Oui. C’est pourquoi nous ne devons pas convenir de ce que nous connaissons déjà. C’est pourquoi nous devons réapprendre à lire à chaque livre, à chaque chapitre, à chaque paragraphe, à chaque phrase, à chaque mot. Ailleurs est ici. La langue est intarissable à condition que nous sachions la rouler dans notre bouche. Cette langue tanique, longue en bouche, grasse et charnue est le possible avenir de la littérature, est le possible de la vie. «Dans la bouche nous roulons, mâchons et mangeons les mots de poésie, de même que se mâche le vin d’ici.» Mais la littérature est en prose et seulement en prose comme on sait de plus en plus. Le travail d’Anne-Marie Garat outrepasse cette injonction ridicule. Le genre ne la préoccupe pas, puisque c’est d’écriture qu’il s’agit et de rien d’autre. Et l’écriture nous sauve de nous-même en refusant de s’approprier le minable petit secret, le misérable chant de l’enfant monstrueux que nous ne reconnaîtrons jamais.
    C’est qu’Anne-Marie Garat sait donner à son lecteur le sentiment qu’il s’approche en progressant dans chacun de ses livres – et surtout depuis Dans la pente du toit où un basculement a lieu – d’un secret, d’un sens très précis mais très caché dans lequel, avec les personnages, il doit s’engager au péril de sa propre mémoire. Écrire, c’est progresser. Chacun est pris dans le cours de l’écriture, entre le plus vif mouvement et la plus absolue immobilité, vers la rencontre. Dès lors, lire, c’est progresser.
    Dans les livres d’Anne-Marie Garat auteur et lecteurs se parlent, échangent, écrivent et lisent ensemble le roman de soi, le roman d’amour qui fait aimer dans l’autre ce qui fait écho en chacun.

    « Avant la mort, j’écrivais des romans. »

    Avant la disparition du père et de la sœur, coup sur coup. Avant de se mettre dans, sur/sous, la pente du toit d’où, en équilibre instable elle pourrait se tenir aux côtés de Bohumil Hrabal tapant sur sa petite machine Perkeo – on se reportera vivement aux photographies de Magdi Senadji à propos de Bohumil Hrabal, de sa machine à écrire et de Prague  et aux nombreux livres de l’auteur de Une trop bruyante solitude et de Vends maison où je ne veux plus vivre. L’irruption de l’écrivain Tchèque, précède de peu l’irruption d’Andreï Tarkovski et voici qu’arrive – au cœur d’une lettre que le mari de l’auteur adresse, à travers le temps et l’espace par la grâce de la littérature, à Bohumil Hrabal – toute une ribambelle de compagnons d’écriture, d’images, de vie ceux avec qui ont bâti sa demeure. Cette pente du toit est la mise en demeure de ne plus écrire que l’essentiel en sachant : «qu’écrire n’a ni cause ni pardon à trouver sinon dans la résolution d’une langue, d’une matière sensible, qui acquiesce un peu à l’expérience maintenant».

    Depuis toujours maintenant.

    Ainsi de L’Amour de loin, Les Mal famées, Nous nous connaissons déjà, La Rotonde jusqu’à Une faim de loup – où à travers et aux côtés de la question du conte est posée celle de la relation grand-mère-mère-fille et des figures du mari, du père, de l’amant – et aujourd'hui Dans la main du diable (nous y reviendrons en détails) écrit « en dette aux premières amours de la lecture, quand on palpite, ivre de feux d’artifice, de sens éveillés, de la vie en plus de la langue, magique...» –, le travail d’écriture de la fille de l’estuaire, de l’amante de Jaufre Rudel, de la fille-mère-grand-mère, petit à petit, nous donne du monde une vision personnelle car Anne-Marie Garat – elle nous l’a si bien montrée dans Photos de famille ou dans Chambre noire –, comme une photographie qui se révèle lentement dans la solitude, le secret, de la chambre noire, nous raconte – alors qu’avec le temps nous sommes de plus en plus seuls, et que nous comprenons que ceux qui ont disparu «occupent le présent où nous les faisons vivre, ou bien [que] ce sont eux qui nous font vivre, qui justifient notre existence» – nous raconte, oui, l’amour qui fonde les histoires et les histoires qui fondent en nous la vie, la patience et l’impatience. Cet essentiel-là, Anne-Marie Garat nous l’écrit, nous le chuchote le soir, dans la moiteur de la chambre, dans l’épaisseur du livre, depuis la vigueur incroyable du regard d’enfant qui l’habite et l’éclaire, depuis toujours déjà, depuis toujours maintenant.

    « Maintenant ? Nous y sommes. Maintenant, nous aurons tout le temps. Raconte. »


    Bibliographie :
    Dans la main du diable, Actes Sud, 2006
    On ne peut pas continuer comme ça, « La Porte à côté », éditions de l’Atelier In8, 2006
    Une faim de loup. Lecture du Petit Chaperon rouge, Actes Sud, 2004
    La Rotonde, Actes Sud, 2004
    Nous nous connaissons déjà, Actes Sud, 2003
    Simulacres, avec Gilbert Garcin, Filigrammes, 2002
    Falaises et hâvre (collectif), Images en manœuvre, 2000
    Les mal famées, Actes Sud, 2000 et 2002 (Prix Marguerite Audoux)
    Istvan arrive par le train du soir, coll. «Fictions et Cie» Seuil, 1999
    L’Amour de loin, Actes Sud, 1998
    Dans la pente du toit, «Fictions et Cie» Seuil, 1998
    Merle, Seuil, 1996 et «Points» Seuil n°621, 1999
    Le Bassin d’Arcachon, mer intérieure, photographies de Jean-Luc Chapin, éd. Aubéron, 1996
    Fous de bassin, collectif, avec Alain Pujol et Alain Danvers, Mollat, 1995
    Photos de familles, Seuil, «Fiction & Cie», 1994
    Aden, Seuil, 1992 (Prix Fémina). Rééd. Corps 16 en 1993 et Points Seuil, 1994
    Bibliothèque, in «Quinze écrivains pour une bibliothèque», publié pour l’ouverture de la nouvelle bibliothèque de Bordeaux, William Blake & Co Éd./Mairie de Bordeaux, 1991
    Chambre noire, Flammarion, 1990 (Prix Alain-Fournier).
    Le Monarque égaré, Flammarion, 1989. Rééd. LGF, Le Livre de poche, 1990 et Points Seuil, 1996
    Petite fabrique de l’image, collectif avec Jean-Claude Fozza et François Parfait, Magnard, 1988, réédition 2003
    Fous de bassin, collectif, avec Alain Pujol et Jean-Pierre Moussaron, Vivisques, 1988
    L’Insomniaque, Flammarion, 1987 (Prix Mauriac). Actes Sud, 2000
    Voie non classée, Flammarion, 1985
    L’Homme de Blaye, Flammarion, 1984