Frédéric Boyer, « Dans ma prairie »
DR
« Je ne me souviens plus du jour où j’ai découvert l’existence de ma prairie.
La première fois je suis un tout petit enfant le mot prairie ne vient pas mais je sais qu’il existe. Avec une lampe de poche volée dans un tiroir de la cuisine je lis toute la nuit sous les couvertures un roman de James Fenimore Cooper.
C’est merveilleux.
L’aube vient et je n’ai pas sommeil.
Je glisse dans un canoë de bois verni jusqu’aux berges moussues de ma prairie.
Les Indiens sont à mes trousses. Je fais pour la première fois l’expérience d’un corps en mouvement dans ma prairie.
C’est délicieux.
Mon arc imaginaire est tendu. Il ne rate jamais sa cible. Ma prière est brûlante dans ma gorge. Je cherche une sauterelle dans l’herbe à qui chanter ma peur.
Oh les petits érables ont noirci. L’herbe se fait rare.
Quelque chose a lieu dans ma prairie.
Je ne peux pas croire à tout ce qui s’est passé là-bas.
Non non
plus que jamais
les yeux futurs
pleins du ciel
de ma prairie.
Est-ce que le mot prairie existe dans le vent qui hurle dehors ?
Ou dans la grande tristesse qui est dans mon esprit ?
Ou dans la poursuite folle de ce que je n’obtiendrai jamais ?
Est-ce que le mot prairie existe quand je souhaite les choses et que je pleure en disant ces choses que je veux ?
Ou est-ce que dans le mot prairie disparaîtraient les choses auxquelles je m’étais cru attaché pour toujours ?
Et chaque soir je rêve de partir enfourchant une monture abstraite. Je voyage à qui perd gagne. »
Frédéric Boyer
Dans ma prairie
P.O.L, 2014
http://www.pol-editeur.com/index.php?spec=auteur&numauteur=32