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Édition - Page 24

  • Volker Braun, « Walter Benjamin dans les Pyrénées »

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    DR

     

    « S’enfoncer calmement dans le mur de brouillard.

    Les bras rament repliés mais régulièrement.

    Selon les indications du papier au-dessus du précipice

    L’explosif dans la sacoche

    Le présent

     

    Pas à pas, comme le hasard

    Offre au pied un mince point d’appui

    Dans le matériau. Chère Madame, le vrai risque

    Serait de ne pas partir.

    D’après la montre / une halte au bout de cinq lignes.

     

    Des champs où ne pousse que la folie.

    Progressant, hache plantée en tête

    Je n’ai rien à dire. À montrer seulement.

    Dans le plus petit segment précisément découpé.

    Sans regarder à gauche ou à droite vers

    L’horreur

     

    J’y arriverai en suivant la méthode.

    La vigne ruisselle, dévale à la verticale

    Pleine de grappes sombres sucrées presque mûres.

    Le plus important, c’est la sacoche ! Le corps entre les ceps

    Respiration difficile, le cœur

    Lutte, le moment critique :

    Quand le statu quo risque de durer.

    Squelette sous moi au-dessus de moi les vautours.

    Plus courtes enjambées, pauses plus longues.

    Ma patience me rend indépassable.

    Hisser les voiles des concepts. Chère Madame,

    Puis-je me servir ? Au sommet

    Soudain comme prévu la violence

     

    Du coup d’œil. Bleu profond des mers :

    D’un seul coup j’en vois deux. Côtes de cinabre.

    Sous les falaises, la liberté

     

     

    À Port-Bou on ne passe pas. Mais nous les apatrides

    Avons la dose mortelle

    Voudriez-vous garder la sacoche – sur nous.

     

    Sans doute pensa-t-il ne pas pouvoir faire une nouvelle ascension. Au matin les douaniers ont trouvé le cadavre dans mon texte. La construction suppose la destruction. La lourde sacoche de cuir, échappée à la Gestapo, UNOS PAPELES MAS DE CONTENIDO DESCONOCIDO a été perdue. Trop rapide, le trait final, monsieur, à votre vie. La vie, si je puis dire, porte l’œuvre sur cette pente abrupte.

    Dans chaque œuvre on trouve cet endroit où le vent frais nous souffle au visage, comme l’aube qui vient »

     

    Volker Braun

    Poèmes choisis

    Traduit de l’allemand par Jean-Paul Barbe et Alain Lance

    Préface d’Alain Lance

    Poésie / Gallimard, 2018

  • Salvatore Quasimodo, « Et soudain c’est le soir »

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    DR

     

    « Chacun reste seul sur le cœur de la terre

    percé par un rayon de soleil

    et soudain c’est le soir.

    ______________________________________

     

    LE HAUT VOILIER

     

    Quand venaient les oiseaux qui agitaient les feuillages

    des arbres amers près de ma maison

    (d’aveugles volatiles nocturnes

    qui faisaient leur nid en perçant l’écorce)

    je levais le front vers la lune

    et je voyais un haut voilier.

     

    Au bord de l’île, la mer était de sel ;

    la terre s’étendait et d’antiques

    coquillages luisaient accrochés aux rochers

    de la rade plantée de citronniers nains.

     

    Et je disais à l’amante qui portait en elle mon fils

    et avait pour cela sans cesse la mer dans l’âme :

    “Je suis fatigué de tous ces battements d’ailes

    semblables à des coups de rame, et des chouettes

    qui font hurler les chiens

    quand le vent de lune souffle sur les bambous.

    Je veux partir, je veux quitter cette île”.

    Et elle : “Très cher, il est tard, restons”.

     

    Alors je me suis mis lentement à compter

    tous les reflets sur la mer

    qui venaient frapper mon regard

    sur le pont du haut voilier. »

     

    Salvatore Quasimodo

    Et soudain c’est le soir – poèmes 1920-1942

    Traduit de l’italien et présenté par Patrick Reumaux

    Librairie Élisabeth Brunet, 2005

  • António Lobo Antunes, « Jusqu’à ce que les pierres deviennent plus douces que l’eau »

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    DR

     

    « […] heureusement que mon père est décédé sans assister à la mort du village, il est là dans le cimetière sous la bonne garde de ma cousine qui n’oublie jamais de le saluer

    – Mon oncle

    quand elle nettoie le caveau même si elle discute plus avec ma mère bien sûr, je suis persuadé que bien que l’une à l’extérieur et l’autre à l’intérieur de l’acajou elles ne manquent pas de sujets de conversation, parmi lesquels moi par exemple

    – Il va bien mon fils ?

    alors que si c’est moi qui rentre là-dedans ma mère motus, de loin en loin, et c’est bien le bout du monde, elle agite dans son cercueil quelque souffles d’ossements, que lui reste-t-il d’autre la pauvre, des ossements et une robe que le temps a fanée très certainement, elle n’a même plus une balayette pour se balayer elle-même de notre mémoire, assise sur un banc dans le jardin occupée à coudre sous le néflier, bavardant avec nous sans lever les lunettes, c'étaient ses yeux qui passaient par-dessus, bien plus petits que derrière les verres, examinant mon ventre peinée

    – Tu as grossi

    car depuis que j’ai quitté le nid et sans votre amour vigilant pour réguler mon existence je suis entré dans une triste er irréversible spirale de déclin et de déchéance, ma femme ne réussit pas aussi bien mes plats préférés, elle ne me protège pas aussi efficacement des grippes avec des petites soupes au perroquet et il n’y a pas que la soupe, il y aussi la façon dont on la donne, elle c’est-à-dire la petite vieille ne comprend pas que le secret réside dans la façon dont on nous oblige à manger, mon fils qui a toujours été très sensible comprend lui, si on s’adresse à l’enfant qui est en lui on en fait ce qu’on veut, ma femme toujours attentive

    – Amour

    faisant un signe tandis que je lui désignais ma mère avec une grimace de

    – La pauvre

    et ma mère bondissant aussitôt de ses lunettes

    – Je te parie ce que tu veux que cet idiot est en train de faire des grimaces pas vrai ma fille […] »

     

    António Lobo Antunes

    Jusqu’à ce que les pierres deviennent plus douces que l’eau

    Traduit du portugais par Dominique Nédellec

    Christian Bourgois, 2019

  • Françoise Clédat, « Fantasque fatrasie (une suggestion de défaite) »

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    DR

     

    « La fable emporte l’amant mort Mort elle l’enveloppe

    l’emporte hors de son enveloppement

    – Elle-même nue –

    Amante nue sans rien qui l’enveloppe désormais

    A soi-même réalité de l’amant mort contre qui s’appuyer

     

    Fable sentir brûler

    Les derniers

    Les plus intenses feux de son identité corporelle

    Adorant ce qui d’elle se consume

    Anticipe le texte qu’elle brûle d’être

     

    (L’avenir de ce qu’elle vivait n’était pas la réalité dans laquelle ce qu’elle vivait ouvrait un avenir)

     

    Plus qu’à l’amant c’est à la dimension qui la reçoit

    Qu’aimant elle se donne

    –––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––

    Bambine et l’amant mort. Bambine et l’amant aimé. L’aimé s’absente : il rend possible et nécessaire la diversité des amants, amants de légèreté, amants de dire. L’amant mort est l’unique. Exclusif. L’amour en lui ne niait pas les amants. Il les tenait plus fort que leur négation qui était celle de ce néant où il ne serait pas. L’inexistence devenait existence : Bambine se battait à mort. Faire l’amour était se battre à mort.

    Avait cette nécessité.

    De l’avoir eue l’aurait à jamais.

     

    L’amant aimé s’absente. L’amante se voit se perdre en aimant. L’amant mort est réciproque.

    –––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––

    Il fallait foule il fallait fable il fallait forme pour que d’amant mort l’aimé

    (Quelle que soit cette forme il l’aurait habitée de si peu la revendiquer)

     

    Il fallait foule

    Forme comme glaise d’absence

    Qu’elle soit entre des mains

    Visage d’aimé

    De l’amant mort modelé

     

    (Qu’importe et perdu)

     

    Il fallait ce mouvement d’à genoux qu’entre mains adorantes l’adorer 

    –––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––

    De l’amant aimé et de l’amant mort. Distincts ils ne cessent de se confondre, un a besoin d’autre pour être tout à fait ce qu’il est, mort pour ce qu’il reste l’aimé, aimé pour ce que dans l’amour du mort se fonde sa nouveauté.

     

    Bambine

    : “Aller où je n’ose aller. Aimer où je n’ose aimer. Où fait lit et croît est mon corps consenti à la mort.

     

    Vieil invincible à nommer te dérobe – réel

    Breuvage

    Nourriture

     

    Tant révèle ton corps à mon corps sa soif et sa faim de les combler si bien.

     

    Bambine

    : “Ode à mes hommes

    Que tendrement j’aime d’être homme et délicat

    (aine où je respire)

    A fait mon corps accueillant

    Quand au bord et

    Lieu cet abîme

    Tant te jette

    – Héros – dans mes bras

    Mieux que sur champ de bataille la “belle mort”

    : “Ode à mes grecs »

     

     

    Françoise Clédat

    Fantasque fatrasie (une suggestion de défaite) 

    Tarabuste, 2013

    http://www.laboutiquedetarabuste.com/

  • Charles Reznikoff, « La Jérusalem d’or »

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    « 24

    JUILLET

     

    Personne dans la rue, sauf un moineau ;

    il sautille sur le trottoir luisant,

    et finit par s’envoler – dans un arbre poussiéreux.

     

    25

    Autour d’une excavation

    une flopée brillante de lanternes rouges

    s’est installée.

     

    26

    Les ramilles du buisson de notre voisin sont si fines,

    que j’en distingue à peine les lignes noires ;

    les feuilles vertes semblent flotter dans l’air.

     

    27

    Le buisson aux fleurs rouges criardes est dans l’arrière-cour –

    pour les seul yeux de sa maîtresse, des chats

         et des papillons blancs.

     

    28

    La chatte dans la cour de notre voisin est prise

         de convulsions :

    du vert jaillit de sa bouche sur le dallage –

    elle vient d’ajouter une feuille à leur jardin. »

     

    Charles Reznikoff

    La Jérusalem d’or

    Traduit de l’anglais (Etats-Unis) par André Markowicz

    Unes, 2018

    https://www.editionsunes.fr/catalogue/charles-reznikoff/la-j%C3%A9rusalem-d-or/

  • Flora Bonfanti, « Lieux exemplaires »

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    DR

     

    « Le feu allait et venait d’une maison à l’autre. Chercher le feu chez le voisin était motif suffisant pour qu’une femme sorte seule la nuit. Un mari crédule en témoigne :

     

    Elle est revenue au lever du jour. Je lui demande d’où : La lumière éclairant notre enfant s’est éteinte, me dit-elle, je suis allée la rallumer chez le voisin.

     

    Que serions-nous sans nos voisins, toujours prêts à rallumer notre feu au besoin ?

     

    -------------------------------------------------------------------

     

    Les femmes connurent le feu avant les hommes. Quand ils revenaient de la chasse, elles le cachaient à l’intérieur de leurs vulves »

     

    Flora Bonfanti

    Lieux exemplaires

    Unes, 2018

    https://www.editionsunes.fr/catalogue/flora-bonfanti/lieux-exemplaires/

  • Antoine Emaz, « D’écrire, un peu »

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    « Une vie pour une petite pile de livres, l’entreprise peut paraître assez vaine. Et dans les mauvaises passes, on peut être pris dans un remous d’absurde et partager l’“à quoi bon ?” de la plupart de nos contemporains. Certes. Dans ces moments, il convient de ne pas oublier combien écrire a intensifié vivre, et inversement. Alors, non, il n’y a vraiment rien à regretter. »

     

    Antoine Emaz

    D’écrire, un peu

    Coll. Territoires, Æncrages & Co, 2018

    http://aencrages.free.fr/rub/fiche/territoires4.htm

  • Eugenio Montale, « Deux “papillons” »

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    DR

     

    « Pour un “Hommage à Rimbaud”

     

    Tard sortie du cocon, admirable aile

    de papillon qui d’une chaire effeuilles

    l’exilé de Charleville,

    ne va pas le suivre en son fulgurant

    vol de perdrix grise, ni laisser tomber

    plumes brisées, feuilles de gardénia

    sur l’asphalte, glace noire !... Ton vol

    sera plus terrible porté par

    ce déploiement de pollen et de soie

    dans le halo de pourpre auquel tu crois,

    fille du soleil, esclave de sa première

    pensée, qui désormais le domines là-haut…

     

    * * *

     

    Descendons le chemin qui dévale

    parmi les ronces enchevêtrées ;

    le vol d’un papillon nous guidera

    face aux horizons que brisent les rivières.

     

    Refermons derrière nous comme une porte

    ces heures de doute et de nœuds dans la gorge.

    De nostalgies non dites que nous importe ?

    Même l’air autour de nous vole !

     

    Et voici qu’à un détour

    surgit la ligne argentée de la mer ;

    nos vies anxieuses jettent encore l’ancre.

    Je l’entends plonger — Adieu, sentier ! À présent

    je me sens tout fleuri, est-ce d’ailes ou de voiles… »

     

    Eugenio Montale

    Poèmes choisis 1916-1980

    Préface de Gianfranco Contini

    Édition nouvelle de Patrice Dyerval Angelini

    Poésie / Gallimard, 1991

    Le premier poème, écrit le 30 juin 1950 est extrait de La Tourmente ; le second, écrit en juillet 1923, est extrait de Autres vers et poésies éparses.

    & tout spécialement pour Philippe & Sophie https://www.youtube.com/watch?v=kDUybI2ZTgc

  • Franck Venaille, « L’enfant rouge »

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    Photogramme du film de Guy Lejeune, Franck Venaille, l’homme qui voulu être belge

     

    « L’odeur de la ville tout entière parvient jusqu’à nous, les disgraciés. Demain sera dimanche. Il échappe à cette médiocrité générale dénoncée dans un tract par La Jeunesse communiste. Père, je vous ai aimé tragiquement, c’est à dire à travers mes larmes. Et qu’en est-il du combat des mots ? Je me nomme Franck Venaille et je sais que mon enfance m’attend dans cette rue Paul-Bert proche si proche du Bazar rouge que je salue. Ça. Je me souviens parfaitement de cet entrepôt que, de mémoire, je situe entre la rue des Cîteaux et le faubourg Saint-Antoine. On communiquait d’un étage à l’autre par un large escalier en colimaçon. Je n’y suis jamais entré seul. J’accompagnais ma mère qui se grisait de rêves, marchant telle une princesse sur l’authentique tapis rouge, dévoré en dessous par des seaux d’eau de lessive. Moi-de-onze-ans, j’observais la multitude de nuages cachant la vie réelle. La vie unique. Aujourd’hui encore je ne me sens pas un apôtre de l’observation minutieuse du ciel et d’autrui. Et hier, peut-être j’achetais (je volais !) des cartes postales reproduisant des œuvres de Bonnard, Matisse et Georges Braque. J’avais besoin de cette beauté. J’avais besoin d’admirer. C’est à cette époque que je mis à écrire, dans le métro, mes premiers Poèmes mécaniques. Les dernières marches de l’escalier de la station Faidherbe-Chaligny à peine franchies, je me précipitais sur le kiosque et m’emparais de tous les titres (Le Parisien libéré, France-Soir, Paris-Presse, L’Humanité, L’Aurore) pour retravailler les mots, les essorer, les tordre, eux qui s’étalaient là comme autant de blessures et de raisons d’espérer. Ne cherchez pas à me faire oublier l’élan qui fut le mien, d’emblée, vers la beauté ouvrière. Dès lors le quartier tout entier changeait de forme et je me croyais incandescent. Que la lumière soit ! Que ce jeune homme (cet enfant plutôt !) mêle avec succès l’écriture et la fidélité à une pensée politique qui commençait à apparaître dans sa vie. Ce soir, je suis avec toi. Je m’endors avec toi, enfant. Je suis resté attaché à des images naïves que j’ai conservées soigneusement. Aujourd’hui je refais le voyage qui me conduit dans mon quartier. Il est mien. Il m’appartient. Je l’ai aimé dans une sorte de toundra sentimentale. Viendront les temps noirs des prédateurs. Mais Moi-de-onze-ans n’a pas plié. »

     

    Franck Venaille

    L’enfant rouge

    Mercure de France, 2018

     

    Guy Lejeune, Franck Venaille, l’homme qui voulu être belge

    https://www.sonuma.be/archive/en-toutes-lettres-du-28011992

  • Antoine Volodine, « Frères sorcières »

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    © : cchambard

     

    « […] et pour commencer elle s’adressa à Deborah-hanche-en-biais, louant sa stupéfiante beauté et regrettant de devoir lui anéantir les organes les plus sensibles, afin qu’elle assiste impuissante, prise dans une masse imbrisable, à sa lente dégradation, programmée pour durer quatre fois cent sept siècles, ce qui était relativement peu et correspondait à la peine minimale que le sortilège qu’elle avait mis en branle exigeait, puis à Bayeeya-folleville elle donna quelques conseils pour s’occuper mentalement durant son agonie, puis, sans regarder Lou-des-ravines ni Naïmiya-toute-cristal, car elle n’ignorait pas que leur splendeur l’eût hypnotisée et privée de toute parole, elle dit “Petites sœurs, votre erreur a été de manœuvrer pour que le capitalisme fût établi ou rétabli dans ce monde noir où je n’avais, je l’avoue, ni attaches ni raison d’être, autrement, j’aurais volontiers accepté de rejoindre votre nichée”, et enfin elle se tourna vers Barbara-dévasteuse, Milmy-grande-fripouille et Augustine-aile-de-faucon et les caressa d’une voix extrêmement agréable et mélodieuse, citant pour les consoler des quatrains de poètes post-exotiques qu’autrefois Volodine, par pure jalousie mesquine, avait passés sous silence, vraisemblablement parce que la magnificence de leur prose rythmée, au contraire de la sienne, projetait immédiatement dans un état de jouissance qui pouvait durer des semaines, sans parler du fait qu’elle repoussait dans les oubliettes de la littérature les laborieuses tentatives poétiques des prisonniers écrivains dont Volodine avait parlé et qui on ne sait pourquoi avaient connu la gloire éditoriale ou, du moins, une certaine notoriété à l’intérieur de leur quartier de haute sécurité, et ainsi elle fit sortir de l’ombre, pendant fût-ce un instant, l’ignorée Anthologie de la barque de Maria Scheuermann, et l’étourdissante Sublime route de Noriko Schigulla, puis, quand toutes les mésanges mineures, l’une après l’autre, eurent manifesté qu’elles étaient apaisées et acceptaient l’atroce moment de leur décès, qui allait être suivi non d’une perte de conscience mais d’une interminable attente que rien ni personne ne pourrait soulager ni diminuer, elle tissa en un tournemain l’éternité autour de leur cœur […]

     

    Antoine Volodine

    Frères sorcières

    Coll. Fiction & Cie, Seuil, 2019

  • Emmanuel Hocquard, « Allée de poivriers en Californie »

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    X

     

       « Fin de vie. La vieille langue est là,

    tapie comme une tique dans l’oreille. Elle se nourrit de tout

    ce que je vois et son bruit m’empêche de voir ce que je ne vois pas.

         J’aurai passé ma vie sans voir.

         Ma vision ? Dans la cage d’un écureuil,

    l’incessant retour des mêmes impressions et des mêmes pensées

         insipides jusqu’à en être écœurantes,

         jusqu’à serrer le cœur dans un étau : battements monotones,

    ternes ressassements que traverse soudain, sans raison apparente,

         au milieu de la nuit, au détour d’une phrase

         ou en rêve, une lueur très fugitive,

    un fulgurant vertige qui, brusquement, déchire les habitudes.

         Alors la tique se réveille et tout redevient comme avant.

         Les noms de Keats, Shelley, Sir John Cheyne

    sont encore écrits sur les boîtes aux lettres des locataires

         dans le couloir, à gauche de l’entrée. Une fleur

         a poussé dans les tuiles, au bord du toit. Ce matin

    à l’aube, depuis la fenêtre, la ville ressemble à une forêt

         pétrifiée d’arbres gris sans feuillages,

         aux troncs noueux, tordus sous le ciel orageux.

         La ville aussi est une alarme, un vertige exact

         dans la rumeur des battements de cœurs et des étaux.

    Pise, Tony, Régis, Signore Typoce & Cie, tandis que vous dormez,

         moi, Pyrrhus, je veille aux lettres de vos noms,

         qui sont les lettres de mon nom.

    Bibliothèques, entrepôts, boutiques de luxe, compagnies d’assurances,

         la ville est construite sur l’alphabet et vit sur la réserve

         des lettres : vingt-six battements de cœur en français.

         Un dictionnaire & une grammaire pour rectifier la vue ?

    Quelle garantie ? J’aurai passé ma vie sous une pluie de lettres,

         ayant parfois cherché refuge dans l’amour.

    Mais la langue de l’amour, entrecoupée par les soupirs, les silences

         et les cris inarticulés de la jouissance, est pauvre,

         approximative, inadaptée aux espoirs que nous mettons en elle.

         Le sexe d’une femme est un abri très doux,

         une retraite sans issue, que nous ensemençons de lettres.

    L’amour naît, se nourrit, meurt de l’extinction provisoire des lettres

         qui aussitôt, renaissent de ses cendres. L’amour périt

         des lettres qu’il rejette au monde ; et nous laisse, à nouveau,

    inchangés, aux prises avec le vieil alphabet parcouru de vertiges. »

     

    Emmanuel Hocquard

    « Allée de poivriers en Californie »

    Première édition in revue L'In-plano, 1986, à l’exception du dernier épisode, in revue ZUK, 1988

    In Ma Haie, Un privé à Tanger II

    P.O.L, 2001

    http://www.pol-editeur.com/index.php?spec=livre&ISBN=2-86744-829-8

     

    Il existe un « blaireau » de ce texte, tiré à sept exemplaires.

    Celui que nous possédons contient un envoi signé Régis Copeyton & une lettre d’Emmanuel Hocquard dont nous recopions ceci : « cet exemplaire, rare, comporte au moins trois fautes de frappe sinon davantage. C’est ce qui en fait sa rareté »

     

    Emmanuel Hocquard est mort ce dimanche 27 janvier 2019, chez lui, à Mérilheu.

  • Marie-Hélène Lafon, « Traversée »

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    DR

     

    « Le pays premier peut être une prison, il peut être un royaume suffisant, une source vive, un trésor. Je ne sais pas bien où passe la frontière entre la chance et le risque, le partir et le rester, l’attachement et l’arrachement ; je cherche à tâtons et suis des chemins ombreux ou troués de lumière qui s’enfoncent dans la terre des origines et partent dans le monde. Je sais seulement que la regardeuse d’enfance est devenue une travailleuse du verbe, assise à l’établi pour tout donner à voir en noir et blanc sur la page des livres. Il s’agit, par le truchement du matériau verbal, d’habiter la page comme on habiterait un pays, et dans son cadre rectangulaire, entre ses marges, de donner aux paysages, extérieurs et intérieurs, un corps textuel, d’incarner un bout du monde perdu au milieu de rien à mille mètres d’altitude, pays premier, séminal et infusé que chacun porterait en soi, comme une cicatrice ou comme un viatique, ou les deux à la fois ou de mille autres façons encore. Il s’agit de se tenir au plus près, au plus serré, et de ne rien inventer en réinventant tout ; et de brouiller les pistes en inversant patronymes et toponymes, en déplaçant Fridières de Saint-Flour à Saint-Amandin et Montesclide de Saint-Amandin à Marchastel ; et de trouver au Jaladis ou aux Manicaudies, on n’invente pas cette musique des noms propres, leur juste équilibre sur la ligne de crête de la phrase, ce qui n’est pas une mince affaire, ce qui serait même la grande affaire, l’épicentre du séisme textuel. »

     

    Marie-Hélène Lafon

    Traversée

    Coll. Paysages écrits

    Fondation Facim / éditions Guérin, 2015

    première édition, Créaphis, 2013

    http://fondation-facim.fr/edition/!/edition/1/titre/Travers%C3%A9e