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Édition - Page 25

  • James Sacré – Guy Calamusa, « Et parier que dedans se donne aussi la beauté »

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    « Le plus beau poème n’est jamais

    Que le reste de quelque chose

    **

    On ne sait trop ce que pourrait être

    Les chutes, les copeaux d’un poème,

    Des mots restés dans un brouillon, venus pourtant

    A cause d’un paysage qu’on a parcouru

    Ou pour tenir compagnie

    A des dessins qu’on t’envoie, non aboutis.

     

    Des mots dont on a pensé

    Qu’ils ne pouvaient pas

    Se constituer en poème et pourtant les voilà

    En forme de dizain pour faire semblant d’en être un

    **

    A force de vouloir être dans un brouillon d’écriture

    Plutôt que d’arriver dans un poème bien foutu

    (Oui, le mot qui convient : si grande jouissance de l’avoir écrit

    Si même dans un peu d’inquiétude)

    A force de mal dessiner exprès, et de jeter comme au hasard

    De la couleur sur un papier

     

    Si quand même voilà pas

    Un vrai poème à te proposer, lecteur

    Avec un vrai dessin qui le tient ? »

     

     

    James Sacré

    Et parier que dedans se donne aussi la beauté

    Dessins de Guy Calamusa

    Coll. Territoires

    Æncrages & Co

    http://aencrages.free.fr/rub/fiche/territoires3.htm

  • Pierre Bergounioux, Jean-Michel Marchetti, «Possibles»

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    « C’est sans discussion possible, un bois de feuillus aux troncs noueux, tourmentés, des charmes par exemple, tôt le matin, à la mi octobre. La nuit a été froide. Le brouillard masque la lisière et, par contraste, noircit tout. Il n’a pas gelé. Les feuilles ne sont pas encore tombées. Dans quelques jours seulement.

    Ce qu’on fait là reste un mystère. Rien de grave, de tragique ne nous a entraînés dans cette sombre colonnade. Si tel était le cas, on ne verrait rien. On fuirait, terrifié, ou bien on chercherait, affolé, quelqu’un ou quelque chose et on n’aurait pas une pensée pour les charmes, la brume, le déclin d’octobre.

    La peinture nous rappelle que le monde excède la vision pauvrette, l’idée simplette dont on s’accommode ordinairement. Elle nous réveille du songe étriqué que nous prenions pour la réalité. »

     

    Pierre Bergounioux

    Possibles

    Peintures de Jean-Michel Marchetti

    Coll. Voix de chants

    Æncrages & Co, 2018

    http://aencrages.free.fr/rub/fiche/38.htm

  • Yang Wan li, « Le soir assis dans le studio baptisé “de l’Art de gouverner sans interférer avec le peuple” »

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    « porte fermée, je reste assis, mal à l’aise

    j’ouvre les fenêtres pour faire rentrer une légère fraîcheur

    la forêt cache le soleil

    mon fils broie de l’encre d’un émeraude lumineux

    spontanément ma main cherche mes recueils de poèmes

    je fredonne doucement plusieurs poèmes

    au début cela me réjouit

    puis soudain je ressens de la tristesse

    j’abandonne le recueil, impossible de lire plus longtemps

    je me lève et marche autour de mon siège

    les anciens avaient des griefs hauts comme une montagne

    mon cœur est tranquille comme un fleuve

    si je suis si différent d’eux,

    pourquoi me brisent-ils les entrailles à ce point ?

    mon émotion passée, je me mets à rire

    une cigale hâte le soleil couchant »

     

    Yang Wan li

    Le son de la pluie

    Poèmes choisi et traduits du chinois par

    Cheng Wing fun & Hervé Collet

    Moundarren, 1988, 2008, 2017

    http://www.moundarren.com/poeteschinois/yangwanli

  • Wislawa Szymborska, « Un chat dans un appartement vide »

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    DR

     

     

    « Mourir ! – ça ne se fait pas à un chat.

    Car, enfin, que peut-il faire, le chat

    dans un appartement vide ?

    Grimper aux murs.

    Se frotter aux meubles.

    Rien n’a changé par ici,

    et pourtant rien n’est pareil.

    Rien n’a été déplacé,

    mais rien n’est plus à sa place.

    Et le soir, la lampe reste éteinte.

     

    Des pas dans l’escalier,

    mais ce ne sont pas les bons.

    Et la main qui met du poisson dans l’assiette

    pas non plus celle qui mettait.

     

    Quelque chose ne commence plus

    à l’heure où les choses commencent.

    Quelque chose ne se passe plus

    comme les choses devraient.

    Quelqu’un était là, tout le temps,

    puis, soudain, il a disparu

    et s’obstine à ne plus être du tout.

     

    On a fouillé les armoires.

    Parcouru tous les rayons.

    Rampé sous le tapis, au cas où.

    Même violé l’interdit, et fichu

    la pagaille dans les papiers.

     

    Qu’y a-t-il à faire désormais.

    Dormir on peut, et attendre.

     

    Mais qu’il revienne seulement,

    qu’il se montre tout à coup, celui-là.

    On va lui apprendre, qu’avec

    un chat ça ne passe pas.

    On avancera vers lui

    comme si on ne voulait pas,

    très, très lentement,

    sur des pattes fières et boudeuses.

    Pas question de petits sauts, de miaous au début. »

     

    Wislawa Szymborska

    « Fin et début » – 1993

    in De la mort sans exagérer, poèmes 1957-2009

    Préface et traduction de Piotr Kaminski

    Poésie / Gallimard, 2018

  • Pascal Quignard, « Vie secrète »

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    « Comme notre nom notre destin (ce récit qui nous a langé l’âme au point d’en entraver certaines aptitudes) est une histoire que nos partenaires colossaux (ceux qui nous ont conçus en s’étreignant au cours d’une scène où nous n’étions pas encore même si nous croyons toujours plus ou moins les avoir surpris) nous ont prêtée.

    Un jour il nous faut choisir un nom et écrire une historiette qui se sépare de l’histoire qui fut reçue et qui n’était là qu’en attente que la pensée et le langage nous vinssent.

    C’est ce que nous appelons alors notre vie.

    *

    La vie de chacun d’entre nous n’est pas une tentative d’aimer. Elle est l’unique essai. »

     

    Pascal Quignard

    Vie secrète

    Gallimard, 1998

     

    Excellente année 2019 à chacun.

  • Jean-Yves Masson, « ES IST WORDEN SPÄT »

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    DR

     

    « Nous sommes venus tard et les chemins mentaient

    qui promettaient une lumière au prix des cendres.

    Les routes étaient sombres et les forêts brûlaient

    là-bas, dans le déclin du jour amer.

    Ah oui, nous sommes venus tard, il s’est fait tard,

    et nous avons trouvé le lit défait, la chambre obscure.

    Depuis longtemps le feu dans l’âtre était éteint.

    Mon âme, est-il possible qu’il soit si tard ?

    Ah, les pays sont oubliés, qui nous aimaient.

    Fumée du corps, dissipe-toi : l’hôte est parti »

     

    Jean-Yves Masson

    « Poèmes du voleur d’eau »

    in Poèmes du festin céleste

    L’Escampette, 2002

  • Peter Handke, « L’histoire du crayon »

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    DR

     

    « Au sortir de certains films je me suis, un instant, senti un héros ; après la lecture de certains livres, je sais que j’en suis un (et je sais que c’est un devoir qui m’incombe)

     

    Les acteurs japonais (chez Ozu par exemple) savent porter le deuil (sans exemple et de façon exemplaire); ils portent le deuil comme je n’ai jamais vu le faire qu’en rêve; ils sont là, les visages illuminés, et portent le deuil

     

    Grande impression de réalité – c’est-à-dire : d’être dans la réalité – à la simple vue d’un chat qui au loin, saute du haut d’un mur ou de la marque des cheveux sur la buée d’une fenêtre du train. À partit de maintenant, je connais la réponse à la question : “Qu’est-ce que la réalité ?” – la réalité, c’est le chat qui saute du haut d’un mur

     

    Écrire quelque chose dont personne ne pourra demander : “Qu’est-ce que cela veut dire ?” et qui en même temps reste tout à fait énigmatique

     

    Les lecteurs sont des gens forts : ils transmettent la lecture, ils sont ces “quelques opiniâtres”

     

    En écrivant il ne faut pas que j’en arrive à mesurer les mots les uns aux autres – le seul mot juste il me faut l’atteindre sans mots. En écrivant, seule doit parler, mot pour mot, la voix intérieure. C’est la voix du dehors, celle des oiseaux par exemple. Écoute la voix du dehors, c’est la voix intérieure »

     

    Peter Handke

    L’histoire du crayon

    Traduit de l’allemand par Georges-Arthur Goldschmidt

    Gallimard, 1987

  • Claude Margat, « Daoren. Un rêve habitable »

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    Photogramme du film Claude Margat, réalisé par les Yeux d’Izo en 2011

     

    « Nous ne sommes guère autre chose que la sensation d’un passage éphémère, un passage aussi impalpable que l’ombre et aussi rapide que la pensée. Nous-même et strictement nous-même est ce que nous devenons lorsque s’éteint la sensation du passage en nous de cette ombre spacieuse. Nous-même et strictement nous-même est le rocher au sommet duquel s’assied le mort considérant sa vie passée.

    *

    L’autre côté du monde offre la même apparence que ce côté-ci du monde. La sensation seulement diffère.

    *

    Dans le temps tout se clôt, dans l’espace tout se délie.

    *

    Il y a des moments forts dans le cycle des saisons comme le chant du coucou à midi, dans la pleine chaleur de l’été ou le bruit d’ailes des insectes qui fendent l’air et s’enfuient. Assis face au soleil mais protégé par l’ombre des buissons, tu t’étires dans l’espace matriciel, parcelle de vie négligeable prise dans le coït étouffant du ciel et de la terre. »

     

    Claude Margat

    Daoren. Un rêve habitable

    Avec des encres de l’auteur

    La Différence, 2009

     

    Claude Margat est mort le 30 novembre 2018, à Rochefort où il était né en1945.
    Poète, peintre, romancer, essayiste, c’était un de ces êtres rares qui font que la vie est moins insupportable. C'est dire s'il manque déjà.

  • Su Shi, « Écrit pour les adieux de Cen »

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    Portrait imaginaire de Su Shi par Zhao Mengfu

     

    « Paresse semble souvent pareille au calme,

    Mais le calme est-il l’élève de la paresse ?

    Maladresse est tout près de droiture

    Mais la droiture est-elle maladroite ?

    Vous êtes calme et droit, messire,

    Naturel et délié au gré des circonstances.

    Hélas ! moi, que fais-je encore ?

    De vous avoir connu, je tire nouvelles joies.

    Je ne vais pas contre le monde,

    Nous sommes simplement différents.

    Moins habile qu’un pigeon dans les bois,

    Plus lent qu’un poisson sous les glaces.

    La droiture parfois s’étire et se déploie,

    Le calme n’est jamais définitif.

    Et moi je souffre de ces maux

    Que ne guérissent ni aiguilles ni simples.

    Au moment du départ, étonné des alcools si légers,

    Et après les adieux, laissé seul dans les larmes.

    Nous nous reverrons un jour, c’est certain,

    Même si, j’en ai peur, la vie publique nous éloigne.

    Je m’en remets seulement au rêve des anciennes collines

    Qui vous emmènera dans ma pauvre chaumière. »

     

    Su Shi (Su Dungpo) – 1037-1101

    « La dynastie des Song du Nord »

    Traduit par Stéphane Feuillas

    In Anthologie de la poésie chinoise

    La Pléiade, Gallimard, 2015

  • Luo Fu, « En raison du vent »

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    DR

    «  En raison du vent

     

    Hier j’ai longé la rivière

    Sans me hâter jusqu’à

    L’endroit où les roseaux se penchant pour boire

    Et j’ai demandé à la cheminée

    D’écrire pour moi dans le ciel une longue lettre

    Sans doute un peu confuse

    Mais mon intention

    Était aussi claire que la chandelle à ta fenêtre

    Qu’on y trouve un peu d’ambiguïté

    C’est bien difficile à éviter

    En raison du vent

     

    Que tu comprennes ou non cette lettre n’a pas d’importance

    L’important c’est qu’il faut

    Avant que les chrysanthèmes n’aient complètement fané

    Que sans tarder tu te mettes en colère, ou que tu ries

    Que sans tarder tu prennes dans le coffre cette fine chemise qui est à moi

    Que sans tarder tu peignes à ton miroir cette noire et souple séduction qui est la tienne

    Et qu’ensuite avec l’amour de toute une vie

    Tu allumes une lampe

    Je suis un feu

    Qui à tout moment peut s’éteindre

    En raison du vent »

    1981

     

    Luo Fu

    En raison du vent

    Traduit du chinois (Taïwan) par Alain Leroux

    Circé, 2017

    http://www.editions-circe.fr/livre-En_raison_du_vent-588-1-1-0-1.html

     

  • Joël Cornuault, « Tes prairies tant et plus »

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    DR

     

    « Que si le temps aux trousses

    – vieilles faux

    que vous faut-il encore

    roses noires squelettes piquants ? –

    il reste tant de ces temps

    d’allégresse suffisamment douce

    pour ne pas nous exploser

    tu es faite comme un moineau de cerisier

    une moinelette de sorbier –

    mais intense assez

    pour faire feu à fleur et à fourrure

    des quatre fers dans le cœur

    cela tient à l’esprit

    que tu as distribué

    sur nos heures

    ton affluence de dons

    – tu parles du haut d’un printemps

    Dans mon sac à pie tes diamants ont chu

     

    Je l’ai senti si fort hier

    ce courant

    ce courant de cavalcade

    dans le plus grand secret

    d’une parfait générosité

    et que cette influence

    digne des fleurs de jasmin et des perce-neige réunis

    est ta création

    – belle comme une horloge qui a perdu ses aiguilles

    une goutte de parfum sur la nuque à l’attention du fiancé

    quand il s’endort contre la fiancée –

    ta graine au jardin

    dans ce désert

    désert de fées

    ta veille au grain d’Éden

     

    À longueur de jours nos mille et une nuits »

     

    Joël Cornuault

    Tes prairies tant et plus

    Dessins de Jean-Marc Scanreigh

    Pierre Mainard, 2018

    http://pierre-mainard-editions.com/boutique/grands-poemes/tes-prairies-tant-et-plus/

  • Franck Venaille, « Visage du condottiere »

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    DR

     

    « D’une douleur prégnante je cherche la raison

    quand cesserai-je de porter à mon cou cette pancarte

    où s’étale le mot : “c.o.u.p.a.b.l.e” ?

    Pourrais-je enfin vivre et penser, agir, aimer et caresser

    la chair de l’autre sans me croire installé

    sur le bûcher de souffrir ?

    D’une blessure ancienne suinte le pus.

    Quelque chose se tord et ricane en moi.

    Peut-être la vision que j’ai de l’infini.

    Peut-être ce qui perdure en moi de primitif.

    Rien que la sensation d’être cet homme désigné

    fatigué de tirer l’attelage des jours.

    Çà ! Ma douleur !

    Ne pouvons-nous pas ajouter un brin de comique à nos rapports ?

    (je me contenterai d’un pétale d’humour).

    Déjà : on installe devant moi cette bouilloire.

    Déjà : dans mon uniforme d’officier du 54e régiment des Trop Sensibles

    je prie ma compagne de partager, avec moi, le breuvage fort !

    C’est alors qu’un cheval avance sa tête par la fenêtre blonde ouverte

    avec harmonie ses longs cils se mêlent aux broderies du rideau.

    Ah ! Montagnes bleues peintes par l’Éternel !

    Ah ! Mélodie rose de la fleur de lupin !

    La douleur est bien là : n’est-elle pas organiquement mienne ?

    Mais j’en fais don au pasteur intègre du village.

    Et c’est d’un air léger que je termine de boire,

    alors que

    pour moi seul, cette femme entière

    soulève sa voilette.

     ——————————————————————

    En ces après-midi où surgissaient les merles

    – petits orateurs agités et pugnaces –

    je ne demandais rien d’autre à la vie que cela

    partager avec eux le silence capiteux

    me laisser abuser par leur si incompréhensible joie

    et

    pourquoi pas ?

    à mon tour étendre sur ma douleur mes ailes noires

    afin de la cacher au regard d’autrui

    en ces après-midi où surgissaient les merles.

    D’une chambre à l’autre

    en leurs fenêtres ouvertes

    passait, bon compagnon : le vent d’avril !

    J’étais ce condottiere venu pour régner sur quelques icônes

    forcément chastes. Ce soldat adossé à cet arrole noir

    lui servant de rempart – main nue qui se tend au passage d’une jupe –

    Rien que moi !

    Tout de moi !

    En ces après-midi où s’agitaient qui vous savez.

    Elle était donc douce et lumineuse cette vie !

    Pourquoi, soudainement, cette étrange odeur glissant dans les couloirs ?

    Et d’où venait, rauque et rauque, cette roux rauque, qui :

    s’élançait

    contournait

    s’immisçait partout, si rauque ?

    De quelle poitrine ? Ça je le saurai.

    De quels poumons ? On me le confiera.

    De quel appartement avec vue sur le lac ?

    Rauque et rauque cette toux signalant à toutes et tous

    que, parmi eux, un être souffrant, sur sa couche, mal respirait.

    En ces après-midi où surgissaient les merles. »

     

    Franck Venaille

    Tragique

    Obsidiane, 2001, rééd. Poésie/Gallimard, 2010