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Édition - Page 28

  • Franck Venaille, « Cinq éléments d’une réponse »

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    DR

     

    « Dans tout ce que j’écris il y a la permanence d’une grande pudeur. C’est donc tout le contraire d’une attitude qui se voudrait sciemment scandaleuse. Je m’attache au contraire à sauvegarder, préserver tout ce qui, j’y reviens, provient de l’enfance.

    Les actions d’un enfant, d’un adolescent, ne se jugent pas en terme de “normalité”. L’écriture non plus. Et puis, finalement, je ne cherche jamais à m’interroger sur les réactions de mes lecteurs. Bien sûr je préfère qu’ils aiment ce que j’écris, mais dès qu’un texte est écrit, tapé à la machine et à plus forte raison dès qu’il est édité il ne m’appartient plus. J’en suis très détaché. Je le lis comme s’il s’agissait de la création d’un autre. Alors, que ce texte soit “scandaleux” ou non, cela m’indiffère. Ce qui compte ce sont les mots qui lui ont donné naissance, le moment qui l’a fait naître.

    Je ne relis pratiquement jamais mes livres. Je me souviens très mal de ce que j’écris. En cours d’écriture je peux passer une journée entière sur dix lignes que je reprends encore le lendemain. Je me rends malade pour un mot, une ponctuation à propos de laquelle je m’interroge. Il m’arrive de ne pas en dormir de la nuit : c’est mon travail. Mais une fois que le livre est publié : c’est fini ! Je n’ai que mépris et haine pour la littérature en général et mon écriture en particulier. Puis, avec le temps, cela repart…

    À la base de la pudeur il y a mon attirance et la peur de la sexualité. Je crois à la nudité, à ces moments du corps à corps amoureux où l’on ne peut pas tricher, même et surtout dans la perversion. Et puis, la queue, c’est aussi l’anti-angoisse ! » *

     

    * (extrait du texte entièrement repris et écrit à partir de la série d’entretiens réalisée par Jean Daive sur France Culture, en 1976)

     

    Franck Venaille

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    Seghers, 1977

  • Franck Venaille, « L’apprenti foudroyé »

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    DR

     

    « Voici mes poignets assez fins pour qu’ils ressemblent à ceux d’une femme que l’on déshabille Je suis encore un adolescent triste qui réclame son père Mon déjà vieux père qui peine à porter sa valise quand nous nous retrouvons légers Et je suis ce fils mystérieux qui t’a tant fait pleurer mais qui maintenant appelle tes mains de menuisier du Faubourg Reviens Nous boirons jusqu’à nous retrouver Jusqu’à ce que je te ressemble Reviens Apporte aussi ta musette d’égoïsme et ton mépris pour tout ce que j’aime Reviens un soir déjà mon vieux père Que je cherche ton visage dans le meeting de la gare Que la nuit soit moins froide à mon dos Reviens oh viens de ta maison où l’on boit du vin chaud — »

     

    Franck Venaille

    L’apprenti foudroyé. Poèmes : 1966-1986

    Éditions Ubacs, 1986

  • Antoine Wauters, « Pense aux pierres sous tes pas »

    antoine wauters,pense aux pierres sous tes pas,verdier

    DR

     

    «  […] à l’insu de Paps et Mams, une drôle de langue poussait en nous, en réaction à leur langue à eux, qui rétrécissait tout : “S’aimer trop fort abrège la vie, dessèche le corps, réduit le cerveau, détruit les yeux.” ; « la recherche du plaisir est un pêché mortel” ; “Travaille, idiote !” ; “Plus vite, allez !”

    Ravis par elle, cette langue qui n’était pas autre chose qu’un chant, et parfois simplement des cris en écho aux cloches de l’église de Barbaragia, le village voisin, on se propulsait dans la lumière, près des arbres et de ces champs de blé noir où on avait pris l’habitude de se cacher d’eux, je veux dire de nos bourreaux.

    Et puis grâce à cette langue, j’avais beau ne pas voir les arpents de terre que Marcio parcourait, serpe à la main, n’avoir vue que sur des piles de linge et des tas de poussière, je savais qu’il était là. Je le sentais. À chaque seconde. Même là, dans l’étroitesse de la cuisine, avec Mams collée à mes basques, il était là. Il respirait en moi et suait avec moi, tant il est vrai qu’on n’avait droit à aucun repos.

    Allez comprendre ceci : toute notre enfance, on vécut dans un temps hors du temps, où l’espoir enjambait le mal.

    Le soir, on se retrouvait dans les ravines où on se jetait avec Zbabou qui nous regardait nous toucher l’entrejambe et, parfois, quand on le lui demandait, nous bourrait le slip de tout un tas de petites choses qu’on aimait follement, comme des épines, des orvets, du bois flotté, mouillé, des coquilles, de la boue, des salives. On avait besoin, au contact de ces choses, de préserver notre corps, sa lumière, sa beauté. Et de se laver de tous ces mots que Paps et Mams nous enfonçaient dans le crâne pour qu’on arrive – c’est ce qu’ils disaient – à devenir quelqu’un. Des travailleurs, des gens biens.

    La nuit, dans le silence de la ferme, on se racontait des choses, des espèces de poèmes :

    – La tristesse est un mur élevé entre deux jardins, disait Marcio. Nous aussi on aura notre jardin, ma sœur. Nous aussi on y arrivera, à être heureux. […] »

     

    Antoine Wauters

    Pense aux pierres sous tes pas

    Verdier, 2018

    https://editions-verdier.fr/livre/pense-aux-pierres-2/

  • Jacques Dupin, « Fragmes »

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    DR

     

    « […] Écrire que tu étais moi, que tu étais nue, que je n’étais rien . que l’ombre d’un cep, que le délié d’une lettre, que la fleur de givre sur le carreau… qu’une cicatrice inversée, une morsure éteinte… que l’ouverture et le fermoir, – que l’aube d’hiver et la nuit d’été – que la senteur du genêt sur le tumulus au bord du chemin, – que la même phrase à l’infini, reprise, biffée, répudiée – écrite…

    ————————————————————————

    Qu’écrire de l’alouette, du liseron, du chêne vert, comment, à quel degré de passion, au risque d’embuer la vitre, et l’instant de la découverte… faut-il que les mots soient plus clairs que les choses, et la feuille blanche plus criminelle que la nuit qui les dérobe, qui les relance…

     

    objet du désir de l’autre, il suffit que tu danses, que tu ries, que tu glisses en dansant dans l’œil que tu ravis, pour qu’il cesse à jamais de voir, en donnant à lire ma disparition…

    ————————————————————————

    ­­­­­­­­­­­­­­­Écrire, un mourir qui ne finit pas de s’éteindre entre mes doigts, de rougeoyer sous la cendre, et de reverdir sur l’abrupt de la falaise, comme une naissance de l’un adossée à l’agonie de l’autre, – le partage à couteaux tirés de notre gémellité odorante… très loin de moi, seul, qui verse l’huile sur le feu de l’écriture, pour activer le brasier de la mort du livre, et graisser les minuscules rouages édenté de la poétique aphasie…

    ————————————————————————

    Lui, le rossignol, une nuit de mai, la perfection de son chant me tient en éveil, et me comble, et finit de me persuader de ne plus écrire, – ou de m’obstiner follement à écrire, l’un et l’autre, pour lui, allant de soi, étant ressaisis par son chant, relancés par sa folie, le jaillissement de sa gorge touchant le silence… […] »

     

    Jacques Dupin

    Échancré

    P.O.L, 1991

  • Jacques Dupin, « Lises lisières liseron »

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    © Jan Voss

     

    « la vigne serait claire le raisin lourd

    comme si le malheur n’avait plus de prise

    quand il nous atteint, et qu’il nous serre

    dans la séquence infinie de sa venue

    de son retour – et c’est toi que je dévisage

    il y a des papillons blancs sur tes lèvres

    et devant tes yeux, avec les appelants

    de la foudre, les prémices d’un désastre clair

    frange d’ébriété d’un sol d’humus et de feuilles

    où je sombre en m’allégeant de l’odeur

    toi et moi nous étions sur le point d’atteindre

    cette précocité rayonnante, ce survol

    éphémère plus loin que le fond du ciel »

     

    Jacques Dupin

    Rien encore, tout déjà

    Xylographies de Jan Voss

    Fata Morgana, 1990

  • Jacques Dupin, « Orties »

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    DR

     

    « Le poète – il n’existe pas –

    est celui qui change

    de sexe comme de chemise

     

     

    une humide contre une sèche

    une rose contre un caillou

    et vice vers…

                          précipice

    un feu de branches déjà vertes…

     

     

    quelles fleurs pourraient surgir

    rien ne presse

     

    que le pas

                     l’ombre

    qu’il jette »

    Jacques Dupin

    in Le grésil

    P.O.L, 1996

  • Jacques Dupin, « Matière du souffle »

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    DR

     

    « L’ambiguïté de l’empreinte : être le présent d’une image ou d’un signe, la marque brûlante, – et ensemble distance de l’une, absence de l’un, – une vieille histoire racontée marmonnée sans fin, et l’éclat de son futur imminent… Le battement de sa mort suspendue, sa dérogation d’être ici, son sursis, un élargissement de condamné, sa proximité, son éloignement, la barre, la ligne surchargée graffitée de son horizon…

     

    Une image dont la violence (la témérité de la coupe) est comme inhibée, fortifiée, prolongée dans son éclat – par ce qui l’entame et l’incise, l’infléchit, l’enrobe et la brouille… Trop prompte, trop vite levée, pour être coupée de l’enclave nourricière, de la terre aveugle, et de la pensée du double…

    ­——————————————————————————————————

    Il s’en faut d’une montagne ouverte, et d’un corps de bête frôlée, de femme désirée – entre blessure, tatouage, rituel et sauvagerie… le même lancinant étirement d’un songe, et la trace accolée du double et de la proie, devant la béance de la montagne et la nuit des yeux de l’aimée…

     

    …la nuit dont la grâce réfractaire affleure par le fendillement de l’étendue et la scarification de ses plaies… comme à l’écart de ce massif, de cette chaîne de peintures dont les voix de ruissellement baignent les racines et la danse… Un orgasme de la substance, un solipsisme de l’air, une accentuation du pli et du trait qui transgresse la voix païenne, et le cérémonial de la mise à nu – et la brûlerie d’aromates… »

     

    Jacques Dupin

    Matière du souffle (Antoni Tàpies)

    Frontispice de Antoni Tàpies

    Fourbis, 1994

  • Pier Paolo Pasolini, « La religion de notre temps »

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    PPP en Giotto dans Le Décaméron, 1971

     

    « Si – ne les voyant plus depuis deux jours seulement,

    maintenant, en les revoyant, à ma fenêtre, un court

    instant, là-bas, ignorés, disgracieux,

     

    tandis qu’ils grimpent sous un soleil blanc comme neige,

    je retiens à grand-peine un enfantin sanglot –

    que ferais-je, quand, ayant acquitté toute dette

     

    ici-bas, se sera perdu mon dernier râle

    depuis mille ans déjà, depuis l’éternité ?

    Deux jours de fièvre ! Au point

     

    de ne plus pouvoir supporter le décor,

    si insensiblement changé soit-il par les chaudes

    nuées d’octobre, et si moderne

     

    désormais – qu’il me semble ne pouvoir plus

    le comprendre – en ces deux gosses qui remontent la rue,

    là-bas, au fond, à l’aube de la jeunesse…

     

    Disgracieux, ignorés : et pourtant leurs cheveux

    reluisent d’une joyeuse couche

    de brillantine – volée dans l’armoire

     

    d’un frère aîné ; tandis que sont fanés

    par de millénaires soleils citadins

    leurs pantalons de toile, que le soleil d’Ostie

     

    et le vent ont décolorés ; et pourtant c’est un fin

    travail que le peigne a consolidé

    sur les chevelures aux mèches blondes bien démêlées.

     

    À l’angle d’un immeuble, ils apparaissent,

    debout, mais fatigués par la montée,

    et je vois disparaître, en dernier, leurs jarrets,

     

    à l’angle d’un second immeuble. Il semble

    que la vie, depuis toujours, se soit arrêtée.

    Le soleil, la couleur du ciel, cette hostile

     

    douceur, que l’air assombri

    de spectres de nuées, redonne aux choses,

    tout se passe comme en une heure

     

    révolue de ma vie : de mystérieux

    matins de Bologne ou de Casarsa,

    douloureux et parfaits comme des roses,

     

    renaissent de nouveau, ici, dans la lumière

    que contemplent les yeux abattus d’un enfant

    qui ne connaît en tout et pour tout que l’art

     

    de se perdre, motif lumineux sur fond sombre.

    Alors que je n’ai jamais péché : je suis

    aussi pur qu’un vieux saint, aussi

     

    n’ai-je rien eu ; le don

    désespéré du sexe, tout entier,

    s’est enfui en fumée : je suis bon

     

    comme un fou. Mon passé

    tel que me l’a assigné le destin

    n’est rien d’autre qu’un vide inconsolé…

     

    et consolant. J’observe, en me penchant

    à ma fenêtre, ces deux gamins qui vont, légers,

    sous le soleil ; et je suis là, comme un enfant

     

    que tourmente, bien sûr, ce qu’il n’a pas connu,

    mais aussi tout ce qu’il ne connaîtra point…

    Et en ces pleurs, le monde est une odeur,

     

    rien d’autre : des violettes, des près, que connaît bien

    ma mère, et en quels printemps…

    Une odeur qui ondoie pour devenir, là

     

    où les pleurs sont doux, matière

    à expression, nuance… la voix

    familière de cette langue folle et vraie

     

    que j’eus à ma naissance et que suspend la vie. »

     

    Pier Paolo Pasolini

    Poésies 1953-1964

    Bilingue

    Traduit de l’italien par José Guidi

    Gallimard, 1973, rééd. Poésir Gallimard n° 140, 2017

  • Yang Wan Li, « Dans la chaleur de midi, je monte au Kiosque de la Récolte abondante »

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    Shen Zhou, 1427-1509. Musée du Palais, Pékin

     

    « dans la maison basse, la canicule, impossible de rester

    dans le haut kiosque, d’air frais il n’y a pour ainsi dire pas

    si le petit vent n’est pas entièrement avalé par les cigales,

    un peu de fraicheur arrivera peut-être jusqu’au vieillard »

     

    Yang Wan Li – 1127-1206

    Le son de la pluie

    Poèmes traduits du chinois par Cheng Wing fun & Hervé Collet

    Moundarren, 1988

    http://www.moundarren.com/poeteschinois/yangwanli

  • Sabine Bourgois, « La neige à l’envers »

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    DR

     

    « Il y eut des femmes à ces fenêtres guettant des retours. Des femmes postées, des femmes-vigies. Je n’attends personne, ne guette personne, le temps s’est assis sur une chaise. Mon lit est froid.

     

    Le silence dans ma bouche. Dans mes oreilles souvent. Ne plus désirer parler. S’attarder sur la sensation de la bouche close et à l’intérieur, de ma langue gonflée comme une grosse éponge. Immobile. Collée au palais, reposant entre les mâchoires mal jointes.

     

    J’avais pris l’habitude de dire “l’ombre” et de dire “la lumière” sans savoir, au juste, de quoi je parlais.

     

    Ici, maintenant, j’éprouve la lumière et l’obscurité.

     

    J’aime l’aube, l’émergence fidèle du soleil plutôt que sa gloire à midi ou l’affirmation de sa puissance dans les après-midi grasses et mal commodes. À la fin du jour, mon cœur se serre aux dernières lueurs du soir dont je comprends l’adieu.

     

    Mais l’ombre d’un bois, d’un sous-bois, d’une maison, l’ombre comme puissance obscure, comme règne, je ne la connaissais pas. Je ne faisais que l’entr’apercevoir. La deviner. La pressentir.

     

    L’ombre pour l’éternité. Et l’éternité des ombres, leur prévalence. Les présences indiscutables des morts dans l’ombre. Leur appel. Leur souvenir et leur mémoire. Sous les arbres. Dans les livres parfois. Et à l’encoignure des fenêtres.

     

    La maison elle-même recélait des ombres et c’étaient celles d’un lieu, de l’histoire d’un lieu. Celles inscrites dans les murs. La chair des murs, l’écorce des pierres, ses saillies.

     

    Il y avait ce qui se taisait, plutôt que ce qui se disait, entre les arbres et la maison et entre la maison, les hêtres et le vieux tilleul. Une continuité mystérieuse, taciturne.

     

    Je sentais la maison enclavée dans la terre, nichée au creux des racines convergentes des arbres. Dominant l’odeur des mousses et des fougères, de l’humus, des lichens sous la haie de noisetiers qui dévalait jusqu’à l’eau glacée de la rivière. »

     

    Sabine Bourgois

    La neige à l’envers

    Un Comptoir d’édition

    http://poezibao.typepad.com/poezibao/2018/07/note-de-lecture-sabine-bourgois-la-neige-%C3%A0-lenvers-par-christiane-veschambre.html

  • Anton Tchékhov, « La steppe »

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    DR

     

    « Quand nous regardons longuement le ciel immense, nos idées et notre âme se fondent dans la conscience de notre solitude. Nous nous sentons irréparablement seuls, et tout ce que nous tenions auparavant pour familier et cher s’éloigne indéfiniment et perd toute valeur. Les étoiles, qui nous regardent du haut du ciel depuis des milliers d’années, le ciel incompréhensible lui-même et la brume, indifférents à la brièveté de l’existence humaine, lorsqu’on reste en tête à tête avec eux et qu’on essaie d’en comprendre le sens, accablent l’âme de leur silence ; on se prend à songer à la solitude qui attend chacun de nous dans sa tombe, et la vie, nous apparaît dans son essence, désespérée, effrayante…

    Iégor pensait à sa grand-mère qui reposait au cimetière à l’ombre des cerisiers ; il la revit, couchée dans son cercueil, une pièce de cuivre sur chaque œil ; il se rappela qu’ensuite on avait mis un couvercle sur la bière et qu’on l’avait descendue dans la tombe ; il se souvint aussi du bruit sec des mottes sur le couvercle… Il se représenta sa grand-mère dans son cercueil étroit et sombre, abandonnée de tous et sans secours. Il l’imagina s’éveillant soudain, et, ne comprenant pas où elle était, frappant contre le couvercle, appelant à l’aide et, finalement, accablée d’horreur, mourant une seconde fois. Il imagina, comme s’ils étaient morts, sa mère, le Père Christophe, la comtesse Dranitski, Salomon. Mais quelque effort qu’il fît pour se représenter lui-même dans une tombe obscure, loin de sa maison, abandonné, sans secours et mort, il n’y réussit pas ; il n’admettait pas pour lui-même la possibilité de mourir, il avait le sentiment qu’il ne mourrait jamais… »

     

    Anton Tchékov

    La Steppe, suivie de Salle 6 et L’Évêque

    Traduction d’Édouard Parayre, revue par Lily Denis

    Préface et dossier de Roger Grenier

    Folio / Gallimard, 2003

  • Tanikawa Shuntarô, « Le vert des herbes folles »

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    DR

     

    « Quand je promène un œil distrait sur le vert des allées envahies d’herbes folles, je suis tenté de tout prendre à la légère

    La vieille, têtue comme une mule, mourra un jour elle aussi

    Ce que je pourrais faire pour elle ne pèse pas lourd dans la balance

    On traîne dès la naissance le fardeau du karma, et personne n’y peut rien

     

    Or, quand je me figure l’enfance de cette vieille,

    quand je l’imagine, sous les coups de trique de la marâtre, qui va puiser de l’eau,

    les poèmes que j’écris m’apparaissent comme de simples tentatives

    Aux yeux de la vieille, tout ce que j’écris ne vaut pas plus qu’un maigre bol de riz

    Ça ne l’empêche pas de me féliciter en caressant chacun de mes nouveaux recueils

     

    Supposons (ce qui a peu de chances de se produire)

    que je puisse décrire dans un poème l’état de cette vieille à bout de forces

    Alors, il cesserait d’être un état pour devenir de la poésie

    Rien de plus qu’un soupir poussé, de très loin, par un homme sans la moindre attache avec elle

     

    Ce que je dis est bizarre, mais moi, toujours en quête

    de poésie, je suis pareil à cette vieille

    Si j’éprouve de la joie à lire des poèmes c’est uniquement

    parce qu’ils me permettent de m’oublier

    Quand je reviens à moi, je ne suis qu’un être vivant, un homme incorrigible

     

    Si on doit tout prendre à la légère, autant aller se pendre pour en finir dit la vieille

    Promenant un œil distrait sur le vert des herbes folles qui se fane à mesure que le soir tombe

    je me sens basculer dans l’ivresse de la nuit sans pitié »

     

    Tanikawa Shuntarô

    L’Ignare

    Traduit du japonais et préfacé par Dominique Palmé

    Bilingue

    Coll. D’une voix l’autre, Cheyne, 2014