Emmanuel Merle, Philippe Agostini, «Démembrements»
« Rien, presque
La pierre, on la croyait à fleur de sol,
on la déloge, avec une pioche,
c’est la mémoire, terreuse, encore humide
de ce qui s’est passé. Rien, presque.
On laisse un trou qui ne se comble pas,
et le ciel le regarde, s’en ferait une orbite
supplémentaire. Toutes les mémoires
de tous les hommes, tous les yeux du ciel.
Et le ciel, que voit-il, augmenté de ma mémoire ?
Rien, presque. De l’électricité de faible
ampérage, au fond du trou. Des formes
simples qui crieraient silencieusement
comme les nuages lorsqu’ils se désagrègent
ou semblent s’entredévorer.
Ma mémoire n’a que des rapports humains
minéralisés. Et pourtant mon visage recrée
quelquefois la sensation d’avant :
la barbe de mon père,
une broussaille, quelque chose qui dure
puisque c’est encore là, possible. Ou
ce cheval heurté de face, tête à tête,
et le claquement derrière mon front.
Ou la main d’un enfant sur ma paupière,
oui, ça revient facilement, je saisirais
presque le doigt. Presque. Ce serait saisir
la lumière, comme on saisirait tout le bleu
d’un monde, d’un seul rapt.
Étranges cicatrices de l’esprit.
Cette capacité de déchirure qu’elles ont,
sur des visages aimés et incompréhensibles,
souvenirs de visages
tendus vers le vide, le sans-retour.
Aimer, c’est quoi ? Accepter l’assemblage
nécessaire et étrange d’un visage.
Souvent presque rien, presque. Un magma
encore tiède au bas de la pente.
Où est cette maison qui est moi,
qu’avec moi d’autres ont habitée ?
Ce rien pourtant devrait être une terre,
une presqu’île qu’on rejoint encore, parfois,
à marée basse,
sous la nuit. »
Emmanuel Merle
Démembrements
Peintures de Philippe Agostini
Voix d’encre, 2018