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Édition - Page 47

  • Lambert Schlechter, « Inévitables bifurcations »

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    © : cchambard

     

    « étourdi mais pas ivre / solitaire mais pas fou, mots que j’avais calligraphiés en grands caractères chinois sur un panneau que j’avais cloué sur la porte d’entrée de mon logis provençal en 1991, mots de Su Tung Po écrits à la fin du XIe siècle, Jim Harrisson est mon aîné de cinq ans, j’aime le fréquenter, viens d’acquérir ses derniers poèmes, écrits en 2009 et 2010, il écrit : je suis un vieux môme, et il feuillette, infiniment mélancolique, les pages de Su Tung Po que moi aussi je feuillette depuis vingt-cinq ans, depuis avril 1988, à côté de certains poèmes j’ai mis une dizaine de dates, le 6 août 1990, mon fils (il avait sept ans) était venu me voir pendant que je lisais dans notre maison provençale, je lui traduis le poème que Su a écrit le 14e jour du 12e mois de l’année 1063, dans le crépuscule seuls les corbeaux connaissent mon sentiment / bruyamment ils s’envolent, mille flocons tombent des branches froides, dix minutes plus tard mon fils revient : dis-moi le poème encore une fois, Jim Harrisson, à 70 ans, écrit une séquence de poèmes qu’il intitule “Onze aubes avec Su Tung Po”, dans le premier poème il cite un vers du poète chinois : je suis un cheval fatigué / débarrassé de son harnais, et dans le dernier texte il note : Su Tung Po est mort, mais je continue / de lui parler comme à mon père / décédé voilà cinquante ans, dans la brume matinale du premier jour de l’automne je lis & relis les poèmes infiniment mélancoliques du vieux Jim, éphémère mais intense unisson avec notre ami venu de l’an mil, comme disait Caude Roy, la vie va la mort vient, tout compte & rien n’importe, quand passera mon fils un de ces jours (il va avoir trente ans), je lui ressortirai le poème de Su, je ne pense pas qu’il se souvienne, ci & là nous laissons une petite trace dans la mémoire, une chétive empreinte sur le papier, quelques syllabes, pattes de mouche, tout cela est si évanescent et passager, tout cela est déjà en train de se dissoudre, mais voilà que quelques vers de Su Tung Po traversent dix siècles pour atterrir sur ma page, appuyé sur ma canne, je regarde les choses se transformer / je contemple aussi ma vie / dix mille choses, chacune vient en son moment / ma vie, jour après jour, se précipite…, la brume du matin a fini par se lever, et par une brèche dans les nuages quelques rayons soleilleux passent pour faire sourire un peu les dernières trémières »

     

    Lambert Schlechter

    Inévitables bifurcationsle Murmure du monde 4

    Les doigts dans la prose, 2016

    http://www.lesdoigtsdanslaprose.fr/

  • Françoise Ascal, « Le fil de l’oubli »

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    « “Maison à vendre”. Une pancarte est accrochée au-dessus des portes de la grange.

     

    Le toit fuit.

    L’eau goutte, imbibe plafonds et planchers.

    La véranda n’a plus de vitres.

    Les murs se lézardent.

    Le salpêtre monte.

     

    Maison qui retourne à la terre.

    Qui dit l’étable et la paille originelle.

     

    On ouvre une dernière boîte. On répand sur la table son trésor de pacotille. On fouille à deux mains dans ce bric à brac. Boutons de nacre de bois de cuivre, épingles à cheveux, attaches de jarretelle en caoutchouc rose durci, boutons de manchettes dépareillés, briquets à essence hors d’usage, stylo laqué dans capuchon, plumes d’or ébréchées, fèves rescapées d’anciennes épiphanies, glands de rideaux, dés à coudre, Jésus de porcelaine, éclats de miroir, médailles d’argent, médailles d’étain rapportées de pèlerinages à Notre-Dame-du-Haut. On brasse encore et encore du temps solidifié.

     

    On a tout de suite remarqué l’enveloppe de papier bistre fermée par un ruban, contenant cinq cartes postales qui portent la mention “Franchise militaire”. Mais pour l’heure on cherche autre chose. L’objet manquant déposé au creux de la mémoire. Obsédant. Intercesseur de l’invisible.

     

    C’est un canif de fer-blanc. Le manche a la forme d’un soldat au garde-à-vous, droit dans son uniforme d’apparat. Humour macabre ou signe de l’inéluctable, la lame, en se repliant, coupe son corps en deux.

     

    On songe à celui qui le glissait dans sa poche du temps de sa jeunesse.

    On l’imagine, penché sur la meule de grès rose, attentif à parfaire le tranchant de la lame.

    On l’aperçoit, au bord de l’étang coupant des roseaux pour tresser une barque de rêve.

    On ne connaîtra pas son visage. On ne saura rien de ses yeux, de son sourire.

    Personne ne l’a revu manier la faux dans les prés pentus qui mènent à la rivière.

     

    Figure de l’ombre retournée à la nuit, comme des milliers, qui ont quitté leur village, leur ferme, leur verger, pour ne plus revenir et n’ont survécu à leur mort que le temps bref des battements de cœur de ceux et celles qui les ont veillés sous la clôture des habits noirs.

     

    Puisse chacun, chacune, avoir laissé quelque objet familier qui, passant de main en main, fera résonner leur être singulier.

    Écho de ce qu’ils furent.

    Coquillage au creux de l’oreille des vivants pour prolonger leur murmure. »

     

    Françoise Ascal

    Noir-racine, précédé de Le fil de l’oubli

    Monotypes de Marie Alloy

    Al Manar, 2015

    http://www.editmanar.com/

  • Jean-Christophe Bailly/Éric Poitevin, « Le puits des oiseaux »

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    © éric poitevin

     

    « […] cette chute que l’on voit, c’est sa répétition infiniment recommencée qui s’espace d’image en image d’une photographie à une autre, ce qui revient à dire que chacune de ces images est comme un tombeau léger, comme une feuille légèrement posée sur la mort. Cette chute n’est pas absolu, n’est pas une essence – c’est celle, à chaque fois, d’un être qui, vivant, fut la vie même, et dont la vie, ainsi, nous est renvoyée. La vie, c’est-à-dire aussi, dans son rayonnement, le pays dans lequel l’oiseau vivait, le territoire d’air et de brindilles, de terres lourdes et de soirs distendus où il avait fait son nid. Dans la conception chinoise de l’émotion musicale, la qualité la plus grande est atteinte lorsque justement le son commence à s’en aller – c’est au moment où elle s’évanouit que peut-être perçue dans sa plénitude l’exacte résonance du timbre. Les oiseaux morts, ici, sont les sons disparaissant du pays qui les porta ou qui les vit passer. Et ce n’est pas seulement qu’il y ait une solidarité native entre les lignes de crête des collines et les trajectoires des envols, ou entre les plus fines matériologies du sol et les enchevêtrements des ramures et le jeu, en eux, sur eux, du soleil et de l’ombre, c’est aussi que, sous la portée des ailes et selon leur idée, c’est tout le pays survolé qui revient. »

     

    Jean-Christophe Bailly

    Le puits des oiseaux – nature morte

    pour des photographies d’Éric Poitevin

    Seuil / Fiction & Cie, 2016

    la série de photographies présentée dans ce livre est l’objet d’une exposition organisée par le centre d’art Vent des Forêts dans la nef de l’ancienne église fortifiée à Dugny-sur-Meuse, durant le mois de juillet 2016

    http://ventdesforets.org/oeuvre/le-puits-des-oiseaux/

  • Tarjei Vesaas, « Vie auprès du courant »

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    « Le Chemin

     

    Les traces ne paraissent pas.

    N’estampillent pas les flaques de boue,

    les fondrières.

    Le pied a été léger.

    Mais celui qui est arrivé connaît le chemin.

    Sait l’encoche essentielle

    où placer le pied.

    Arrive au sommet de la colline et contemple heureux

    le chemin plus loin devant.

    S’allonge sur le coteau pour se reposer

    et attend de la compagnie.

    Les voilà qui se présentent, tels d’aimables conseillers,

    ceux qui ont déjà pris leur forme.

    Il nous semble pouvoir leur parler de

    nos affaires les plus secrètes,

    tout en taillant une baguette

    avec un petit canif.

    Nous sommes tous rassemblés. Personne ne le sait

    ni ne le saura.

    Nous taillons de baguettes et les plantons dans la terre

    et parlons jusqu’au coucher du soleil.

     

    Après, alors que le crépuscule descend sur nous,

    nous en savons davantage :

    Il nous faut marcher dans le noir,

    en grands virages et lacets.

    Nous ne disons plus un mot.

    Si nous parlions, le chemin sombrerait.

    Mais arriver, personne n’ose le mentionner.

    Cela doit se produire sur le vaste site

    où des bassins limpides confluent

    des quatre vents,

    et fusionnent

    en immenses espaces transparents

    sans le savoir, sans le vouloir.

    On est alors arrivé

    et l’on n’est plus. »

     

    Tarjei Vesaas

    Vie auprès du courant – 1970

    Traduit du nynorsk par Céline Romand-Monnier

    avec la complicité de Guri Vesaas & Olivier Gallon

    bilingue

    postface d'Olivier Gallon

    La Barque, 2016

  • Jacques Roman, « Proférations »

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    © : dcollin

    « Le 19. 1. 1991 échoué

     

    … veilleur ne criera pas éveillé échoué immobile boule dans la gorge en janvier œil sur la mort drapée d’étoiles et de galons aux quatre points cardinaux oubliés n’écrira pas sur les murs du vieux monde sa honte portée devant vous échoué à l’heure qu’il est ce soir il tourne en rond tandis qu’on lui arrache la bonté prie que soit donné à l’enfant pitié des années et des années d’oreille lui échoué muet sans rôle ici ne blâmez pas son espoir en vous l’être a fait son feu consolation par tous les pores de la peau entendez veilleur ne criera pas échoué n’écrira pas éveillé échoué en janvier parmi les miettes éparpillées de la joie qui nous fut ciel ici supplie brûlez ces mots toute la fausse monnaie afin que ne tombent et sa vie et la vôtre en été tous sens à l’abîme échoués la boule en la gorge nommez-la amour encore là-bas demain où sa poussière dansera dans un autre janvier où n’aura plus cours cet enfer qui prit en toutes lettres nom d’homme jusqu’en ce sable échoué terrassier de l’interminable dans la énième heure du matin ici où ne criera pas en janvier veilleur éveillé la boule en la gorge où ne saignons ni vous ni lui pourtant écoutez l’entendez-vous cette parole allant dans le silence ainsi l’abandonnant où le sang coule… »

     

    Jacques Roman

    Profération

    Éditions Isabelle Sauvage, 2016

  • Ishikawa Takuboku, « Une poignée de sable »

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    « Tôt ce matin

    écrite par cette jeune sœur qui a déjà passé l’âge de se marier

    j’ai lu une lettre qui ressemblait fort à une lettre d’amour

     

    Que quiconque la lisant

    ne puisse m’oublier

    telle est la longue lettre que je voulais écrire ce soir

     

    Grondé

    un cœur d’enfant éclate en sanglots

    Tel est le cœur que je voudrais avoir

     

    Comme une bête malade

    mon cœur

    dès qu’il entend parler du pays s’apaise

     

    Souffrance de l’errance que je n’aurai su rendre

    dans ce brouillon dont l’écriture

    m’est si pénible à relire !

     

    Quelque part

    traîne comme une odeur de peau de mandarine brûlée

    voici le soir 

     

    Venu dans ce parc un jour de beau temps

    en marchant

    j’ai pris conscience du déclin tout récent de mes forces »

     

    Ishikawa Takuboku

    Une poignée de sable

    Traduit du japonais par Yves-Marie Allioux

    Philippe Picquier, 2016

  • Pascal Quignard, « Critique du jugement »

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    © : cchambard

     

    « La beauté est comme l’oiseau qui se réveille sur la branche dans l’aurore. Il prend son envol dès le premier rayon du jour. L’embellissement de la beauté au sein d’elle-même, telle est la modification de l’aube. Elle n’a pas d’autre fin que l’envol dans la première lueur pour rejoindre la source de la lumière naissante. La moindre araignée, la moindre mouche s’insère dans le jaillissement de tout ce qui est neuf, innocent, intact, irradiant. Alors la beauté est ce qui vient flotter dans l’extrême fraîcheur d’une espèce de natalité sans fin. Vague invisible dans l’air qui s’élève, qui ne retombe tout à coup que pour se réélever d’une façon toujours plus neuve. Éclaboussement toujours imprévisible. La beauté est contiguë à une liberté sans fin. »

     

    Pascal Quignard

    « Sur la merveilleuse ignorance divine »

    Critique du jugement

    Galilée, 2016

  • Isabelle Baladine Howald, « Hantômes »

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    © : cchambard

     

    « le sommeil les baisers ferment les yeux

    sans la mort

    ta bouche dans ma bouche – même souffle   j’inspire

    et expire ton souffle   ne les distingue plus   j’aimerais

     

    –––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––

     

         fermer les yeux

    – je ne veux pas

    fermer les yeux –

     

     

     

    Le gris bleu violet de l’iris, inimitable, j’ai laissé

    ses yeux entrouverts,

    je pas, peux pas, fermé

     

     –––––––––––––––––––––––––––––––––––––

     

    L’élégie est l’arrivée et rien qu’elle.

    Hantômes est le livre pour les enfants, à leur place –

    de morts.

    Fente. Déplacement définitif.

     

     

    Non remplacés, regarde l’espace entre le carton

    inséré et les bords en métal ou en bois, flottant,

    non remplacés, non remplacé l’espace, non remplacé

    le cœur de lui, et de lui, et de lui. Flottant battements

    inaudibles. »

     

    Isabelle Baladine Howald

    Hantômes

    Éditions Isabelle Sauvage, 2016

  • Jennifer Barber, (Portail)

    jennifer Barber,emmanuel merle,rumeur libre

    © : cchambard

     

    (Portail)

     

    Hier la corde à linge

    s’est effondrée sur le sol

    dans le vent, la pluie a laissé place

     

    à une autre pluie, plus fine,

    qui a dissous la baie. J’ai vu

    un traquet à la mangeoire,

     

    une mésange noire, un chardonneret, un roitelet,

    une éclaboussure de soleil

    sur le fuchsia trempé.

     

    Un bras géant, invisible,

    a dévié un nuage de la montagne

    jusqu’à la plage, puis dans l’autre sens.

     

    Soulevant le loquet du portail, j’ai entendu

    sept années d'abondance

    suivies par sept de disette

     

    dans les maisons en ruines sur la colline.

     

    Jennifer Barber

    traduit de l’américain par Emmanuel Merle

    in revue Rumeurs

    La Rumeur libre 2016

     

  • Lydia Davis, « Histoire réversible »

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    « Mon ami d’enfance

     

    Qui est ce vieil homme qui marche l’air un peu sombre avec un bonnet sur la tête ?

    Mais lorsque je l’appelle et qu’il se retourne, il ne me reconnaît pas tout de suite non plus — cette vieille femme qui lui sourit bêtement dans son manteau d’hiver. »

     

    Lydia Davis

    Histoire réversible

    Traduit de l’américain par Anne Rabinovitch

    Christian Bourgois, 2016

  • W. G. Sebald, « Les Émigrants »

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    © : Eamonn McCabe

     

    « Quand au cimetière juif, le fonctionnaire me remit, après avoir quelque peu cherché dans un coffre ad hoc suspendu au mur, deux clés dûment étiquetées, en me donnant cette explication pour le moins étrange que pour parvenir au cimetière juif il fallait, à partir de l’hôtel de ville, marcher mille pas vers le sud, en ligne droite, jusqu’au bout de la Bergmannstrasse. Lorsque je fus arrivé devant la grille, il s’avéra qu’aucune des deux clefs n’entrait dans la serrure. J’escaladai donc le mur d’enceinte. La vision qui s’offrit à moi ne correspondait pas à l’idée qu’on se fait d’un cimetière ; je vis un terrain en friche depuis de longues années, couvert de sépultures s’affaissant et tombant progressivement en ruine, de hautes herbes, des fleurs des champs, et les ombres mouvantes de quelques arbres. Seule une pierre çà et là montrait sur l’une des tombes que quelqu’un avait dû rendre visite à un défunt – mais depuis quand ? Si les inscriptions gravées n’étaient pas toutes déchiffrables, les noms encore lisibles – Hamburger, Kissinger, Wertheimer, Friedländer, Arnsberg, Frank, Auerbach, Grunwald, Leuthold, Seeligmann, Hertz, Goldstaub, Baumblatt et Blumenthal – m’inclinèrent à penser que les Allemands n’avaient peut-être rien tant envié aux Juifs que leurs beaux noms, si liés au pays et à la langue dans lesquels ils vivaient. Un frisson me parcourut devant une tombe où reposait Meier Stern, décédé le 18 mai, soit le jour de ma naissance, et de même le symbole de la plume d’oie sur la stèle de Friederike Halbleib, morte le 28 mars 1912, provoqua en moi un trouble dont je dus m’avouer que je ne parviendrais jamais à percer complètement les raisons. Je me l’imaginais écrivain, penchée solitaire et le souffle court sur son travail, et à présent que j’écris ces lignes, il me semble que c’est moi qui l’aie perdue et que la douleur de sa perte reste entière malgré le long temps écoulé depuis sa disparition. Je suis resté au cimetière juif jusqu’à la mi-journée, parcourant les rangées de tombes en lisant les noms des morts, mais ce n’est que tout à la fin que j’ai découvert, non loin de la grille fermée, un monument funéraire plus récent portant sous les noms de Lily et Lazarus Lanzberg ceux de Fritz et de Luisa Ferber. Je présume que c’est l’oncle de Ferber, Leo, qui a fait ériger cette tombe. L’inscription dit de Lazarus Lanzberg qu’il est mort à Theresienstadt en 1942, et de Fritz et Luisa qu’ils ont été déportés en novembre 1941 et n’ont plus reparu. Je suis resté longtemps devant cette sépulture où il aura été donné à la seule Lily, qui avait mis fin elle-même à ses jours, de reposer. Je ne savais que penser, mais avant de quitter l’endroit j’ai déposé, comme le veut la coutume, une pierre sur la tombe. »

     

     W. G. Sebald

    « Max Ferber » in Les émigrants

    Traduit de l’allemand par Patrick Charbonneau

    Actes Sud, 1999 (édition originale allemande, 1992)

  • Jean-Jacques Salgon, « Parade sauvage »

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    Jean-Jacques Salgon au Reid Hall à Paris, 26 mai 2014 ©cc

     

    « Une grotte éclairée, c’est, bien plus que les entrailles de la Terre devenues apparentes, l’ingéniosité de l’homme soudain révélée, comme si l’intérieur même de son crâne lui devenait visible. Les parois de la caverne se mettent à palpiter dans les ténèbres, et toutes les rêveries, toutes les images fixées par l’œil du chasseur, les désirs, les frayeurs et les émois qui hantaient son cerveau, toute ce que la nuit ou les éclipses depuis toujours lui imposaient et devant quoi il demeurait passif ou tétanisé de crainte, deviennent un objet que sa simple volonté est à même de susciter : pour cela il lui suffit d’entrer dans la caverne. Il n’a qu’à tendre une torche au-devant de lui et le monde des ténèbres et des esprits, les forces occultes que le ciel retenait dans ses immenses serres et relâchait dès la tombée du jour, les voici surgissant au gré de son avancée dans ce lieu clos qu’il peut commencer à apprivoiser en y marquant ses signes. Les étoiles dans le ciel, même nommées, demeurent lointaines. Sur la paroi de la caverne, les dieux se sont rapprochés des hommes jusqu’à en perdre de leur vigueur et se faire parfois leurs alliés ; car plus les dieux ou les esprits sont éloignés, plus ils sont virulents et délétères pour l’homme, ainsi que le note Bertrand Hell*. Et c’est donc à ce feu, dont la sauvagerie première avait été antérieurement domestiquée, que l’homme doit ce rapprochement et ce renversement des alliances. Il n’est peut-être pas indifférent que les deux couleurs des peintures de Chauvet soient l’ocre rouge (comme surgi des flammes d’un feu) et le noir du charbon de bois. »

     

    Jean-Jacques Salgon

    Parade sauvage

    Verdier, 2016

     

    * Le sang noir. Chasse et mythe du Sauvage en Europe, Flammarion, 1994, rééd. L’Œil d’or, 2012.