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Édition - Page 49

  • Philippe Lacoue-Labarthe, « phrase »

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    photo in Philippe Lacoue-Labarthe, Altus
    un film de Christine Baudillon et François Lagarde (Hors-Œil éditions)

     

    «  Phrase X

    (« les morts »)

     

    « Ceux-là, sans visage identifiable, mais

    ceux-là, ils sont venus,

    ils se sont assis autour de la lampe, ils ont

    dit qu’ils étaient de passage mais ils

    ont demandé pourquoi nous refusions

    pratiquement de nous

    départir. Ils parlaient

    à voix plutôt basse, de façon retenue,

    sans colère ; ils étaient, lui, elle,

    fatigués, très inquiets ;

    ils pensaient que rien n’arriverait plus

    désormais qui pût donner un semblant

    de véridiction à l’immense rumeur, à

    cet écho pierreux (à la cendre, disaient-ils).

    Ils ne se plaignaient pas, ils demandaient

    simplement qu’on les crût, lui, son chapeau

    sur la tête, les mains adressées, elle,

    ombrageuse (ou fière aussi bien), belle sans doute,

    qui du fond de son âge, de ses yeux devenus gris, de ses larmes,

    invoquait, alors qu’il n’osait rien dire,

    non pas réparation, mais la justice

    simplement, qu’on exécutât

    les lois connues de tous, les lois

    qui gouvernent notre insignifiance, le mal

    et notre infirmité. Ce n’est pas vraisemblable,

    non, disait-elle, ce qui nous est arrivé,

    ce n’est pas vraisemblable : vous savez

    bien, vous savez que nous n’avions rien fait,

    et vous n’en parlez plus, jamais, jamais.

     

    Et lui, à peine audible : nous

    sommes les témoins que dans la honte vous récusez. 

     

    (17 décembre 1988-29 février 1996) »

     

    Philippe Lacoue-Labarthe

    Phrase

    Collection « Détroits »,

    Christian Bourgois, 2000

     

     

  • Yannick Torlini, « Camar(a)de »

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    « travaille. toujours travaille tous jours ton peu qui : se déforme éternise dans l’attente se (encore, encore attenter ton corps éternise), déforme. ton peu qui devient mais : sueurs, arthroses, cargaisons de solitudes calcifient, adossées à l’outil encore, adossé. camarade, perclure ton corps à la ruine des frondaisons, n’achèvera pas le doute. qui, n’achèvera rien, s’éternisera anxieux camarade : poumone l’anxieuse asphyxie jusque. cette muqueuse que tu nommes. exister pour.

     * * *

    ne cède jamais (au grand : jamais), ta langue, à la boue. à la (probable). glaireuse attente qui. guette et avance, ta langue dans, fragmentée, condensée, asphyxiée (percluse dans), percluse l’anxiété de. avance fragmentaire crèverie camarade creuse (ton lit, ton rien, ton reste) : ta fragmentaire crèverie, du début de jour. du début de jamais. pasjamais. »

     

    Yannick Torlini

    Camar(a)de

    Éditions Isabelle Sauvage, 2014

  • François Dominique, « Dans la chambre d’Iselle »

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    « Lucy m’observe avec un sourire moqueur : “Souviens-toi, au début, quand nous n’étions pas sûrs d’avoir un enfant… – Oui, nous disions que si nous parvenions à faire cet enfant, il valait mieux attendre la naissance pour trouver un nom. – Nous disions Il ou Elle, et moi j’aimais dire L’Enfant… – Et puis, nous avons dit : si c’est un garçon, il s’appellera Ilan ; Ilan est l’arbre de vie en hébreu. Une fille ? Elle s’appellera Ella. – Mais Franck, tant que nous ne savions pas, c’était Ilelle, que tu as changé en Ilèle. J’ai du mal avec ce nom androgyne, parce que j’ai rêvé que notre fille naissait avec une peau rose et lisse entre les jambes, comme ces poupées en plastique que nos lointains aïeux offraient à leurs enfants. Je ne veux pas d’un enfant asexué.”

    Nous regardons par la fenêtre la course lente des nuages. Lucy caresse mes lèvres du bout des doigts. “Franck, je pense à un autre nom… Ce serait Iselle. – Où as-tu déniché ce nom ? – Dans un rêve de la nuit dernière… – Que veux-tu dire ? – J’ai rêvé que j’étais à la fête des Enfants nouveaux. Il y avait une ronde autour d ‘un feu de joie. Des enfants sont en train de brûler le bonhomme hiver. La ronde tourne de plus en plus vite, jusqu’à épuisement des enfants qui s’endorment autour du brasier. Une fille ne dort pas ; elle regarde le brasier qui s’éteint. Je m’approche et lui demande son nom. Elle tend la main vers les cendres brûlantes. À ce moment précis, je vois s’élever des cendres les premières fleurs du printemps ; la chaleur ne les blesse pas, elles sont colorées, intactes : des primevères et des crocus. La fille se tourne vers moi et dit : C’est le Gisement des Noms, vous n’avez qu’à choisir ! Regardez bien, fermez les yeux, rêvez à des noms, ouvrez les yeux. J’obéis. Je m’endors, je rêve et me réveille dans mon rêve : plus de fille, plus de cendres, plus de fleurs, mais une vaste forêt claire. Je suis debout sous un arbre. Le vent agite les branches ; le bruissement des feuillages se change en voix, en mots, une litanie de noms inconnus ; et là, je me réveille tout à fait avec un seul nom au bord des lèvres : Iselle. – J’envie ton rêve, Lucy. Je suis d’accord, notre fille s’appellera Iselle : je vais composer une berceuse sur les lettres de ce nouveau nom, i. s. e. l. l. e.” »

    François Dominique

    Dans la chambre d’Iselle

    Verdier, 2015

  • Françoise Ascal, « Des voix dans l’obscur »

    françoise ascal,gérard titus-carmel,des voix dans l'obscur,Æncrages & co

    « non

    pas de “belles histoires” à raconter les histoires ça vole dans l’air on les capte d’une main joueuse je ne sais pas jouer je n’ai pas de let à histoires juste du l à coudre utile pour les plaies coudre et recoudre ce qui bée une spécialité en quelque sorte réparer recoller rastoler ravauder avec plus ou moins de succès paroles qui tombent et se cassent dans le vide murs qui se fendent toits qui s’écroulent draps qui se déchirent peau qui se fane veines qui éclatent c’est mon lot je pose des mots-sutures sur ce qui souffre c’est une addiction comme une autre

     

    peut-être est-ce mon corps troué que je cherche à rejoindre dans la moindre faille

    glisser la langue entre les molécules disjointes mâcher les noms perdus sucer le rien saliver

    lèvres closes cimenter l’absence

     

    peut-être est-ce vous qui m’appelez vous qui n’êtes plus

    vous qui avez fui sans légendes à hisser dans les livres »

     

    Françoise Ascal

    Des voix dans l’obscur

    5 dessins de Gérard Titus-Carmel

    coll. écri(peind)re, Æncrages & Co, 2015

  • Li Qingzhao, « Le printemps est venu »

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    pour saluer le Nouvel An chinois – fête du Printemps

    année du Singe de feu

     

    « Le printemps est venu jusqu’à ma cour.

       Tendre est le vert des herbes.

    Les boutons rouges des pruniers,

       à peine éclatés,

    sont près à s’épanouir.

    Les nuages bleus s’estompent

       en poussière de jade.

    Je m’attarde à mon rêve de l’aube :

    Je brisais avec toi

       la cruche printanière.

     

    Les ombres des fleurs s’alanguissent

       et se posent sur les portes.

    La lueur pâle de la lune s’étale

       sur le rideau translucide.

    Un si beau soir !

    Deux fois en trois ans,

       tu as manqué le printemps.

    Reviens, reviens vite !

    Et jouissons de celui-ci

       jusqu’au fond de nos cœurs ! »

     

    Li Qingzhao (1084-1151 ?)

    Les fleurs du cannelier

    Traduit du chinois par Zheng Su

    Interprété et présenté par Ferdinand Stoces

    Ophée / La Différence, 1990

  • Yang Wan li, « la nuit, buvant »

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    « la nuit, je bois dans le studio vide et froid

    je me déplace pour me rapprocher du poêle gainé de bambou

    le vin est nouveau, pressé de ce soir

    la bougie est courte, restée de la nuit dernière

    un morceau de canne à sucre pourpre, gros comme une poutre

    une mandarine dorée, même le miel ne saurait lui être comparé

    dans l’ivresse monte un poème

    je saisis mon pinceau, impossible d’écrire »

     

    Yang Wan li –(1127-1206)

    In Éloge de la cabane

    Poèmes choisi et traduits du chinois par

    Cheng Wing fun & Hervé Collet

    Moundarren, 2009

  • Tshanyang Gyatsho, « La raison de l’oiseau »

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    « La fine écriture noire

    se dissout goutte à goutte.

    Mais les desseins muets du cœur

    ne se laissent pas gommer…

    *

    Éclat de son teint : bien que sa bouche

    ait souri à tous les gens assis,

    du petit coin de l’œil où s’ouvre la paupière,

    c’est mon visage de jeune homme qu’elle fixait !

    *

    J’ai tracé un dessin sur la terre :

    Il donnait la mesure des étoiles du ciel.

    Du corps de mon aimée, j’ai étreint la douceur

    sans rien élucider, du fond de sa pensée…

    *

    Il neigeait à la brune

    Quand je suis parti pour chercher mon amie :

    plus question de secret,

    la neige aura gardé la trace de mes pas ! »

     

    Tshanyang Gyatsho — sixième Dalaï Lama

    La raison de l’oiseau

    Traduit par Bénédicte Vilgrain

    Fata Morgana, 2012

  • Chao Zhongzhi, « En route de nuit »

    chao zhongzhi,stéphane feuillas,anthologie de la poésie chinoise,pléiade  gallimard

    Shi T'ao, 1642-1707

     

    « Plus je vieillis, plus le désir des mérites et de la renommée s’estompe,

    Et sur ma pauvre haridelle, seul, j’emprunte la longue route.

    Dans le village isolé, des lampes qui luisent jusqu’à l’aube

    M’informent que toute la nuit quelqu’un a lu des livres. »

     

    Chao Zhongzhi (1072 - ?)

    La dynastie des Song du sud (1127-1279)

    Traduit par Stéphane Feuillas

    In Anthologie de la poésie chinoise

    Pléiade / Gallimard, 2015

  • Jacques Roman / Bernard Noël, « Du monde du chagrin »

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    « J. R. – Le fleuve de l’écriture, ses deux berges, la berge de la jouissance, la berge du chagrin, et dans les profondes rainures du fond de son lit, la musique, seule puissance à unir en fête cela qui à fleur d’eau tourbillonne, tourbillonne.

     

    B. N. – L’écriture invente à mesure ce dont elle fait semblant de parler afin de disposer d’un alibi devant la réalité Peu lui importe son sujet, mais il lui en faut un comme outil pour creuser son lit dans l’inconnu. »

     

    Jacques Roman, Bernard Noël

    Du monde du chagrin

    Paupières de terre, 2006

  • Ludovic Janvier,« La confession d’un bâtard du siècle »

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    « Tu aimes rester longtemps debout sous l’odeur du figuier, tu aimes écouter le grincement de la brouette pleine d’herbe aux lapins, tu aimes rentrer lentement de la messe en freinant la journée du dimanche, tu aimes écouter le tombereau passer à vide avec son bruit carré, tu aimes les énormes jambes de la Lisette la jument avec ses poils comme des gros cheveux, tu aimes le sifflement de la meule mouillée quand on aiguise les serpes et les faucilles, tu aimes cueillir les arbouses sur leur arbre en bordure du bois, tu aimes quand tu te torches avec des poignées d’herbe et qu’on entend le coucou, tu aimes quand l’orage noir éclate en tonnes de pluie qui mitraillent, tu aimes le silence à midi avec au milieu le bruit du seau qu’on remonte du puits, tu aimes le froissement de drapeau fait par les ailes de la buse qui remonte au ciel, tu aimes écouter le vent dans les feuilles du petit palmier qu’on appelle satre, tu aimes fixer le feu dans la cheminée et rougir lentement grâce à lui, tu aimes le vin blanc doux avec son épaisseur plein la bouche, tu aimes voir arriver sur le chemin le gros facteur congestionné sur son vélo qui zigzague, tu aimes l’odeur de corne brûlée qui vient de chez le maréchal-ferrant, tu aimes le Tantum ergo qu’on chante aux vêpres avec son goût d’automne, tu aimes voir le soc de la charrue déchausser les pieds de vigne et les rechausser, tu aimes le tango parce qu’il tape à coups de talon mais dans quoi, tu aimes quand le joug de la paire de bœufs fait craquer le cuir contre le bois, tu aimes écouter le moteur du car quand il s’étouffe en remontant la côte, avec la pince à épiler tu aimes glisser les timbres de ta collection entre les feuilles de l’album, tu aimes entendre le chant du coq lorsqu’il fend l’ennui par le milieu, le samedi soir tu aimes arriver au bal en entendant la musique de loin, tu aimes quand l’odeur du foin respirée à fond donne le vertige. »


    Ludovic Janvier
    La confession d’un bâtard du siècle
    Fayard, 2012

    http://www.dailymotion.com/video/xpgvet_ludovic-janvier-la-confession-d-un-batard-du-siecle_news

  • John Ashbery, « Le serment du Jeu de Paume »

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    « Le ticket

     

    L’expérience de t’écrire ces lettres d’amour…

    Clôtures inconcluantes, rien, pas même, de l’eau dans tes yeux, l’air de tout et de rien

    Le jardin dans la brume, peut-être, mais l’égocentrisme compense tout ça, les caroubiers en hiver, blanchis

    Sa main ne menant nulle part. La tête dans le jardin, des érables, une souche vue à travers un voile de bouteilles, ruptures –

    Tu n’avais nulle permission d’entreprendre quoi que ce soit, t’efforçant d’exécuter les ordres déments que l’on t’avait donné de raser

    La boîte, rouge, drôle d’aller sous terre

    Et, méfiant sans raison, boue du jour, le plaid – j’étais à tes côtés là où tu veux être

    Là-bas dans la petite maison occupé à t’écrire.

     

    Bien qu’ensuite les larmes aient l’air de putois

    Et position difficile que la nôtre d’illuminer le monde

    D’effroi, enrageant de bouillie, encore la souche

    Et comme toujours par le passé

    Le regard scientifique, parfum, millions, rire géant

    C’était là une échelle mais pas celle de vérités incertaines et innocentes, la branche effleurant –

    Jusqu’à un fossé de vin et cuves, éclaboussant le poster de sang, télégraphe, tout le temps

    Absorbant automatiquement les choses, celles qui n’avaient pas été gâtées, sordides. »

     

    John Ashbery

    Le serment du Jeu de Paume

    Traduit par Olivier Brossard

    Coll. Série américaine, Éditions Corti, 2015

  • Anise Koltz, « Somnambule du jour »

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    « Marcher à travers les siècles

    à travers le temps

    des vivants et des morts

     

    Sur une route

    où nous partirons demain

    pour arriver hier

    * * *

    Dieu

    je T’appelle

    comme si Tu existais

     

    Descends de Ta croix

    il nous faut des bûches

    pour nous chauffer

    * * *

    Marcher

    sans rien atteindre

    jusqu’à devenir chemin

    * * *

    La mer s’est retirée de nous

    les lignes de nos mains

    sont ses dernières empreintes

    * * *

    Oui j’écris

    nuit et jour

    lorsque vous m’enterrerez

    je n’arrêterai pas

     

    Dans cette terre

    aux entrailles enténébrées

    je continuerai l’écriture

    avec les bouts de mes os »

     

    Anise Koltz

    Somnambule du jour – poèmes choisis

    Poésie/Gallimard, 2015

     

    Les poèmes ici donnés ont paru originellement dans les volumes :

    Souffles sculptés, Guy Binsfield, 1988 ; Chants de refus I & II, phi, 1993 & 1995 ; Le paradis brûle, La Différence, 1998 ; Le cri de l’épervier, phi/Écrits des forges, 2000