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En fouillant ma bibliothèque - Page 6

  • William Butler Yeats « Cinquante et un poèmes »

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    DR

     

    « Un nid de sansonnets à ma fenêtre

     

    Les abeilles bâtissent dans les crevasses

    Entre les pierres qui se délitent et c’est là

    Que les oiseaux apportent leurs vers et leurs mouches ;

    Mon mur se délite ; abeilles à miel

    Venez bâtir dans la maison abandonnée du sansonnet.

     

    Nous avons fermé la porte, tourné la clef

    Sur notre incertitude : quelque part

    Un homme est tué, une maison brûlée

    Rien pourtant de précis, aucun fait :

    Venez bâtir dans la maison abandonnée du sansonnet.

     

    Une barricade de pierres et de bois ;

    Une quinzaine de jours de guerre civile ;

    Hier soir ils ont traîné dans son sang

    Mort sur la route ce jeune soldat :

    Venez bâtir dans la maison abandonnée du sansonnet.

     

    Nous avions nourri notre cœur de visions,

    De cette chère le cœur a fait de la violence ;

    Plus solide est notre haine

    Que notre amour : ô, abeilles à miel,

    Venez bâtir dans la maison abandonnée du sansonnet.

     

    William Butler Yeats

    « Méditations du Temps de la Guerre Civile » (1928) in Cinquante et un poèmes

    Bilingue

    Traduction de l’anglais et notes par Jean Briat

    William Blake & Co. Edit, 1989, rééd. 1998

    http://www.editions-william-blake-and-co.com/

  • Maurice Blanchot, « L’écriture du désastre »

    « ◆ Vouloir écrire, quelle absurdité : écrire, c’est la déchéance du vouloir, comme la perte du pouvoir, la chute de la cadence, le désastre encore.

     

    ◆ Ne pas écrire : la négligence, l’incurie n’y suffisent pas ; l’intensité d’un désir hors souveraineté peut-être – un rapport de submersion avec le dehors. La passivité qui permet de se tenir dans la familiarité du désastre.
    Il met toute son énergie à ne pas écrire pour que, écrivant, il écrive par défaillance, dans l’intensité de la défaillance.

     

    ◆ Le non-manifeste de l’angoisse. Angoissé, tu ne le serais pas.

     

    ◆ Le désastre, c’est ce qu’on ne peut pas accueillir, sauf comme l’imminence qui gratifie, l’attente du non-pouvoir.

     

    ◆ Que les mots cessent d’être des armes, des moyens d’action, des possibilités de salut. S’en remettre au désarroi.

    Quand écrire, ne pas écrire, c’est sans importance, alors l’écriture change – qu’elle ait lieu ou non ; c’est l’écriture du désastre. »

     

    Maurice Blanchot

    L’écriture du désastre

    Gallimard, 1980

  • Armel Guerne, « Fragments »

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    DR

     

    « Nous habitons une époque, hélas ! obscurément avertie qu’elle n’a point d’avenir, où les initiatives les plus osées se risquent… jusqu’à refaire ce qui a déjà été fait, à répéter ce qui a déjà été dit dans un temps antérieur, et où ce qu’on appelle l’avant-garde est une héroïque phalange de jeunes audacieux que le courage et l’amour du scandale excitent jusqu’à recommencer des gestes qui n’étaient déjà plus, pour les académiciens d’aujourd’hui, le sujet du moindre étonnement.

    Disons-le, parce qu’il faut le dire : nous vivons une époque bègue d’esprit, où la rérépépétitition tient la place éminente. Vous me direz, mon cher lecteur, que la routine confère aux choses un fondement sérieux. N’en croyez rien, et souvenez-vous de l’école où tant de balivernes qu’il a fallu désapprendre nous ont été rérépétées et cubiquement assurées avec la méthode de l’enfoncez-vous bien ça dans la tête. Mais les têtes n’en étaient pas plus claires ni les cœurs plus profonds, nous le savons et constatons tous les jours, ne serait-ce qu’à voir se façonner sous nos yeux notre Histoire qui est assurément de toutes les histoires humaines, la plus absurdement non-humaine, celle où assurément la sagesse fait le plus totalement défaut.

    Légèreté et ignorance sont nos vertus cardinales, que vient couronner de son auréole éblouissante l’Imposture sacro-sainte et qui rallie tous les suffrages des regards si unanimement tournés vers les ténèbres extérieures que le moindre éclat d’une quelconque flammèche, le plus fumeux lumignon y sont aussitôt pris pour le plus incandescent soleil qui ait jamais voyagé par les immenses étendues de l’éternité. »

     

    Armel Guerne

    Fragments (1961-1980)

    Coll. « Vérité intérieure », dirigée par René Daillie

    Solaire-Fédérop, 1985

    http://www.federop.com/

  • Rahel Hutmacher, « Fille »

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    © : Mara Meier

     

    COURSE DE VITESSE

     

    Voici ma fille qui arrive, s’arrête devant mon portail et appelle ; j’ouvre donc le portail et lui souhaite la bienvenue. Elle vient chercher ce que j’ai accumulé. Elle vient avec des carrioles et des bateaux.

    Elle dit : C’est donc ici que tu t’es cachée. Cette fois j’ai mis longtemps à te trouver. Mais je ne t’ai pas oubliée. Je n’ai pas renoncé à chercher, et maintenant je t’ai trouvée.

    Ma fille emporte ce que j’ai accumulé, cela ne m’appartient plus. Cela ne m’a jamais appartenu. Quand je suis arrivée ici et que je me suis aperçue qu’elle avait perdu ma trace, j’ai attendu qu’elle me trouve ; vienne me rappeler ma promesse : que rien ne m’appartient, que je ne possède rien. Mais elle n’est pas venue.

    J’habitais ici en paix ; personne ne me donnait d’ordres, personne ne me disait : Donne donne. Je me suis construit un mur autour de cette maison, comme je l’avais appris auprès de l’ourse ; et un portail dans le mur, que je fermais chaque soir, comme je l’avais appris auprès de l’ourse. J’ai mis des choses dans ma maison ; personne n’est venu me les prendre. Je commençais à habiter ; plantais de petits plantes et semais des graines. Grâce aux formules que j’avais apprises auprès de l’ourse, mes arbustes ont poussé vite. Les graines ont donné un jardin, qui fleurissait en été. Personne ne perturbait mon sommeil.

    Un jour quelqu’un m’a demandé à qui appartenait ce beau jardin, cette belle maison. À moi, dis-je sans hésiter.

    Maintenant ma fille me lève les fleurs de mon jardin, m’emporte mes arbustes et la table ; est assise sur mes chaises, mange tout ce qu’il y a dans mes placards. Tu as oublié ta promesse, me dit-elle la bouche pleine. Mais je ne l’ai pas oubliée.

    Elle charge ses bateaux, jusqu’à ce qu’ils enfoncent dans l’eau, des choses qui m’ont appartenu toutes ces années ; qui ne m’ont absolument jamais appartenu. Maintenant elles sont sur son bateau, mon lit, mon armoire, ma table, et paraissent petites et étrangères.

    Tu m’appartiens, dit ma fille et mange toutes les provisions que j’ai portées dans la cave pour l’hiver. Tout ici m’appartient dit-elle et palpe mes vêtements moelleux ; tu l’as promis.

    Je lui porte les tapis sur le bateau. Je ne contredis pas, je ne me défends pas. Comment le devrais-je, comment le pourrais-je, elle a raison.

    La nuit cependant, quand elle dort dans mes coussins, rassasiée de mes provisions et bercée par mon silence accommodant. La nuit je m’en vais. Une fois de plus je laisse tout, une fois de plus je n’emporte rien, car rien ne m’appartient : je lui ai promis. Je m’en vais ; dis la formule pour la vitesse, celle que j’ai apprise auprès de l’ourse, et cours toute la nuit. Quand ma fille s’éveille le matin et m’appelle, une fois de plus je suis introuvable.

    Je dis la formule pour la pluie, celle que j’ai apprise auprès de l’ourse ; il se met à pleuvoir, cela efface ma trace. Je cours ; comme la dernière fois, l’avant-dernière fois et toutes les fois précédentes où je lui ai laissé tout ce que j’avais amassé, et m’étais enfuie la nuit en douce, je me sens joyeuse et légère. »

     

    Rahel Hutmacher

    Fille

    Traduit de l’allemand (Suisse) par Fernand Cambon

    Collection Merveilleux (les contemporain) n° 43

    Corti, 2010

  • Peter Handke, « Mon année dans la baie de Personne »

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    DR

     

    « Quand enn tout de même, plutôt parce qu’elle me poussait, me bousculait presque, nous devînmes un couple, cela me rendit malheureux. Pendant qu’elle se déshabillait, avec l’agilité d’une adolescente, je me disais déjà que c’était ni.

    Il y avait aussi quelque chose qui était ni, mon idée d’elle, de moi et de notre peuple, et quelque chose de nouveau commençait.

    Après notre étreinte, elle disparut en un clin d’œil, sans adieux. Abattu, je m’endormis, et celui qui se réveilla dans la matin d’été était ce tout autre dont “je” m’étonnais déjà enfant, et de même généralement au réveil : indiciblement joyeux, imprégné de douceur, relié à l’extérieur, indomptable.

    Et dans les mois qui suivirent, il régna entre nous une pareille présence, sous la forme d’une élégance particulière, sans jamais le danger d’un faux pas ou d’un malentendu. C’était une grâce qui nous rendait invisibles. Lorsque je m’en souviens, je ne vois ni un visage ni un corps, mais à leur place la racine de l’épicéa qui traverse le chemin en forêt, la corde à linge sur la terrasse, les moraines qui se suivent, fuyant au galop à l’horizon de la fenêtre ouverte du train. Avec elle, je me sentais englouti par la terre. Ce gamin dont le regard, en passant sur le sentier de forêt où nous étions allongés, nous traversait. Le groupe de coupeurs de roseaux qui godillaient dans leur canot tout autour de notre banc de sable, chacun les yeux ailleurs, mais jamais sur nous. Une fois, nous nous trouvions sous un cerisier, et nous avons encore disparu à deux, et dans le souvenir ne reste que l’image des cerises en haut sur l’arbre, comme si elles se multipliaient à chaque regard, taches de rouge petites, rondes lumineuses.

    Et chaque fois, me dit ma mémoire, je me trouvais ensuite seul. Je la vois bondir hors du cercle, et déjà elle a tourné le coin, elle est sortie de mon champ de vision, elle est devenue inaudible. Puisqu’elle apparaissait toujours comme une sorte d’aventurière, déguisée ou grimée et voilée, elle ne laissait pas la moindre image. »

     

    Peter Handke
    Mon année dans la baie de Personne –
    un conte des temps nouveaux

    Traduit de l’allemand par Claude-Eusèbe Porcell

    Gallimard, 1997, rééd. Folio, 1999

     

  • Giorgio Manganelli, « Centurie »

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    « CINQUANTE

     

    Il sortit de chez la femme qu’il aurait pu aimer, et qui aurait pu l’aimer en retour, avec un soulagement teinté d’amertume. Il était patent désormais qu’aucun amour ne naîtrait entre eux, pas même le tiède et misérable lien de la luxure, car c’était une femme chaste et robuste, pas même la tendresse langoureuse des amoureux tardifs, car ce n’était pas là chose susceptible d’intéresser longtemps leurs cerveaux avides d’émotions. Tout bien considéré, pensait-il, un amour impossible était de loin préférable à la fin d’un amour. L’impossibilité en effet est proche du conte, elle transforme toutes les chimères de l’attente amoureuse déçue en un genre de littérature mineure, en quelque sorte d’infantile et, surtout, d’inexistant. Il avait rêvé, et elle aussi dans une moindre mesure, à un monde différent de ce qu’il était, car il était clair que le monde dans lequel ils vivaient ne prévoyait pas leur amour, et par conséquent tout projet contraire, vu qu’il ne pouvait se hisser à un niveau héroïque, se révélait être quelque chose de futile, de dérisoire, voire de badin. Il était loisible d’ajouter à cela qu’un amour qui ne commence pas ne saurait non plus finir, même si l’on peut reconnaître dans le fait qu’il ne naisse pas quelque chose de la vaine amertume d’une possible conclusion. Mais aurait-il souhaité vivre une histoire différente avec cette femme ? La question était, théologiquement, impossible, et n’appelait pas de réponse, ou alors une réponse inouïe, comme par exemple : je désire vivre dans un monde complètement différent, et je tiendrais pour un indice de cette différence le fait de pouvoir aimer cette femme, et d’être aimé d’elle. En somme, le problème qui tourmentait leurs corps éphémères et leurs petites âmes imaginatives n’était pas, malgré les apparences, un problème d’ordre sentimental ou moral, mais un problème théologique ou pour être au goût du jour, un problème cosmique. Vu sous cet angle, le problème apparaissait entièrement vain : en effet, dans cet autre univers que Dieu aurait pu créer, et dans l’univers parallèle qui existait peut-être, cette femme n’aurait sans doute jamais existé ou, si elle avait existé dans l’univers parallèle, dont elle était la condition, elle aurait pu être d’une nature telle que lui n’en aurait jamais voulu, et qu’il aurait dû refuser, recourant pour ce faire à des arguments subtils et vraisemblablement captieux. »

     

    Giorgio Manganelli

    Centurie – cent petits romans fleuves

    Traduit de l’italien par Jean-Baptiste Para

    Prologue de Italo Calvino

    Éditions W, 1985, rééd. Cent pages, 2015

  • Janos Pilinszky, « Trente poèmes »

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    « LIBÉRATION

     

    Chiens en pantalon, voilà ce que nous étions

    sans nos parures, sans nos masques,

    des bêtes en sueur,

    ours en jupe, oiseaux captifs.

     

    Nous étions cela et maintenant

    pour une minute

    la main morte et le torse essoufé, inconscient

    rayonnent, arides comme un ange.

     

    QUAND MÊME

     

    Voyez-vous dans la lumière de l’entrée

    la tonnelle ? le banc chaulé ?

    L’oppressant éloignement vert-ciré

    des feuilles ? Et pourtant il s’est tenu là.

     

    SUR LA CHAISE ET SUR LE LIT

     

    Il n’y a plus de mots, plus d’êtres,

    Mots et êtres m’angoissent.

    Sans êtres, sans mots

    Plus pure est la peur.

     

    Et ceci ressemble à une chambre

    Dedans du brouillard et peut-être un lit.

    Couché sur le lit c’est peut-être moi.

    Assis sur une chaise. Le lit est vide. »

     

    Janos Pilinszky

    Trente poèmes

    Traduit du hongrois par Lorand Gaspar & Sarah Clair

    Éditions de Vallongues, 1990

  • Ludwig Hohl, « Notes »

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    « L’écriture n’est qu’une intensication de la lecture, et la lecture seule donne la vie à l’écriture. Ceux qui opposent ces deux activités n’ont rien compris aux livres. Ils n’ont jamais lu, jamais soupçonné ce que lire signie.

    (“Lire dans un état de réceptivité souffrante” : on peut recevoir de l’argent dans l’indifférence ; mais non point la connaissance, ou quelque bien intérieur de même nature.)
    Pourquoi lit-on passivement ? Cette erreur s’explique d’abord par une méprise sur la nature de la création. Nous voulons bien que l’écriture soit créatrice, disent les gens, mais la lecture c’est le contraire, puisqu’on n’y fait rien, puisqu’on se contente de récolter ce qui est déjà là. Ainsi donc, la création serait un coup de baguette magique, un pur surgissement, la métamorphose du rien en quelque chose ?

     

    Tout est déjà là ; mais pour l’obtenir

    L’art est nécessaire ; et qui peut y parvenir ?*

     

    Ceux qui écrivent, n’ont-ils pas les mots ? Bien plus, n’ont-ils pas derrière eux des millénaires de grammaire éprouvée ? Mieux encore : toutes les pensées formées par des générations antérieures, et la possibilité de les moduler, eux qui sont environnés de forces et traversés de vie ? Ils n’ont rien d’autre à faire qu’à choisir ! La seule différence entre l’écriture et la lecture, c’est que les choix de cette dernière sont plus limités. »

     

    * Goethe, Faust

     

    Ludwig Hohl

    Notes ou de la réconciliation non-prématurée

    Traduit de l’allemand par Étienne Barilier

    L’Âge d’homme, 1989

  • Fleur Jaeggy, « Proleterka »

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    DR

     

    « Plusieurs années ont passé et j’ai, ce matin, un désir soudain : je voudrais les cendres de mon père.

    Après la crémation, on m’a envoyé un petit objet qui avait résisté au feu. Un clou. On me le rendit intact. Je me demandais alors si on l’avait vraiment laissé dans la poche du costume. Il doit brûler avec Johannes, avais-je dit aux employés du crématorium. On ne devait pas l’ôter de sa poche. Dans ses mains, il eut été trop visible. Aujourd’hui, je voudrais les cendres. Ce doit être une urne comme tant d’autres. Le nom gravé sur une petite plaque. Un peu comme les plaques des soldats. Comment se fait-il qu’il ne me vint pas à l’esprit alors de demander les cendres ?

    À cette époque, je ne pensais pas aux morts. Ils viennent vers nous tardivement. Ils se rappellent à nous quand ils sentent que nous devenons des proies et qu’il est temps d’aller à la chasse. Quand Johannes est mort, je n’ai pas pensé qu’il était vraiment mort. J’ai pris part aux obsèques. Rien d’autre. Après la cérémonie funèbre, je suis partie tout de suite. C’était une journée bleue, tout était fini. Mademoiselle Gerda s’est occupé de tous les détails. Je lui sais gré de cela. Elle a pris rendez-vous pour moi chez le coiffeur. Elle m’a trouvé un tailleur noir. Modeste. Elle a suivi scrupuleusement les volontés de Johannes.

    Mon père, je l’ai vu pour la dernière fois dans un lieu où il faisait froid. Je l’ai salué. À côté de moi, il y avait mademoiselle Gerda. Je dépendais d’elle, en tout. Je ne savais pas ce que l’on fait quand une personne meurt. Elle connaissait avec précision toutes les formalités. Elle est efficace, silencieuse, timidement triste. Comme une hache, elle avance dans les méandres du deuil. Elle sait choisir, elle ne doute pas. Elle a été si diligente. Je n’ai même pas pu être un peu triste. C’est elle qui avait pris toute la tristesse. Je la lui aurais donnée de toute façon, la tristesse. À moi, il ne me restait rien.

    Je lui ai dit que je voulais me trouver un moment seule. Quelques minutes. La salle était glaciale. Pendant ces quelques minutes, j’ai glissé le clou dans la poche du costume gris de Johannes. Je ne voulais pas le regarder. Son visage est dans mon esprit, dans mes yeux. Je n’ai pas besoin de le regarder. Au lieu de le regarder, je faisais le contraire. Ou plutôt, je le regardais bien, pour voir, et savoir, s’il y avait les marques de la souffrance. Et je fis une erreur. Comme je le regardais très attentivement, son visage m’a échappé. J’ai oublié sa physionomie, son vrai visage, celui de toujours.

    Mademoiselle Gerda est revenue me chercher. Je tente d’embrasser Johannes sur le front. Mademoiselle a un mouvement de dégoût. Elle m’en empêche. Ce fut un désir si soudain, ce matin, de couloir les cendres de Johannes. À présent, il s’est évanoui. »

     

    Fleur Jaeggy

    Proleterka

    Traduit de l’italien par Jean-Paul Manganaro

    Gallimard, 2001

  • Tshanyang Gyatsho, « La raison de l’oiseau »

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    « La fine écriture noire

    se dissout goutte à goutte.

    Mais les desseins muets du cœur

    ne se laissent pas gommer…

    *

    Éclat de son teint : bien que sa bouche

    ait souri à tous les gens assis,

    du petit coin de l’œil où s’ouvre la paupière,

    c’est mon visage de jeune homme qu’elle fixait !

    *

    J’ai tracé un dessin sur la terre :

    Il donnait la mesure des étoiles du ciel.

    Du corps de mon aimée, j’ai étreint la douceur

    sans rien élucider, du fond de sa pensée…

    *

    Il neigeait à la brune

    Quand je suis parti pour chercher mon amie :

    plus question de secret,

    la neige aura gardé la trace de mes pas ! »

     

    Tshanyang Gyatsho — sixième Dalaï Lama

    La raison de l’oiseau

    Traduit par Bénédicte Vilgrain

    Fata Morgana, 2012

  • Wojciech Kuczok, « Antibiographie »

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    « La guerre n’avait pas écrasé la maison que le père du vieux K. avait construite pour sa famille, elle ne l’écrasa pas lui non plus personnellement dans un trou d’obus au front, comme ses frères, le père du vieux K. avait eu de la chance, apparemment c’est lui qui avait bénéficié du contingent de chance accordé à la fratrie ; la guerre le chiffonna juste un peu, lacéra ses coussins, troua ses fauteuils, déchiqueta ses pantoufles ; bref, après la guerre, le père du vieux K. n’avait plus eu la possibilité de se prélasser paisiblement à l’endroit qu’il s’était installé au cours de sa vie, le rez-de-chaussée de la maison dut être vendu, les domestiques que sa femme voulait avoir “absolument, impérativement”, il fallut les oublier, élever les enfants comme des êtres plus riches du souvenir de leur fortune que de bien réels. Le père du vieux K., jusqu’à la fin de ses jours, ne cessa jamais de rêver des ruines de tout ce qu’il avait construit au cours de sa vie, et même s’il ne rêvait que de bâtiments, avec le temps il comprit que des décombres fumants l’entouraient à l’intérieur de sa maison dressée sur des fondations solides ; avec le temps, il comprit que les décombres dont il rêvait lui marchaient sur les pieds, mangeaient dans son assiette, dormaient dans son lit ; et avec le temps, il comprit que c’était lui qui était une ruine, que c’était en lui que gisaient les décombres qui l’entravaient dans sa chair, que c’était lui qui s’entravait, et non sa femme, que ce n’étaient pas non plus ses enfants, que ce n’était pas la vie qui l’avait entravé toute sa vie durant, mais qu’il s’était entravé lui-même, tout seul. Avec le temps, il comprit que tout ce qui lui était arrivé au cours de son existence, que toute cette chance dont les morts avaient été privés lui avait été accordée par erreur, parce qu’il n’avait pas trouvé le bonheur, dans sa vie tout lui ÉCHAPPAIT : sa femme lui avait échappé, elle était devenue bruyante, acariâtre et indifférente ; ses enfants lui avaient échappé, il n’avait aucune influence sur leur éducation : plus il les voulait différents de lui, meilleurs que lui, plus ils reproduisaient tous ses travers. Il disparaissait en lui-même, il se renferma, se verrouilla, retrouva son insignifiance innée, sa mélancolie héréditaire. Il fut longtemps sans oser répondre la vérité quand on lui demandait comment il allait. Il fut longtemps sans pouvoir trouver le mot qui aurait expliqué son malheur dans le bonheur, qui aurait justifié le peu de joie que lui procurèrent ses trois enfants en pleine croissance et son énergique épouse. Ce n’est qu’en voyant un jour le vieux K. jouer à cache-cache dans le jardin avec son petit frère, en voyant le vieux K. utiliser une cachette indécelable à l’intérieur du chêne, qu’il trouva le mot juste. Le père du vieux K. était un homme creux : il avait des racines, il avait des branches, il avait sa place dans un jardin, mais à l’intérieur il pouvait juste se tenir seul à l’abri du monde, se verrouiller, disparaître. »

     

    Wojciech Kuczok

    Antibiographie

    Traduit du polonais par Laurence Dyèvre

    L’Olivier, 2006

  • Peter Handke, « Hier en chemin »

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    « Dans la nuit profonde j’escortais un chariot tiré par un bœuf qui descendait un chemin creux de montagne. Je caressais sans cesse la tête fine, sombre, lisse du bœuf, qui avait un corps bien souple et ferme et, tout en tirant le chariot, broutait en passant l’herbe qui poussait sur le bord des chemins. Il appartenait à une belle femme qui me l’avait confié. Et par cet animal l’amour s’éveillait entre nous (15 avril)

     

    Raconter, et le risque de trahir : toujours ce dilemme. Alors ne pas (ne rien) raconter ? Mais le psaume du désir malgré tout. S’avancer dans le récit sur ce chemin des psaumes, lui qui sauvegarde, rend justice, ne se perd jamais dans les détail qui trahit : à quoi s’accorde toujours le bon moment

     

    Il glissa le battement de son cœur dans son oreille, et Van Morrison chantait : “It’s a marvelous night for a moondance.” Et il avait envie de se taire avec elle pour toujours, de ne plus jamais, ensemble, ouvrir la bouche pour dire un seul mot, de “faire silence” ensemble (et ces mots de Hugo Wolf à Frieda Zimmer : “Puissions-nous seulement passer […] notre vie à rêver l’un contre l’autre, les yeux confondus”) (23 avril 1990/3 mars 1894) »

     

    Peter Handke

     Hier en chemin – Carnets, novembre 1987-juillet 1990

     Traduit de l’Allemand (Autriche) par Olivier Le Lay

     Coll. « Der Doppelgänger », Verdier, 2011