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Je déballe ma bibliothèque - Page 2

  • Marcel Cohen, trois enfants dans « Le grand paon-de-nuit »

    page 38 col 1 Marcel Cohen © Francesca Mantovani - Gallimard - copie.jpg

     

    « Affamé après plusieurs jours de fugue, un enfant, dans la rue, tente d’attirer l’attention des policiers pour qu’ils l’interrogent et le ramènent chez lui, mais avec assez de nonchalance pour qu’il ne soit pas dit qu’il se rendait.

    *

    La scène se répète jour après jour : au jardin public, l’enfant court derrière les pigeons ; il court de plus en plus vite, tend les bras, finit par trébucher et tombe. S’il éclate en sanglots, ça n’est jamais vraiment sous l’effet de la douleur, pourtant très réelle, mais de rage : il ne voulait qu’embrasser les oiseaux, tente-t-il d’expliquer.

    *

    Un enfant mimant sa mort, immobile sur le sol, yeux clos, les bras en croix comme le Christ (il n’imagine pas encore qu’on puisse mourir autrement), dans l’espoir qu’on va s’apitoyer, laisser éclater tout l’amour qui lui revient. On lui lance seulement : “Cesse donc tes jeux imbéciles et va te laver les mains pour passer à table !” »

     

    Marcel Cohen

    Le grand paon-de-nuit

    Collection Le Chemin, Gallimard, 1990

  • Robert Walser, « La forêt (extrait) »

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    Karl Walser

     

    « C’est en été naturellement que les forêts sont les plus belles, parce que, alors, rien ne manque à la pétulante richesse de sa parure. L’automne donne aux forêts un dernier charme, bref, mais d’une beauté indescriptible. L’hiver enfin n’est certainement pas propice aux forêts, mais même les forêts hivernales sont encore belles. Y a-t-il du reste dans la nature quelque chose qui ne soit pas beau ? Les gens qui aiment la nature sourient à cette question ; toutes les saisons leur sont également chères et ont la même importance car eux-mêmes se fondent en chacune d’elles par les sensations et la jouissance qu’ils en tirent. Comme sont splendides les forêts de sapin en hiver, quand ces hauts et sveltes sapins sont plus que lourdement chargés de neige, molle, épaisse, de sorte que leurs branches pendent longuement, mollement, jusqu’au sol, rendu lui-même invisible tant la neige est partout. Moi-même, l’auteur, je me suis beaucoup promené à travers les forêts de sapins en hiver et j’ai toujours très bien pu alors oublier les plus belles forêts d’été. C’est comme ça : ou bien on doit tout aimer dans la nature, ou bien on se voit interdit d’y aimer et reconnaître quoi que ce soit. Mais les forêts d’été sont quand même celles qui se gravent le plus vite et le plus vivement dans la mémoire, et ce n’est pas étonnant. La couleur se grave en nous mieux que la forme, ou que ce genre de couleurs monotones que sont le gris ou le blanc. Et en été la forêt est tout entière couleur, lourde, débordante. Tout alors est vert, le vert est partout, le vert règne et commande, ne laisse paraître d’autres couleurs, qui voudraient aussi se faire remarquer, que par rapport à lui. Le vert jette sa lumière sur toutes les formes de sorte que les formes disparaissent et deviennent des éclats. On ne prend plus garde aux formes en été, on ne voit plus qu’un grand ruissellement de couleur plein de pensées. Le monde alors a son visage, son caractère, il a ce visage-là ; dans les belles années de notre jeunesse il a eu ce visage, nous y croyons car nous ne connaissons rien d’autre. Avec quel bonheur la plupart des gens pensent à leur jeunesse : la jeunesse leur envoie des rayons verts, car c’est dans la forêt qu’elle a été le plus délicieuse et la plus captivante. Ensuite on est devenu grand, et les forêts sont devenues aussi plus vieilles, mais tout ce qui est important n’est-il pas resté le même ? Celui qui dans sa jeunesse était un garnement, il portera toujours un petit air, un petit insigne de garnement, qu’il gardera toute sa vie, et de même pour celui qui déjà en ce temps-là était un arriviste, ou un lâche. Le vert, le tout-puissant vert des forêts d’été, ne se laisse pas oublier ni des uns ni des autres ; à tous ceux qui vivent, qui veulent arriver, qui grandissent, il est pour toute la vie inoubliable. Et comme c’est bien que quelque chose d’aussi bon, d’aussi aimable, reste inoubliable de cette façon ! Père et mère et frères et sœurs, et coups et caresses et goujateries, et, liant tout cela, le fil intérieur de ce vert unique. »

     

    Robert Walser

    Les rédactions de Fritz Kocher (1904)

    Illustrations de Karl Walser

    Traduit de l’allemand par Jean Launay

    Postface de Peter Utz

    Gallimard, 1999, nouvelle édition Zoé Poche, 2024

  • Saigyo, « Poèmes de ma hutte de montagne »

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    Saigyo par Hiroshige, vers 1830

     

    « cueillant des jeunes herbes

                dans le pré

    la brume m’attriste

                quand je pense combien

    d’autrefois elle me sépare

    *

    dans ce jardin

                à l’abandon

    envahi par de jeunes fétuques

                qui donc s’est frayé un chemin

    pour aller y cueillir des violettes ?

    *

    c’est seulement à la vue

                des jeunes feuilles de cerisiers

    que mon cœur s’apaise

                des fleurs tombées

    je les considère comme le souvenir

     *

    un pêcheur

                au bord du rivage

    exposé au vent furieux

                dans une barque sans amarre

    tel est mon sentiment

     *

    quand tu seras parti

                comme attendant la lune

    je guetterai

                vers l’est

    le ciel du crépuscule »

     

    Saigyo (Sato Norikiyo, 1118-1190)

    Poèmes de ma hutte de montagne

    Poèmes choisis et traduits du japonais par Cheng Wing & Hervé Collet

    Moundarren, 1992

  • Gustave Roud, « La Croix »

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    Gustave Roud par Simone Oppliger, 1973

     

    « Je regarde : pas une de ces collines autour de moi qui ne se peuple d’anciennes présences où je puisais chaque fois la même angoisse et le même apaisement.

    Ah ! j’ai toujours aimé ces rencontres avec un paysan solitaire : le faucheur au soleil couchant qui monte ouvrir une prairie à la faucheuse (ou à la moissonneuse un champ de froment mûr), les jambes glacées de rosée, mais le visage encore caressé de longs rayons chaleureux, le déchaumeur d’août, le lent herseur de septembre… Chacun d’eux livré à sa fatigue, à ses pensées, sans ses compagnons de travail coutumiers, leurs rires, leurs boutades, leurs appels. Il siffle un petit air, puis c’est de nouveau le silence. À la pointe de l’andain ou du sillon il reprend souffle, salué là-haut par les alouettes du matin ou du soir. Seul, patient, toujours seul, même si, passant la main dans la crinière du cheval qu’il aime, il l’appelle doucement par son nom. Seul, et fermé sur son terrible secret qui est celui de toute créature humaine et le cerne d’un invisible cercle magique, tellement indubitable que je ne l’ai jamais franchi sans angoisse, y eût-il un ami devant moi, la main tendue, avec ce sourire las et comme perdu de ceux qui ont dit oui à la vie pour toujours.

    Un seul appel et les voici tout autour de moi, ces hommes qu’au long des années j’ai rejoints dans leur solitude passagère pour les mieux interroger sous la vivante lumière des saisons. “Qui es-tu ?” demandais-je au faucheur, au laboureur, au moissonneur à demi submergé d’épis — ces aches au loin blanches, fauves ou bleues perdues dans l’immense paysage ­— et tous à ma question silencieuse ont donné la réponse la plus simple, la plus belle qui se puisse : “Je suis.” Mais avec eux le pays tout entier répondait aussi et sa réponse était la même. Car je le sais enfin, un perpétuel et profond échange le lie à chacun d’eux. Le ciel d’août se fanerait comme une fleur de lin s’il ne reprenait vie à leur regard, le vent retomberait comme un oiseau mort s’il ne devenait leur souffle. Ici même, à l’aube, sur cette haute colline de la Croix, j’ai pressenti jadis la violence et le pouvoir de cet échange, quand Aimé, tout travaillé par l’inquiétude et l’impatience au seuil d’une immense journée de moisson, passant contre le fil de sa faux une touffe d’herbe humide, la tête tournée vers le rose naissant du ciel nu sur les montagnes, a vraiment suscité le soleil. »

     

    Gustave Roud

    Campagne perdue

    Bibliothèque des arts, 1972

  • Gustave Roud, « Cahier 1935, extrait III »

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    Gustave Roud, Robert, 1940

     

    Bord de ruisseau, 2 septembre

    assis sur une pierre glacée, avec le babil de l’eau — qui chuchote et gargouille de la gorge, sur plusieurs registres superposés, des timbres de basse et de ténor des chuintements qui s’amusent d’eux-mêmes, récitatif multiple intarissable — et fraternel soleil à travers les feuilles ; la menace d’orage sous les frênes se dissipe à force de fraîcheur cachée et de jeux paisibles de soleil et d’ombre. Causerie au pré du moulin tout à l’heure avec Robert et un ouvrier nu. Joli chargement d’un énorme char d’herbe tendre. Je prends des photos et essaie d’organiser d’autres prises. Ah tout essayer avant l’automne et l’hiver. J’ai vu pendant ces deux jours de pluie quel prix prenaient tout de suite quelques images de l’été.

    Hier, long dimanche à la maison ; seul tout l’après-midi, avec la présence réelle du jardin.

     

    Gustave Roud

    Petites notes quotidiennes (ou presque)journal 1933-1936

    Préface de Pierre Bergounioux

    Zoé Poche, 2024

  • Gustave Roud, « Cahier 1935, extrait II »

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    Moulin de Vulliens par Gustave Roud

     

    27 juillet, samedi

    Me revoici sur ce vieux banc du vieux moulin de Vulliens à demi suffoqué par un chiffon imprégné d’“huile de pierre” dont l’odeur intolérable s’aiguise encore à la moiteur de l’air. La sécheresse perdure, les près se brûlent et la moisson mûrit de toutes parts. Déjà quelques-uns de ces beaux rectangles jaunes (lundi) sont devenus cendre. Les moissons se précipitent. Chaque année on sème plus de blé, et le pays devient si beau que la disparition presque instantanée — quelques jours à peine — de sa vêture de froment n’en devient que plus douloureuse. Ce matin je descends par Les Combes et le beau champ où chaque jour je touchais un épi est fauché à deux chevaux. L’autre champ sur la colline — que nous avons longé hier soir, les tantes et moi, est mordu lui aussi par une faucheuse. Encore une fois, vais-je refermer la main sans rien saisir ?

    Rien n’égale maintenant mes facultés d’oubli — de désintéressement subit, devrais-je dire, l’irrégularité de ma mémoire sentimentale. Avec quel frisson, hier, je me suis aperçu que malgré toute une semaine d’absence loin de Vucherens je n’avais presque nul désir d’y remonter. Ma stupeur à voir ces choses auxquelles le cœur donnait sans cesse une valeur sans mesure tout à coup retomber à zéro ! Oui, ce glissement, ce retombement vers le néant de l’indifférence — comme un vêtement qui devient friperie, qu’on pousse du pied sans même le regarder ! — L’abbaye, je me souviendrai peut-être de quelques moments, de l’espèce de miroitement du paysage le samedi, les nuages noirs et blancs chassés sans trêve sur un pays bigarré, le cortège des danseurs, mon plaisir à retrouver les beaux accords de noir et de blanc des jeunes hommes et de leurs compagnes. Le froid de la nuit dominicale, ma solitude parmi tous ces attablés vers qui nul élan ne me portait comme jadis (le bruit de la fontaine se trouble, c’est un rossignol qui vient y boire).

    (Même jour, 6h). Je redescends après goûter vers le moulin, traverse Les Combes encore peuplées de moissonneurs — les uns goûtent à l’angle d’un champ — trouve l’ouvrier des Burnand et son valet en train de charger un char de gerbes — couleur d’or un peu pâle — contre la belle haie vert sombre où frisonne un saule comme cent mille poissons d’argent. Je suis seul sur le banc, avec le bruit de la fidèle fontaine et quelques oiseaux. Maintenant, sur le chemin montant — (mais je commençais cette phrase-contenance à cause d’un passant) — Le vent

    Gustave Roud

    Petites notes quotidiennes (ou presque)journal 1933-1936

    Préface de Pierre Bergounioux

    Zoé Poche, 2024

     

  • Gustave Roud, « Cahier 1935, extrait I »

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    « 17 juin — 19h La Croix

    Un oiseau chante à la cime du cerisier, caché sous les feuilles — pour moi. Je crois maintenant ce que j’avais pressenti tant de fois : le message de mes morts — Ils se servent des animaux, des fleurs pour nous parler encore, nous faire signe. Déchirants appels parce que rien ne peut les rendre efficaces si quelque amour ne nous y rend point sensibles. Le vent est tombé après un après-midi d’assauts infatigables contre les feuillages — et l’âme. Maintenant c’est le soleil couchant sur les collines, les foins frôlés avec toutes les fleurs dans l’ombre et seule encore scintillante l’aigrette des graminées. Je viens de passer aux Laviaux ­— j’aime ces grandes fermes solitaires où vit un monde — je crois que mon enfance à Brie pour toujours m’a donné ce goût — isolement et communion tout ensemble.

     

    Gustave Roud

    Petites notes quotidiennes (ou presque)journal 1933-1936

    Préface de Pierre Bergounioux

    Zoé Poche, 2024

  • Gustave Roud, « Comme on ajoute »

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    Gustave Roud, devant l'autoportrait au chapeau de Cézanne,

    autochrome, 1924

     

    « Comme on ajoute à la lettre déjà signée la seule phrase tue qui la justifie, vite ! ces quelques mots ici, avant le retour au silence.

    La Vérité ne pourra jamais nous atteindre. Elle nous cerne de son jeu d’échos et de reflets insaisissables, elle nous effleure soudain comme l’aile du vent frais l’épaule des faucheurs, et fuit… Et nul parmi ceux que brûle la soif de l’innocence n’en découvrira jamais la source. Seul un miroitement parfois la dénonce à travers les broussailles du réel, comme il arrive aux rivières endormies, mais cette lueur est plus précieuse à notre cœur que son propre sang. Qui l’a surprise un jour, apparue, disparue, au plus profond d’un regard humain n’aura plus désormais d’autre poursuite. Ô sourde quête au long de toute une vie de sable et sous les faux orages de l’aridité ! Vais-je boire une fois encore cette gorgée d’eau pure, cette gorgée de feu ?

    Sur la colline de juillet, hélé par un cueilleur de cerises, j’ai rejoint ce nageur du ciel aux boucles blondes brouillées par la houle des feuillages. Accoté à l’échelle, il se repose, le torse taché de pourpre en larges coulures, et sur sa poitrine, juste à la place du cœur, un caillot de faux sang noir poisse à la peau nue. Il se repose, il sourit, regarde longuement ses paumes peintes couleur de gros vin bleu, et glisse peu à peu dans une sorte d’étrange absence, debout sans un geste hors du jeune foin où crissent tous les insectes de l’été.

    Ô mémoire… C’est ici, près de ce même arbre, mais nu, ses rameaux ployant sous les lourdes étoiles d’arrière-automne, que j’ai surpris jadis aux plus hautes régions de l’air le froissement d’ailes des grands migrateurs invisibles, ce vol fait de milliers de vols, plus doux qu’un fleuve de soie là-haut entre ses rives d’ombre constellée.

    J’écoutais ces battements de plume imperceptibles ; ils traversaient sans faiblir le vertigineux abîme de l’obscur. Jamais oiseaux, dans leur fuite même, ne me sont devenus si proches, nul chant de fauvette aux jardins de mai sous la pluie ne m’a jamais saisi comme ce murmure d’un murmure : à perdre cœur. Qui percera le secret de la véritable présence ? Celle de l’innocence aussi m’est rendue, plus miséricordieuse, plus déchirante encore d’être si brusque, ô grâce imméritée, quand le garçon ramené à soi par on ne sait quel profond sursaut retrouve le poids à son flanc de cerises cueillies, tâte le cuir de sa ceinture, la déboucle et me tend la petite corbeille d’osier, une lueur au fond des yeux plus tendre que le bruissement d’ailes jadis à la cime du ciel d’octobre et si pure qu’elle traverse, elle aussi, toute la terrible opacité de notre nuit humaine, le temps d’un éclair infini. »

     

    Gustave Roud

    Le repos du cavalier

    Bibliothèque des arts, 1958

  • Gustave Roud, « Nuit », extrait

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    Fernand Cherpillod, vers 1940

     

    « […] Pauvre mémoire prise au piège de ses charmes, assoupie avec mon corps, c’est elle qui repose avec lui là-bas vers la table où frémit encore la mince flamme, sous le mur lavé d’ombre grise et rose – et mon esprit connaît enfin sa pure liberté. Mon esprit exulte au cœur même de l’attente ! Il bondit dans sa prison de pierre et de plâtre. Il vole. Il épouse, délivré, toutes les formes de ce hasard qui le sauve. Il se fait table, il se fait lit, il est pour une seconde le lambeau de soie verdie où s’accote mon corps. Il est l’ombre du papillon nocturne, imité en riant les vertiges de ce pauvre petit corps de plume et de cendre, échappé comme lui à la nuit sans conscience, fragile veilleur du monde perdu. La nuit va finir, et la flamme t’attend, petite présence bientôt brûlée, petite présence avant la grande présence d’Aimé. Comme tu étais beau dans ton espèce d’implacable folie ! Mon esprit las de te suivre, saisi par ton destin, se taisait, se faisait comme toi minuscule et alors du deviens immense, avec tes yeux noirs et brillants, tes ailes déjà fripées par les meurtrissures. Tu es mort, et je veux qu’ici tu revives, roulé dans ton manteau de laine couvert de signes.  Peints comme d’un cil – j’essayais de lire leur fable mystérieuse et maintenant je sais : solitude, solitude, balbutiait l’arabesque rouge et noire, rançon des créatures sans poids, et puis tout de suite la mort. Ah, il n’y avait plus de papillon, plus d’homme ! Deux êtres, deux solitudes confrontées, – la même, dans le brutal silence universel. Compagnon d’avant l’aube, mon esprit te parlait comme à un frère très aimé, e suppliait comme lui d’attendre, et ta seule réponse : un coup d’aile plus ivre que la sienne – la bon dans le brasier.

     

    Le jour se lève.

     

    Des fenêtres se creusent dans les murs ; je touche l’aurore. Les grappes de feuillages laissent choir leur ombre feuille à feuille. Le vent se lève, comme un vin dans ma gorge, le vent vierge sur mon cœur nouveau, mon corps nouveau. Une porte s’ouvre ; j’entends un pas sur les pavés, sur la route, à travers l’herbe, le bruit d’un corps qui frôle un mur, une voix qui demande : “Tu sors toujours ? Voilà le soleil.”

    Une main paraît dans l’embrasure, bat l’air et se pose en hésitant sur la pierre. Une sombre main brune et dorée, si lourde, si forte que le monde retrouve son poids d’un seul coup. Et celle que je noue à ces doigts d’homme est soudain tellement vivante que j’ai compris.

     

    Un corps nouveau, un cœur nouveau.

    […] »

     

    Gustave Roud

    Essai pour un paradis — janvier-décembre 1932

    Mermod, 1932, ici version de la Bibliothèque des arts, 1978

  • Gustave Roud, « Lettre II (extrait) »

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    autoportrait avec Fernand Cherpillod, vers 1940

     

    « Aimé ! C’est toi, c’est toi, – c’était donc toi ! Quelle paix sur des souvenirs que je savais inguérissables, pour n’avoir pas osé. C’était donc toi, ce dragon sur la route de mars entre les arbres nus encore ? Les fleurs fleurissent avant qu’ait poussé l’herbe nouvelle. Les violettes sans odeur, les primevères semblent peintes sur l’étoffe des prairies. Presque au bord du chemin, à fleur de terre, un bassin s’encastre, fait d’une roue de moulin grise et bleue. On pourrait plonger sa main dans l’eau calme, on y voit passer les nuages en fuite ; tu y passais, la tête parmi les ramures et les nuées. C’était toi, ce moissonneur qui m’a tendu un verre de vin serré dans son poing sombre. Un doigt saignait. La paille parfois coupe comme un couteau, ces plantes aussi qu’on appelle des chiens et qui trouent la peau de mille pointes. C’était toi, c’est toi. Je t’attendais depuis toujours, je te reconnais enfin. Il fallait bien que ton existence me devint certitude ; enfin je puis jeter ton beau nom comme une galette empoisonnée dans la gueule de l’affreux désespoir. Je touche à une existence réelle. Il y a près de moi un homme qui vit et se sait vivre – et qui n’en meurt pas. Un homme dont le corps tout entier, et l’âme, et tous leurs gestes sont de perpétuelles réponses. Un être que le monde accueille sans le rançonner et qui accueille le monde sans lui faire rendre gorge. Quelqu’un pour qui se plaindre n’a pas le même sens et qui dompte sans même y songer la pire des solitudes, tendant la main à l’aigre vagabond du hasard.

    Un jour, deux jours peut-être nous vivrons ensemble dans la maison qui est la tienne et que j’ai découverte enfin parmi les prairies inconnues. Nous regarderons le soir venir, sans rien dire, côte à côte sur le banc contre la façade encore tiède. À tes pieds un long chien sombre lève le museau vers ta main pendante. Tu lèves l’autre main : un vol de pigeons éclate et se pose sur les tuiles. La semaine est finie. Une cloche annonce le dimanche. Tu respires sans hâte, fortement, puissamment, comme un dormeur. Tu existes. Tu es. Tu es ce que j’aurais pu être, et tu ne le sais pas. Je te donne ma joie, ma tristesse, ma force inemployée, mes rêves, ô innocent. Tourne la tête ! La lune se lève, tu fais sur le mur l’ombre d’un homme. Je n’en ai plus. »

     

    Gustave Roud

    Petit traité de la marche en plaine

    Mermod, 1932, ici version Bibliothèque des arts, 1978

     

  • Gustave Roud, « Un hêtre de juillet »

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    Gustave Roud : autoportrait, 1930

     

    « Je t’écris dans la lumière amortie d’une fin d’après-midi que j’avais imaginée, je ne sais pourquoi, plus ensoleillée. Que le printemps a donc de peine à s’affirmer ! Les pommiers fleuris semblent attendre on ne sait quel signal libérateur pour épanouir leurs millions de corolles hésitantes : ce n’est pas cette explosion qu’on admire parfois, le souffle un peu coupé devant tant de véhémence. J’espère beaucoup que les jours prochains seront moins réticents, car j’aimerais beaucoup te proposer, au lieu d’un revoir lucensois, une petite fugue vers “L’Étoile” de Chapelle où nous fêterions le charmant anniversaire que tu sais. (mai 1972)

     

    J’ai beaucoup repensé à notre escapade de l’autre jour vers les hauteurs et toujours avec un plaisir infini. C’était si réconfortant de retrouver des choses et des lieux aimés. Pour tout dire, je ne croyais guère à la réussite de notre entreprise au départ sous le ciel ambigu, capable de s’assombrir toujours plus ou de s’alléger de ses nuages. Puis tout s’est si bien arrangé – jusqu’à ces merveilleuses touffes de sauges et d’esparcettes qui semblaient rivaliser de naïve splendeur dans leur déroulement le long de notre marche. Depuis combien de mois, d’années, n’avions-nous pas refait ensemble une telle promenade ? (2 juin 1972)

     

    Pour moi, c’est comme une espèce de menace latente d’un “hiver à long museau et à longue queue” comme on dit dans le Jorat, et cela deviendrait vite une obsession. Mais il faisait doux cet après-midi sur le chemin qui descend en oblique vers Vulliens. Une ou deux branches se tachent de jaune pâle aux couronnes des hêtres… Il y en a quand on redescend de Villars-le-Comte à Oulens qui a déjà viré à l’or – c’est toujours le premier, disait le gentil Friz R. à un voyageur du bus postal et il avait raison : j’avais fait la même remarque. Sais-tu que j’ai longtemps détesté cet incendie automnal des feuillages ? C’était avec le temps de la floraison, le seul moment où les gens s’apercevaient de l’existence des arbres (et cela dure encore) alors qu’un hêtre de juillet, pour être d’une beauté plus sévère, n’en propose pas moins un spectacle inépuisable. (28 septembre 1972) »

     

    Gustave Roud

    Un hêtre de juillet

    Extrait de sa correspondance avec Vio Martin

    Solaire, 1979

  • Gustave Roud, « La clématite des haies »

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    ©CChambard

     

    « Une liane, et pourtant ce n’est point sa tige cannelée, verte à l’ombre et pourpre au soleil, qui s’enroule dans les haies aux branches de coudre ou de fusain. Elle monte, elle retombe, et c’est tout. Mais touchez le long pétiole des deux feuilles opposées qui s’en échappent à chaque longueur de doigt ; touchez aussi les supports de leur cinq folioles : vous les sentirez malgré leur minceur nerveux et souples, musclés comme un corps de jeune chat. Ce sont eux qui s’agrippent et se nouent autour de leurs vivants appuis. Étrange plante où chaque feuille se fait vrille !

    Est-ce donc pour cela qu’elle paraît l’hôte, et non le parasite des arbrisseaux qui l’accueillent ? Le houblon, pour exemple, le chèvrefeuille même ont une façon impérieuse de s’enrouler de tout leur corps aux rameaux. Leur étreinte, elle, avec le seul suspens léger de ses feuilles appariées, par centaines, monte sans effort jusqu’à la cime des aulnes ou des coudriers, puis s’amuse à les parer de retombantes guirlandes et, vers le temps des moissons, à les fleurir.

    Deux par deux, un à l’aisselle de chaque feuille, les corymbes de fleurs se dressent, toujours verticaux, que la tige monte, biaise ou redescende. Et chacun a la délicate architecture d’un bouquet. L’éclosion des boutons – lisses petits œufs vert-pâle – ne monte pas banalement de la base au faîte. Chaque corymbe s’étoile peu à peu, selon un ordre secret, de croix de pétales récurvés, couleur de crème, couronnés d’une épaisse touffe d’étamines. Leur parfum fait songer au miel des hautes ombellifères de mai finissant, mais un miel plus rare et moins amer.

    Le moissonneur aux épaules huilées de soleil qui passe et le respire, les bras rouges de taons écrasés, songe-t-il au temps où, petit berger d’automne, il se taillait dans la tige d’une vieille clématite, d’une vouarble, pour lui donner son nom d’ici, ses premiers, puants, héroïques cigares ? »

     

    Gustave Roud

    Les fleurs et les saisons

    Avec des photographies de l’auteur

    Postface de Philippe Jaccottet

    La Dogana, 2003