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Je déballe ma bibliothèque - Page 13

  • John Ashbery, « En flânant »

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    DR

     

    « Quel nom ai-je pour toi ?

    Certainement il n’y a pas de nom pour toi

    Dans le sens où les étoiles ont un nom

    Qui leur va plus ou moins. En flânant,

     

    Objet de curiosité pour quelques-uns,

    Mais tu es trop préoccupé

    Par la macule secrète dans le dos de ton âme

    Pour dire beaucoup, et tu vagues

     

    Souriant à toi-même et aux autres.

    C’est décourageant d’être du genre solitaire

    Mais en même temps déconcertant,

    Improductif, quand tu te rends compte une fois de plus

     

    Que le plus long chemin est le plus efficace,

    Celui qui s’enroulerait parmi les îles, et

    Tu semblais toujours voyager dans un cercle.

    Maintenant que la fin est proche

     

    Les segments du voyage restent ouverts comme une orange.

    Il y a de la lumière là-dedans, et du mystère, et de la nourriture.

    Viens voir. Ne viens pas pour moi mais pour cela.

    Mais si je suis encore ici, permets que nous puissions nous voir l’un l’autre. »

     

    John Ashbery

    Quelqu’un que vous avez déjà vu

    Traduit de l’américain par Pierre Martory et Anne Talvaz

    P.O.L, 1992

  • Henri Deluy, « Deux poèmes de “L’infraction” »

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    DR

     

    « La plus belle eau

     

    Le lis au lys

    Liliacée vous même

     

    Mais au fond

    Au fond levé du sexe

    L’eau manque encore et toujours

     

     

    Un peu d’amour 

     

    Je ne sais pas où je t’ai vue, la première fois.

    C’était peut-être sous une porte cochère.

    Le jour des cadeaux. Il pleuvait pour moi.

    Tu avais mal aux bras.

    J’étais cet enfant-là qui foule les rivières.

     

    Aujourd’hui,

    Pour finir,

    Tu repasses en moi tes aiguilles et ton faux fil.

     

    Nu dans le chenil,

    Je viendrai ce soir

    Boire allongé cette eau dont tu es faite.

     

    J’ai ton anniversaire aux bouts des doigts. »

     

    Henri Deluy

    L’infraction

    Poésie 74, Seghers

  • W. G. Sebald, « La sombre nuit fait voile »

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    DR 

    « III

     

    Dans une cage à grillons chinoise

    nous avons gardé un temps le bonheur

    enfermé. Les pommes de paradis prospéraient,

    splendides, il y avait plein d’or

    sur l’aire de battage, et tu disais

    que la nuit il fallait veiller sur le fiancé

    comme sur un clerc. C’était plus souvent carnaval

    pour les enfants. Il y avait dans le ciel

    des petits nuages en forme d’agneau. Les amis

    venaient déguisés en Ormuz

    et Ahriman. Mais ensuite il y eut, inattendue,

    cette histoire à propos du monsieur

    élégant de l’Opéra, et je trouvai

    un orvet dans le poulailler.

    Une corneille en volant perdit une plume

    blanche, le curé, messager

    boiteux en pardessus noir,

    apparut seul le matin du Nouvel An

    sur le vaste champ de neige.

    Depuis nous nous armons

    de patience, depuis le sable

    s’écoule par la boîte aux lettres,

    les plantes en pots ont une drôle de manière

    de garder le silence. Une tragédie

    nordique, coups d’échec et coups en coin,

    nécessairement s’accomplit toujours

    la fin. Pourquoi faut-il qu’on s’évertue

    à une entreprise aussi difficile ? Le malheur

    d’autres gens reste comme consolation

    jaune poisson au chapeau de la bien-aimée,

    et pourtant il était si beau naguère.

    Prose du siècle dernier,

    une robe qui s’est prise

    dans les chardons, un peu de sang, une

    exaltation, une lettre déchirée,

    une petite étoile d’uniforme et d’assez longues

    stations à la fenêtre. Des rêveries

    mauvaises dans une chambre

    obscure, des péchés ressassés,

    des larmes même et dans la mémoire

    des poissons un feu mourant,

    Emma en train de brûler

    son bouquet de mariée. Que peut bien se dire alors

    un pauvre médecin de campagne ? Aux funérailles

    il rêve d’une paire de bottes vernies

    étincelantes et d’une séduction

    posthume. Mais maintenant vient

    un temps sans couleur. Toi, au milieu

    de l’obscénité aveuglante,

    je vais me rappeler ton œil

    apeuré, tel que je l’ai vu

    pour la première fois,

    à Haarlem le jour où

    le flot nous emporta par une brèche dans la digue.

    Anniversaires et nombres,

    comme tout cela est loin,

    un tableau plein de lettres à peine

    déchiffrables à travers les lentilles

    de verre. En fait, j’entends

    la petite opticienne chinoise dire en fait,

    vous devriez maintenant pouvoir

    lire cela facilement, et l’espace d’un instant

    je sens le bout de ses doigts

    sur mes tempes, je sens

    une onde traverser

    mon cœur, et je vois dans le carré

    lumineux de l’image-test

    alignées les lettres

    YAMOUSSOUKRO, le nom,

    je le sais pertinemment, d’un

    grand bateau rouillé

    d’Abidjan, qu’il y a des années

    j’ai vu un jour sortir

    du port de Hambourg.

    Des matelots noirs étaient

    accoudés au bastingage.

    Ils faisaient signe au passage,

    le soleil se couchait,

    et les ombres déjà

    tremblaient

    sur leurs bords. »

     W. G. Sebald

    D’après nature – Poème élémentaire (1988)

    Traduit de l’allemand par Sibylle Muller et Patrick Charbonneau

    Actes Sud, 2007

  • Marina Tsvétaeva, « Les brumes des amours anciennes »

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    « 1

    Au-dessus de l’ombre noire de la jetée

    La lune brille comme une armure.

    Sur le quai — un chapeau et une fourrure,

    On imagine : Un poète et une actrice.

     

    Le souffle immense du vent.

    Le souffle des jardins d’hiver, —

    Et le soupir immense et triste :

    — Ne laissez pas traîner mes lettres*

     

    2

    Les mains au fond des poches

    Je suis là. Le courant d’eau est bleu.

    Aimer quelqu’un encore —

    Tu pars tôt demain matin.

     

    Les brumes chaudes de la City —

    Dans tes yeux. Voilà, voici…

    Dans ma mémoire — ta bouche —

    Et ton cri passionné : — Vivez !

     

    3

    L’amour efface sur les joues les plus belles

    Couleurs. Goutez comme les larmes

    Sont salées. J’ai peur de

    Me réveiller morte demain matin.

     

    Des Indes, envoyez-moi des pierres.

    Où nous verrons-nous ? — En rêve.

    — Quel vent ! — Bonjour à ta femme

    Et à l’autre dame aux yeux verts.

     

    4

    Le vent jaloux accroche le châle,

    Cette heure m’est destinée.

    Je sens sur les paupières et près des lèvres

    Une tristesse presqu’animale.

     

    Quelle faiblesse dans les genoux !

    — La voici donc, la flèche fatale !

    — Quelle lumière ! — Je serai

    Aujourd’hui — Carmen enragée.

     

    …Les mains au fond des poches

    Je suis là. Entre nous — l’océan.

    Sur la ville ­— entre la brume, la brume.

    Les brumes des amours anciennes.

                                                     20 août 1917 »

     

    * En français dans le texte

     

    Marina Tsvétaeva

    Le Ciel brûle

    Traduit du russe et préfacé par Pierre Léon

    Les cahiers des brisants, 1987

  • Thomas Hardy, « Deux poèmes pour Emma »

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    Emma & Thomas Hardy, 1885

     

    « La voix 

    Femme fort regrettée, comme tu t’adresses à moi, à moi,

    Disant que cette fois tu n’es plus comme autrefois

    Quand tu avais changé d’état, toi qui étais tout pour moi,

    Mais revenue comme avant, dans la fleur de notre âge.

     

    Est-ce bien toi que j’entends ? Alors, donne-moi l’image

    De toi plantée là quand j’approchais de la ville

    Où tu m’attendais : oui, telle qu’en toi-même visible,

    Jusqu’à la robe bleu azur d’origine !

     

    Ou bien est-ce seule la brise qui, volage,

    Voyage de par les prés mouillés jusqu’à moi ici,

    Alors que tu es à jamais dissoute, pâle, insensible,

    Inouïe pour toujours à travers le pays ?

     

         Ainsi je vais ; d’un pas qui chancelle

         Les feuilles tombant d’une pluie fine,

    Le vent du nord coupant de par les aubépines,

         Et la femme qui appelle. 

     

    Décembre 1912

      

    Quelque chose a tapé

     

    Quelque chose a tapé à la vitre de ma chambre

         Sans la moindre présence

    De vent ou de pluie, et j’aperçus dans l’obscurité

         Le visage fourbu de ma Bien-aimée.

     

    Elle dit ‘Ô je suis lasse d’attendre

         Nuit, matin, midi, après-midi ;

    Si froid fait-il seule dans mon lit,

         Moi qui croyais que tu viendrais me surprendre !’

     

    Je me levai et m’approchai de la fenêtre,

         Mais elle en avait profité pour disparaître :

    Seul, hélas, un pâle papillon de nuit

         Tapait à la vitre en signe de vie. 

     

    août 1913 » 

     

     

    Thomas Hardy

    Les poésies d’amour

    Choix, traduction et postface de Jean-Pierre Naugrette

    Circé, 2018

    https://www.editions-circe.fr/livre-Les_Po%C3%A9sies_d_amour-493-1-1-0-1.html

  • Luis Cernuda, « Le printemps »

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    DR

     

    « Cette année tu ne connais pas l’éveil du printemps dans ces champs lointains, lorsque sous le ciel gris, tôt le matin, tu entendais les sifflements impatients des oiseaux, surpris sur les branches encore sèches de l’épaisseur feuillue et humide de rosée qui devait maintenant les abriter. Au lieu des prairies émaillées de corolles de safran, c’est l’asphalte sale de ces rues ; et ce n’est pas l’air de mars d’une tiédeur prématurée mais le froid tardif qui t’assaille dans ta marche, et te gèle à chaque carrefour.

    Perdu dans cette rêverie, tu suis avec nostalgie l’allée du parc, où tournoie spectrale, au ras du sol, te précédant, aile fugitive et terreuse, une feuille du dernier automne. Si sèche et sombre qu’on la dirait morte depuis des années ; son impossible verdeur et sa fraîcheur évanouies, comme la jeunesse de ce vieillard, immobile là-bas, de l’autre côté de la grille, voûté, mains dans les poches, et qui attend tu ne sais quoi.

    Puis en t’approchant, tu découvres aux pieds du vieillard des bouquets de fleurs précoces, asphodèles, hyacinthes, tulipes, aux couleurs vives et incroyables dans cette atmosphère glacée. Il est presque triste de les voir ainsi, exposées sur ce marché du Nord, comme si également elles sentaient leur beauté sans défense face à la sombre hostilité du lieu.

    Mais le printemps est là, fou et généreux. Il provoque tes sens, et à travers eux ton cœur qu’il pénètre, apaisant ton sang, illuminant ton esprit ; tes sens qui, sous l’invocation magique, en dépit du froid, de la misère, de l’absence de lumière, ne peuvent contenir l’allégresse printanière que ces fleurs, comme si elles en étaient la promesse, t’ont apportée et ont communiquée à ta peur, ton désespoir et ton apathie. »

     

    Luis Cernuda

    Ocnos

    Traduit de l’espagnol et préfacé par Jacques Ancet

    Les cahiers des brisants, 1987

  • Wallace Stevens, « La maison était tranquille et le monde était calme »

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    DR

     

    « La maison était tranquille et le monde était calme.

    Le lecteur devint le livre ; et la nuit d’été

     

    Fut comme l’être conscient du livre.

    La maison était tranquille et le monde était calme.

     

    Les mots furent parlés comme s’il n’y avait pas de livre,

    Sauf que le lecteur s’inclinait vers la page,

     

    Voulait s’incliner, voulait être avant tout

    L’étudiant pour qui son livre est vérité, pour qui

     

    La nuit d’été est comme la perfection de la pensée.

    La maison était tranquille parce qu’elle devait l’être.

     

    La tranquillité faisait partie du sens, partie de l’esprit :

    Accès parfait à la page.

     

    Et le monde était calme. La vérité dans un monde calme,

    Dans un monde où il n’y a pas d’autre sens, lui-même

     

    Est calme, lui-même est l’été et la nuit, lui-même

    Est le lecteur qui se penche et qui lit. »

     

    Wallace Stevens

    Description sans domicile

    Choix traduit de l’américain et préfacé par Bernard Noël

    Unes, 1989

  • Juan Ramón Jiménez, « Deux poèmes »

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    « Le poème

    1.

    N’y touche plus,

    car ainsi est la rose !

     

    2

    J’arrache avec la racine la bruyère

    pleine encore de la rosée de l’aurore.

    Oh, quel arrosement de terre

    odorante et mouillée,

    quelle pluie — quelle cécité ! — d’étoiles

    en mon front, en mes yeux !

     

    3

    Chant mien,

    chante, avant de chanter ;

    donne à qui te regarde avant de te lire,

    ton émoi et ta grâce ;

    émane de toi, frais et odorant.

     

    Ay !

    Instants où le demain

    ne compte pas ; où tout s’achève

    aujourd’hui ; et nous sommes prêts

    à tout, peu importe à quoi,

    ni avec quoi !

               Comme se hausse

    notre être ; que nous sommes grands,

    alors ! Comme nous sommes seuls !

    …Et comme nous manque peu

    et l’homme, et dieu !

     

    *

    Chante, chante, ma voix ;

    car tant qu’il est une chose

    que toi tu n’as pas dite,

    tu n’as rien dit !

     

    *

    Celle-ci est ma vie, celle d’en haut,

    celle de la brise pure,

    celle de l’ultime oiseau,

    celle des cimes d’or et de l’obscur !

       Cela est ma liberté, sentir la rose,

    couper l’eau froide de ma main folle,

    dénuder la futaie,

    prendre au soleil sa lumière éternelle ! »

     

    Juan Ramón Jiménez

    Anthologie

    Choix et traduction par Guy Lévis Mano

    Bilingue

    GLM, 1961

  • Henri Cole, « Deux poèmes »

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    DR

     

    « Anniversaire

     

    Quand j’étais enfant, c’était pour moi une punition

    que d’être enfermé dans une pièce. L’évident

    désintérêt de Dieu touchant les affaires du monde

    semblait impardonnable. Ce matin,

    grimpant les cinq étages jusqu’à mon appartement,

    je me rappelle la voix exaspérée de mon père,

    mêlée d’angoisse et d’amour. Comme toujours,

    la possibilité d’un foyer — au mieux d’un idéal —

    reste illusoire, alors je lis Platon, pour qui l’amour

    n’a pas subi de crevaison. Vautré sur le tapis,

    tel un ver de compost, je comprends des choses

    dont la connaissance empirique me manque.

    La porte est fermée à clef, mais je suis libre.

    Comme sur une carte obsolète, mes frontières bougent.

     

     

    Au loin

     

    Si je ferme les yeux, je te revois devant moi

    comme la lumière attire à elle la lumière. Debout

    dans le lac, je crée avec mes bras un tourbillon,

    laissant la force du repentir m’entraîner en son centre

    au point de ne plus pouvoir me raccrocher à mes perceptions

    ou à la conscience du moi, tels ces nuages de poussière

    et d’hydrogène tout excités de former de nouveaux astres

    pour éclairer l’arrière-cour. Si poignant est le cri du vide

    pour être comblé.

                      Mais, écrivant ces lignes, ma main est chaude.

    Le personnage que j’appelle Moi n’est plus lourd, lascif,

    mélancolique. C’est comme si les émotions n’avaient plus de chair.

    Éros ne déchire pas les ténèbres. C’est comme si j’étais

    redevenu un enfant observant la venue au monde de deux agneaux.

    Le monde vient juste de naître à la vie. »

     

    Henri Cole

    Le merle et le loup, suivi de Toucher

    Traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Claire Malroux

    Bilingue

    Le bruit du temps, 2015

    https://www.lebruitdutemps.fr/boutique/produit/le-merle-le-loup-suivi-de-toucher-37

  • Giuseppe Conte, « Printemps – Le poète »

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    DR

     

    « J’ignorais ce qu’est un poète

    lorsqu’à la guerre je guidais les chars

    et que Xanthos le cheval me parlait.

    Mais il est passé comme une comète

     

    le jeune âge d’Achille et d’Hector :

    et je ne suis rien devenu, sinon un homme :

    mon âme à présent se cherche dans les eaux

    et dans le feu, dans les mille

     

    familles des fleurs et des arbres,

    les héros dont je ne suis point,

    les jardins où si légère est la peine

     

    de naître et de mourir. Le poète

    est peut-être un homme qui porte en lui

    la cruelle pitié de chaque printemps. »

     

    Giuseppe Conte

    Les Saisons

    Traduction collective de l’italien, relue, complétée et préfacée par Jean-Baptiste Para

    Les Cahiers de Royaumont, 1989

  • Yunus Emré, « Je goûtais le raisin… »

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    « Je goûtais le raisin de ce prunier

    Lorsque le jardinier atrabilaire

    M’a demandé raison de cette noix

    Que je croquais.

     

    J’ai fait sur le vent du nord

    Bouillir la boue sèche du chaudron

    Puis à mon questionneur j’en ai servi l’essence

    Et je l’y ai trempé.

     

    Le tisserand n’a point encore roulé pelote

    Du fil que je lui ai donné.

    Cependant il me presse

    De prendre sans retard

    Mes trois lés apprêtés.

     

    L’aile d’un moineau fut

    Sur quarante chars chargée.

    Les quarante chars ne l’avancèrent.

    Alors est ainsi demeurée sur les chars immobiles

    Cette aile déployée.

     

    Un aigle par une mouche soulevé

    Fut de trois cent pieds précipité.

    J’ai vu la poussière de la terre.

    Ce fut hier

    Et c’est vrai.

     

    J’ai lutté avec la chimère

    Celle qu’on ne peut saisir.

    Elle enlaça mes jambes

    Ma jeta sur le sol.

    J’ai dû souffrir.

     

    Je ne sais qui de ces monts circulaires

    Me lance cette pierre

    Pour me défigurer.

    Le poisson monte sur le peuplier

    Pour lécher la poix et la saumure.

    La cigogne accouche d’un âne.

    Entendez-vous cette chanson ?

     

    J’ai parlé bas à l’aveugle le sourd m’a compris

    Le muet a dit ma secrète pensée plus haut que je ne puis.

    Yunus enfin a prononcé le mot qui n’est à rien semblable

    Et dont le sens n’existe à cause des médisants. »

     

    Yunus Emré

    Poèmes

    Choisis et traduit par Yves Régnier avec le concours de Burhan Toprak

    GLM, 1949

  • Yannis Ritsos, « Trois poèmes »

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    DR

     

    « Résurrection

     

    Il regarde à nouveau, il observe, il distingue

    à une distance qui ne signifie rien,

    dans une durée qui n’humilie plus,

    les boules de naphtaline dans le sac en papier,

    les feuilles de vignes sèches dans le seau percé,

    la bicyclette sur le trottoir d’en face.

                                       Brusquement,

    il entend le coup derrière le mur,

    ce même coup convenu, unique,

    le coup le plus profond. Il se sent innocent

    d’avoir oublié les morts

                               À présent, la nuit,

    il n’utilise plus de boules Quies – il les a laissées

    dans son tiroir avec ses décorations

    et son dernier masque – le masque le plus raté.

    Mais saurait-il dire s’il s’agit du dernier ?

     

    Difficile aveu

     

    Les clous et les planches, c’est moi qui les ai pris. Ne me dénonce pas.

    J’aurais pu ne rien te dire. Je ne pouvais pas. À l’heure où les autres

    tout nus dans le soleil frappaient leurs marteaux, il grimpa, lui,

    très chic et cravaté. Il déplia le vaste plan de l’ouvrage

    et désigna du doigt. Il me glaça. Les marteaux s’étaient arrêtés.

     

    À présent, je sais quelle différence il y a entre le papier et le fer. Le monde

    est coupé en deux. Que tu l’avoues ou non, – cela ne le réunira pas pour autant.

     

    Son dernier métier

     

    Voici, dit-il, mon dernier métier – un foulard

    de paysan, très grand, à carreaux bleus et blancs ;

    je le plie, je le déplie, j’essuie ma sueur

    et parfois mes yeux. J’y ramasse tous mes biens,

    quelques livres, un fauteuil, mes cigarettes, mon briquet,

    mon miroir à raser grossissant, et l’autre,

    ce miroir rapetissant qui me sert à voir des choses désagréables

    ou celles qu’on dit chimériques.

                                                   Dans ce foulard,

    juste au milieu, il y a un trou. C’est par là

    qu’entre l’oiseau au cours des nuits les plus obscures,

    mon oiseau secret qui saute sur mon épaule ou mon genou

    pour me nourrir d’un épi, d’une étoile ou d’un ver. »

     

    Yannis Ritsos

    Hélène suivi de Conciergerie

    Traduit du grec par Gérard Pierrat

    Gallimard, Du monde entier, 1975