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Je déballe ma bibliothèque - Page 15

  • Jean-Christophe Bailly, « Aventure de Thomas Jones »

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    Thomas Jones, Un mur à Naples, 1782, Londres, National Gallery

     

    « Un art délivré de l’intention — qui n’en a pas rêvé ? Or voici que par dépit peut-être et heurté par tout ce que lui renvoyait de négatif le monde de l’intention picturale, qui est avant tout celui d’une dictée de types et de rituels, Jones s’en est rapproché. Nous sommes loin, très loin, maintenant. Loin de tout effet de halo ou d’annonce, loin de toute “nativité”, de tout supplément auratique, mais nous sommes en plein dans un commencement, qui n’a même pas le pathos des commencements : un matin, un beau matin, avec en lui cette opacité presque éteinte que Jones a su percevoir en plein jour. [­…] Jones s’est porté un peu plus loin, ce qui est une façon de parler, car en fait c’est plus près qu’il est allé, plus près de la surface, qui est ce que nous pouvons connaître du monde. Pour la première fois peut-être avec autant de simplicité et si peu d’emphase, quelque chose de la peau du monde au monde est montré, quelque chose qui n’est rien, en tout cas rien de haut ou de sublime, on le redit encore une fois : un mur usé sous un pan de ciel bleu d’été, à Naples, des toits et des dômes qui se succèdent et forment la skyline de ce temps, une géométrie austère installée sous le ciel au-dessus des ors et des secrets de la ville baroque, des murs encore, pleins de coulures et de cicatrices, avec dans un recoin une terrasse recouverte de branchages et même, si l’on y tient, du linge qui sèche : mais dépourvu de tout appel à l’anecdote ou au cliché (alors même que le linge partout accroché dans les ruelles constitue aujourd’hui un véritable topos du pittoresque napolitain), simplement pendu au balcon de bois du Mur à Naples avec, au centre, comme un fléau ou un balancier, un long flambeau blanc traînant dans le vide écrasé de lumière.

    Le paradoxe, c’est que le commencement qu’inaugurent ou que confirment les huiles sur toile est aussi un adieu. Les séances sur la terrasse sont de 1782, or c’est en août de l’année suivante qu’il embarque avec sa famille sur le brigantin suédois qui le ramènera en Angleterre, où il mettra fin à sa carrière de peintre. Le moins que l’on puisse dire, c’est que le destin de Thomas Jones est étrange, il y a dans son refus des conventions picturales et davantage encore dans l’abandon à peine ultérieur de son art comme une préfiguration du Bartleby de Melville. Jones serait comme un Bartleby artiste refusant soudain lui aussi d’avancer dans le sens qu’on lui indique : I would prefer not to — c’est comme si le refrain obstiné du petit scribe new-yorkais venait faire un tour sur une terrasse de Naples pour rebondir au beau milieu du pays de Galle et s’y éteindre entre les collines sur un fond de résignation et de tristesse. En tous cas il convient parfaitement à ces gestes par lesquels Jones, sans souveraineté ni superbe, mais absolument, tourna le dos à son époque pour se mettre devant ce qu’elle longeait chaque jour mais sans le voir et qui n’était pas tant sa face cachée que sa face réelle et son propre abîme quotidien. »

     

    Jean-Christophe Bailly

    Saisir — Quatre aventures galloises

    Coll. Fictions & Cie, Seuil, 2018

  • Ishikawa Takuboku, « 7 tankas »

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    « Tout comme l’enfant qui parti en voyage

    revenu au pays s’endort

    aussi doucement en vérité est arrivé l’hiver

     

    Chose plutôt rare

    que ce calme plat dans mon cœur

    quand j’écoute avec plaisir jusqu’à l’horloge qui sonne

     

    Ah si pour sincèrement

    lui ouvrir mon cœur j’avais un ami !

    Je commencerais par lui parler de toi

     

    Ce dont les gens parlent

    cette beauté des cheveux défaits qui s’emmêlent aux tempes

    je l’ai reconnue en te voyant écrire

     

    De couleur cramoisie

    ce vieux carnet où subsistent

    l’heure et le lieu du rendez-vous secret !

     

    Dix ans déjà que je l’ai composé disait-il de ce poème chinois

    avant de le déclamer lorsqu’il était ivre

    Ami vieilli de tant voyager

     

    Quand donc était-ce ?

    Oh la joie que j’avais eue à entendre soudain dans un rêve

    cette voix que depuis si longtemps hélas je ne puis écouter ! »

                                                                                                                   1910

     

    Ishikawa Takuboku

    Une poignée de sable

    Traduit du japonais par Yves-Marie Allioux

    Philippe Picquier, 2016

  • Jean-Claude Pirotte, « La pluie à Rethel »

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    DR

     

    « Je n’ai jamais réussi à mettre de l’ordre dans ma vie, ou mes vies, et ce n’est pas aujourd’hui, où j’essaie d’en agencer des bribes, que je réussirai. Les lieux et les visages se sont estompés. Rarement, une surface réduite dans cette étendue d’ombre s’illumine, comme, sur une plaine où roulent des nuages bas, soudain un coin de champ, un bout de terre reçoivent l’éclairage inattendu d’un rayon de soleil. Cela ne dure pas, et l’horizon entier se bouche à nouveau. Il faut se contenter de ces clignotements désordonnés ; chercher à fixer une couleur, la forme tourmentée d’un grand arbre, l’ondulation à peine perceptible d’un ressaut de terrain, la lueur accrochée à un toit mouillé, le sillon noir et blanc d’un vol de pie, un cri très éloigné, l’appel perdu d’une voix dans un chemin creux. À partir de ces visions incohérentes, construire est illusoire. On n’invente pas ce qui est mort.

    Chercher des images, patience de sourcier. Mais quelles images ? Quelle nappe d’eau fraîche découvrir sous les strates accumulées par l’indifférence universelle ? Je cherche des images, qui seraient mon musée d’Épinal à moi. Musée bien dérisoire. Je me promène dans des salles obscures où je m’arrête parfois, espérant qu’un écran quelque part va s’éclairer, dérouler un film sautillant, suggérer le faux-semblant d’une merveille perdue. Je fais des phrases. Et j’attends d’elle un événement inimaginable, quelque chose comme la résurrection d’une banalité sanctifiée, est-ce que je me fais comprendre ? Je ne me fais pas comprendre. Je regarde le ciel et j’écoute la pluie. C’était un autre ciel, une autre pluie. Non, ce sont les mêmes. Il n’y a que moi qui… Moi ? Rien, il n’y a rien. Le mot rien, le mot vide, le mot néant, encore des mots. Et se colleter avec des mots, à quoi ça peut bien servir ?»

     

    Jean-Claude Pirotte

    La pluie à Rethel

    Préface de Jean-Paul Chabrier

    Luneau-Ascot, 1981, rééd. La Table ronde, coll. La petite vermillon, 2018

  • Pascal Quignard, « Zhuo Wenjun & Sima Xiangru »

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    © : cchambard

     

    « Au IIe siècle avant notre ère vécut Zhuo Wenjun. Elle vivait à la campagne et perdit son époux à l’âge de dix-sept ans. Elle revint à la ville et retourna vivre dans la maison de son père, qui était un riche marchand. Il se trouva que ce dernier reçut un matin Sima Xiangru, âgé de vingt ans, pauvre, lettré, cithariste, cherchant du travail. Zhuo Wenjun passe la tête par la porte. Elle la retire aussitôt car il y a quelqu’un.

    Avant même qu’elle sache quel est le nom, l’âge, l’état du jeune homme, dès le premier regard, elle est tombée éperdument amoureuse de Sima Xiangru.

    Ils trouvent le moyen de communiquer entre eux dans la journée. Elle ne peut résister au désir dans le souvenir où elle est de son ancien époux, elle prend dans sa main le sexe de Sima Xiangru, elle dénoue sa propre ceinture, elle écarte ses cuisses, elle s’assied sur lui. Ils sont attachés, l’un à l’autre, jour après jour, avec plus de violence.

    Zhuo Wenjun demande à Sima Xiangru qu’il l’enlève toutes affaires cessantes. Il l’enlève.

    La jeune veuve brave la honte (par rapport à son mari défunt) et la pauvreté (par rapport à la richesse de son père). Elle devient une pauvre marchande d’alcool.

    Sima Xiangru ne cesse en rien d’être ce qu’il est. Il lit. Il chante.

    Finalement le père de Zhuo Wenjun, vieillissant, est touché par la persistance de l’amour que sa fille porte au cithariste. Il les marie. Il accorde au nouveau ménage son pardon. Il lui donne sa fortune. La cité pend le père. 

    *

    L’amour, en quelque culture que ce soit, à quelque époque que ce soit, consiste dans la formation d’un attrait irrésistible qui perturbe l’échange social programmé.

    En Chine ancienne l’obéissance à un sentiment passionné et l’écoute d’une musique merveilleuse sont toujours associées.

    Ce que les anciens Romains décrivirent comme fascinatio ou fulguratio, les anciens Chinois le désignèrent comme obéissance au chant de perdition. C’est un même transport irrésistible. C’est une même emprise sans délai du Jadis pur.

    Il n’y a pas de différence entre musique et amour : l’écoute d’une émotion authentique égare absolument. »

     

    Pascal Quignard

    Vie secrète

    « Chapitre XXIV, Le jugement de Hanburi »

    Gallimard, 1998, réédition Folio n° 3492, 1999

  • Peter Handke, « Images du recommencement »

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    © Christian Hartmann

     

    Ces notes des années 1981-1982 ne sont ni des aphorismes ni des maximes mais des jalons ou des pauses dans la concentration extrême dont naît l’œuvre littéraire. Il y a un point où la précision du regard est si grande qu’il devient réflexion : il concentre la durée. Chacune de ces notes est comme ces fleurs japonaises, boules de papier minuscules qui jetées dans l’eau s’épanouissent et deviennent gigantesques. Ce petit livre rayonne vers le dedans d’une force indivisible : c’est l’expérience poétique à l’origine des œuvres qu’elle fait naître mais aussi de la vie qu’elle fait vivre au lecteur. Georges-Arthur Goldschmidt


    « Au chat venu se poser là le matin ; “Et de quel conte sors-tu aujourd’hui ?”

     

    Reste fidèle aux mots de ton enfance ; tout autre mot serait faux

     

    Trouver écrit ce qu’on a rêvé : c’est ce que je voudrais qu’il vous arrive

     

    Non pas : “Nos enfants doivent avoir une meilleure vie que nous”, mais nos enfants doivent devenir meilleurs que nous (c’est la raison d’être des enfants)

     

    Le malheureux et l’homme heureux dans l’art roman : comme si là-dessus ils en savaient plus que les malheureux et les heureux d’autres époques

     

    Le vert d’été multiple des arbres au bord de la forêt réunit toutes les couleurs en lui, il rend tout objet net et dispose chaque objet par rapport à l’autre : les arbres, là-bas, sont plus que les douze apôtres, à la fois différents et un, ils ont quelque chose d’apôtres, de nombreux, de très nombreux apôtres, ensemble. Et cette couleur verte est d’une diversité énorme — il n’y a pas d’arbre qui soit le roi, pas même le mélèze — et chacun a une attitude, une allure, une forme différentes (la façon dont les feuilles ou les aiguilles se dressent, pendent, s’enflent, pelucheuses ou nuageuses, brillent ou sont mates) : ne l’oublie jamais au fond de ton cœur, ne laisse jamais échapper cela de ton cœur, toi qui es là, debout : cela vaut la peine d’être transmis, le vert multiple des arbres, c’est cela la tradition

     

    Maintenant, je peux le dire, le point de départ pour un artiste, c’est le sentiment, par moments exaltant, d’un vide puissant dans la nature, et lui, il va le combler, peut-être, poussé par ce vide, par ses œuvres, mais ce vide reviendra sans cesse — signe qu’il est un artiste — il donnera envie puissamment : un vide comme une voûte

     

    Le récit, c’est cela la morale : agis de manière à pouvoir te représenter ton action comme un récit (agis de telle sorte que tes actions puissent former un récit)

     

    “Se reprendre avec ménagement” (Hölderlin) : c’est de cette façon qu’il faudrait garder l’équilibre en écrivant

     

    L’art doit me rappeler ce que j’ai aimé un jour pour que je ne meure pas en traître

     

    Quand j’ai l’esprit absent, mon enfant devient brutal avec moi

     

    Un beau vœu pour quelqu’un ce serait : “ne te laisse pas attraper !” (Tout comme je pourrais dire à l’instant à la grive en train de fureter dans le feuillage : “Ne te fais pas attraper par le chat !”

     

    Un couple d’amoureux s’en allait dans le paysage, petit-fils et grand-père, loin »     1981/82

     

    Peter Handke

    Images du recommencement

    Traduit de l’allemand par Georges-Arthur Goldschmidt

    Christian Bourgois, 1987

     

    Peter Handke a obtenu le Prix Nobel de littérature, le 10 octobre 2019

  • Natsume Sôseki, « 16 septembre 1916 »

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    Surtout connu pour ses romans et nouvelles – Je suis un chat, Botchan, Oreiller d’herbes, Petites contes de printemps, À travers la vitre… –, Sôseki a écrit tout au long de sa vie des poèmes en chinois classique (kanshi) qui sont des merveilles de précision, d’émotion, et qui, utilisant les modalités de la poésie chinoise la plus classique, expriment le plus justement sa pensée, son existence, preuves magnifiques d’une rare lucidité sur lui-même et son temps.

     

    « Quand la pensée s’attache au blanc nuage, l’esprit se pose.

    À voir sa propre silhouette, on se sent en compagnie.

     

    Discrètes fleurs s’ouvrant sans effort près de ce ruisselet ;

    Fine pluie venant paisiblement delà cette fenêtre.

     

    Prendre sa canne pour aller jusques aux stèles brisées ;

    Alarmer des oiselets en passant le pontet moussu.

     

    Les fragrantes orchidées que conserve un vallon désert,

    Une exhalaison dans le pays des êtres de valeur. »

     

    Natsume Sôseki

    Poèmes

    Traduit du chinois (Japon), présenté et annoté par Alain-Louis Colas

    édition trilingue, chinois, japonais, français

    Le bruit du temps, 2016

    https://www.lebruitdutemps.fr/auteur/natsume-soseki-47

  • Élien, « Histoire variée »

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    Raphaël, L’École d’Athènes, Chambre de la Signature, Musée du Vatican

     

    « Un tyran appelé Tryzos voulut se débarrasser des conjurations et des complots contre lui. Il donna donc l’ordre aux gens du pays de ne se parler entre eux ni en privé ni en public. C’était une situation difficile, voire impossible. Ils rusèrent alors avec l’ordre du tyran : ils se faisaient des signes de la tête et des mains. Ils se lançaient des regards tantôt terribles, tantôt sereins, tantôt joyeux, et chacun fronçait les sourcils lors d’événements sombres et irrémédiables pour donner clairement à voir à son prochain la douleur de son âme, reflétée ainsi sur son visage. Le tyran en prit une fois de plus ombrage, persuadé que même le silence finirait par engendrer quelque chose de mauvais pour lui, vu la variété des attitudes possibles. Il mit donc aussi fin à cette situation. L’un de ceux qui étaient irrités par cette privation de liberté, qui la supportait mal et qui avait soif de renverser ce despotisme, se rendit sur la place, et là, debout, il se mit à pleurer à chaudes larmes. La foule vint l’entourer et se joignit à ses pleurs. On annonça au tyran que personne n’utilisait plus de signes, mais que les larmes étaient devenues monnaie courante. Lui, qui désirait mettre fin à cela non seulement en condamnant à l’esclavage la langue et les gestes mais en abolissant également la liberté naturelle des yeux, arriva sur le champ avec ses gardes afin d’en finir avec les larmes. Dès qu’ils le virent, ils arrachèrent aussitôt les armes aux gardes et tuèrent le tyran. »

     

    Élien

    extrait du « Livre 14 »

    Histoire variée

    Traduit et commenté par Alessandra Lukinovich et Anne-France Morand

    Coll. La roue à livres, Les Belles Lettres, 2004

  • Tchouang-tseu, « … ils chassent le désordre social pour y substituer la violence »

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    « Jadis, lors de l’avènement des Tcheou, il y avait deux gentilshommes qui vivaient dans la principauté orientale de Kou-tchou, Po Yi et Chou-ts’i. Ils se dirent : “On rapporte qu’à l’Ouest règne un homme qui semble posséder le Tao. Essayons d’aller le voir.”

    Quand ils furent arrivés au sud du mont Ki (où se trouvait la capitale des Tcheou), le roi Wou les fit recevoir par son frère Tan qui leur dit : “Nous vous proposons des revenus qui ne seront seconds qu’après ceux de la famille royale et des charges de premier ordre. Convenez-en par un serment scellé au sang de bœuf et que nous enterrerons.”

    Les deux frères s’entre-regardèrent et dirent en riant : “Oh ! que c’est étrange ! cela ne répond pas à ce que nous appelons le Tao. Jadis Chen-nong, lorsqu’on possédait le monde, manifestait sa dévotion lors des sacrifices saisonniers sans demander aux dieux aucune faveur particulière. Il traitait les hommes en toute loyauté et en toute confiance sans rien leur demander en retour. Il n’étendait son gouvernement et son régime qu’aux peuples qui voulaient s’y soumettre de bon cœur. Il ne cherchait pas à cueillir le succès sur la ruine d’autrui ; il ne cherchait pas à faire ressortir sa supériorité par l’infériorité d’autrui ; il ne cherchait pas à profiter de l’occasion pour son propre profit. Or, maintenant les Tcheou, voyant le désordre où étaient tombés les Yin, tâchent d’imposer soudain leur gouvernement. En haut règne l’intrigue, en bas la corruption. Ils comptent sur les armes pour protéger leur prestige ; ils tuent les animaux pour sceller les serments ; ils vantent leurs bienfaits pour plaire au peuple ; ils attaquent leurs voisins pour s’enrichir. En un mot, ils chassent le désordre social pour y substituer la violence.

    “Nous avons entendu dire qu’en temps d’ordre, les Anciens n’esquivaient pas les charges, mais qu’en temps de désordre ils ne faisaient rien pour se maintenir en place. Actuellement le monde est dans les ténèbres ; la vertu des Tcheou est en décadence. Mieux vaut nous retirer pour rester pur que de nous salir au contact des usurpateurs.”

    Cette détermination prise, les deux frères allèrent vers le nord jusqu’au mont Cheou-yang où ils moururent de faim.

    Des gens comme Po Yi et Chou-ts’i, si la richesse et les honneurs leur sont offerts, se gardent de toute conduite perverse dissimulée sous des dehors d’intégrité. Ils ne se plaisent qu’à leur propre idéal et ne s’asservissent point au monde, telle est l’intégrité de ces deux gentilshommes. »

     

    Tchouang-tseu – IVe siècle av. J.-C.

    Extrait du chapitre XXVIII « Les rois qui abdiquent »

    In Œuvres complètes

    Traduit du chinois, préfacé et annoté par Liou Kia-hway

    Gallimard/unesco, 1969, rééd. Folio essais n°556, 2014

  • Quand mon âme vagabonde en ces anciens royaumes

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    Les dynasties des Song (du Nord, 960-1127 et du Sud, 1127-1279) furent prospères en tout, même en poésie. Zhang Xian, Yan Shu, Ouyang Xiu, Wang Anshi, Su Dongpo (Su Shi), Huang Tingjian, Qin Guang, Chen Yuyi, Yang Wanli, Lu You, Xin Qiji, Juang Kui… pour n’en citer que quelques uns, bien qu’arrivant après leurs illustres prédécesseurs des Tang, qui ont souvent les préférences des amateurs, produisent des œuvres très rythmées, très subtiles, souvent poèmes à chanter, où les grands thèmes sont abordés avec un angle particulièrement inventif, narratif, et comme une véritable voie de la connaissance de soi. Le choix proposé ici par les éditions de la Cerise offre des poèmes souvent inédits encore pour le lecteur français, si parfaitement accompagnés de peintures de Dai Dunbang toutes vibrantes des atmosphères si particulières de l’art chinois qu’elles sont un juste trait d’union entre passé et présent.

     

    Li Qïng Zháo, « Sur l’air de Le printemps au Tombeau-des-Braves »

     

    « Le vent est tombé, la poussière embaume, les fleurs sont déjà passées,

    Il se fait tard et je suis lassée de me peigner.

    Le monde est là, il n’y est pas, tout est fini.

    Je voudrais parler, mais les larmes coulent en premier.

     

    J’entends dire que sur les Deux-Rivières, le printemps reste beau,

    Alors me vient le projet d’aller y canoter.

    Je crains pourtant que sur les Deux-Rivières une sauterelle, ce frêle esquif,

    Ne puisse emporter autant de chagrin. »

     

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    Zhü Xi, « Dans l’estuaire vogue le navire »

     

    « La nuit dernière sur le petit navire : un ciré pour la pluie,

    Plein fleuve de vent et de vagues : à la nuit qu’y faire ?

    Ce matin seul, on veut rouler la toile pour regarder,

    Rien n’a changé : des montagnes bleues et des bois verts partout. »

     

    Li Qïng Zháo, 1084-après 1149 – Zhü Xi, 1130-1200

    in Quand mon âme vagabonde en ces anciens royaumes

    Poèmes Song traduits par Bertrand Goujard & illustrés par Dai Dunbang

    La cerise sur le gâteau, éditions de la Cerise, 2017

    https://www.editionsdelacerise.com/livre/quand-mon-ame-vagabonde-en-ces-anciens-royaumes

  • Jean-Christophe Bailly, « Le troc silencieux de W.G. Sebald »

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    « Dans la partie du livre [D’après nature*] consacrée à la vie de Steller, Sebald raconte le troc silencieux auquel l’explorateur se livra dans une cabane de l’Alaska : ayant prélevé quelques-uns des objets qui s’y trouvaient (dont “une pagaie à tête de poisson et un hochet d’enfant en argile cuite”) il en dépose d’autres à la place (dont “un petit morceau de soie de Boukhara, une demi-livre de tabac et une pipe chinoise”). Cet échange entre des gens qui ne se connaîtront pas — un explorateur venu explorer avec Bering les parages du passage du Nord-Ouest et “un des habitants de cette contrée perdue”, ­— on peut y voir l’allégorie même de la littérature telle que Sebald la rend possible et pensable : soit, sur le fond de la tragédie historique, une maison épargnée où un échange entre inconnus peut se tenir, et où chaque mot est (serait) un gage de vérité. »

     

    * D’après nature, traduit de l’allemand par Patrick Charbonneau & Sibylle Muller, Actes Sud, 2007

     

    Jean-Christophe Bailly

    Le troc silencieux de W.G. Sebald

    Europe n°1009, mai 2013

    https://www.europe-revue.net/produit/n-1009-w-g-sebald-tomas-transtromer-mai-2013/

  • Claude Simon, « L’acacia »

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    Il suffit d’ouvrir – de rouvrir – un livre de Claude Simon, pour être pris par sa phrase et ne plus lever les yeux avant d’être parvenu, avec regret, au bout de l’aventure.

    L’écriture, tout simplement, comme on en croise peu au long d'une vie.

     

    « […] Le soir, dans la salle à manger mal éclairée où dînaient aussi trois officiers et des hommes aux airs d’entrepreneurs ou de voyageurs de commerce (il y eut, un jour, un groupe bruyant d’Américaines assez âgées, les épaules couvertes d’étoles de fourrure, accompagnées de deux personnages d’allure officielle), elles échangeaient à voix presque basse entre les cuillerées de potage de brèves paroles, comme honteuses, misérables, les deux visages usés empreints d’une identique expression de paisible et d’absolu désespoir, tandis que selon son habitude la veuve restait immobile, imperturbable, devant son assiette vide. Parfois, au dessert, elle sortait de son sac et montrait à l’enfant les cartes postales qu’elle avait achetées et que, remontée dans sa chambre, le garçon couché, elle envoyait à ses parents ou à ses connaissances.

    […]

    Et à la fin elle trouva. Ou plutôt elle trouva une fin – ou du moins quelque chose qu’elle pouvait considérer (ou que son épuisement, le degré de fatigue qu’elle avait atteint, lui commandait de considérer) comme pouvant mettre fin à ce qui lui faisait courir depuis dix jours les chemins défoncés, les fermes à demi détruites et les troquets aux senteurs d’hommes avinés. C’était un tout petit cimetière, circulaire, d’une vingtaine de mètres de diamètre au plus, entouré d’un mur de pierres meulières comme on en voit aux pavillons de banlieue et dont les piliers de chaque côté du portail étaient surmontés d’une croix de fer peinte en noir. La majorité des tombes étaient celles de soldats allemands, mais elle alla tout droit à l’une d’elles un peu à l’écart, que sans doute quelqu’un (quelqu’un qui avait eu pitié d’elle – ou plutôt d’elles – ou peut-être avait simplement voulu s’en débarrasser) lui avait indiquée et sur laquelle, en allemand et sur une plaquette métallique, puis en français sur une planchette plus récemment apposée, était simplement écrit que se trouvaient les corps de deux officiers français non identifiés. Il avait enfin cessé de pleuvoir et un soleil de fin d’été jouait au-delà des murs sur les feuillages du petit bois (le cimetière était situé en arrière et à l’est de la zone d’environ dix kilomètres de large que semblait avoir suivie l’espèce de tornade géante détruisant tout sur son passage) dont certaines branches commençaient à dorer. Elle s’avança jusqu’à l’inscription, la lut, recula jusqu’à l’endroit où devait approximativement se trouver les pieds des morts, fléchit les genoux puis se releva, fouilla dans son sac, en sortit un mouchoir qu’elle étala sur le sol, s’agenouilla alors, fit s’agenouiller le garçon à côté d’elle, se signa, et abaissant la tête se tint immobile, les lèvres remuant faiblement sous le voile enténébré. Quelque part dans les feuillages encore mouillés étincelant dans le soleil, un oiseau lançait son cri. Il n’y avait personne d’autre dans le cimetière que les trois femmes et l’enfant, c’est-à-dire la veuve et le garçon agenouillés et, un peu en arrière, les deux autres femmes debout, tenant à la main leurs sacs et leurs parapluies refermés, immobiles, les lèvres immobiles dans leurs immobiles visages ravinés, leurs yeux soulignés de poches, bordés de rose, couleur de faïence et taris. »

     

    Claude Simon

    L’acacia

    Minuit, 1989, rééd, coll. Double, 2003

  • Ginevra Bompiani, « Conseils à un chasseur »

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    DR

     

    « À qui désire tuer un homme, j’aimerais rappeler que ­— par un étrange effet du crime — l’âge de la victime revient au meurtrier. Il faut par conséquent faire très attention à l’âge de celui qu’on tue. Tuez un nouveau-né, vous voilà faible, fragile comme lui : le premier venu peut vous empoigner et vous jeter par la fenêtre. Tuez un vieux, et la sève reflue avec vos forces, laissant flotter comme vide défroque un corps trop vague qui partout cherche appui, vos yeux se voilent, et la plus amoureuse des femmes s’esquive avec un haut-le-cœur. Si la victime est d’âge mûr, elle va se décharger sur votre dos du poids de ses années, des graves soucis de sa position, des souvenirs sans nombre d’une vie qui a mal tourné. S’il s’agit d’un jeune homme, au contraire, toute l’expérience que vous avez engrangée avec tant de peine, tombera à vos pieds, vos muscles céderont aux nerfs, vous vous empêtrerez, et le sens de l’orientation — si précieux à l’assassin que vous êtes — perdra sa sûreté, divaguera.

    Veillez donc à bien choisir un homme arrivé au moment de sa vie qui soit le plus proche du vôtre. Même alors, quand vous vous trouverez devant un homme qui paraît le même âge que vous : méfiez-vous. Il pourrait cacher en lui toute une autre durée, invisible, n’avoir jamais accompli son âge, être dangereusement resté en deçà, ou l’avoir largement dépassé.

    La race peut aussi vous jouer de mauvais tours : on dit que dans certains villages africains une gamine d’à peine douze ans vaut une fille épanouie de l’Europe ; qu’un homme de cinquante ans, là-bas, est déjà un vieillard. Cantonnez-vous à votre race. Et ne mésestimez pas — si vous êtes citadin — l’influence de la campagne : à chaque souffle du vent, le grand air touche à l’âge de l’homme : il lui fouette le sang et le rajeunit aujourd’hui, demain, à l’improviste il le couvre de rides.

    Faites en sorte que la victime soit la plus proche de vous par l’âge, la condition, les habitudes, le physique. Et s’il vous arrive de rencontrer un homme aux cheveux noirs, les lèvres décolorées et le regard usé ; s’il porte un costume sombre, des chaussures à bouts ronds, pas de cravate ; s’il a trente-cinq ans, deux mois, deux jours ; s’il est né un samedi, dans une chambre en désordre, en émoi ; s’il cache une faute future ; s’il va le long du fleuve, juste en face de vous et que, vous bousculant à peine, il lève vers vous les yeux et pousse un cri d’horreur ; vous, qui savez à qui vous avez affaire, cet homme-là, vous pouvez tranquillement le tuer. »

     

    Ginevra Bompiani

    Les règnes du Sommeil

    Traduit de l’italien par Eliane Formentelli

    Postface d’Italo Calvino

    Coll. « Terra d’altri », Verdier, 1986

    https://editions-verdier.fr/auteur/ginevra-bompiani/

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