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Livre - Page 9

  • Gérard Haller, « Menschen »

    Les Inédits du Malentendu, volume 8.

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    semblable maintenant d’un bord à l’autre

    de la terre on dirait l’image se clôt

    et l’image se déclôt qui nous tenait

    ensemble et c’est comme si tout de nouveau

    me quittait. Le visage autrefois du dieu

    mort que tu étais. Comme s’il revenait

    mourir sous mes yeux

     

    regarde

     

    irressemblant maintenant vide l’enclos

    là-bas lumineux de ta voix

     

    tout le heim autrefois. Regarde. Gisant

    nu de part et d’autre du grillage ici

    qui le défigure et les traces partout

    du sang sur l’herbe et les rails et le linceul

    bleu du fleuve au loin miroitant sous le bleu

    incicatrisable du ciel oh et tout

    le ciel comme ça lèvre contre lèvre

    de nouveau qui s’ouvre et les larmes dans nous

    sans mer à la fin où retourner

     

    Gérard Haller

    Inédit, extrait de Menschen

    à paraître aux éditions Galilée le 17 septembre 2020

     http://www.editions-galilee.fr/f/index.php?sp=liv&livre_id=3534

    on pourra regarder cette lecture de Nous qui nous apparaissons de et par Gérard Haller sur le site « Philosopher au présent » ttps://www.youtube.com/watch?v=3ftmFUkUns8

     

    Gérard Haller est un auteur rare, qui compte infiniment pour moi, dont j’attends chaque livre avec une vertueuse et tremblante patience depuis Météoriques (Seghers) en 2001, en passant par all/ein, Fini mère, Le grand unique sentiment (Galilée) etc. Dans quelques jours celui-ci, Menschen, sera sur nos tables, nul doute qu’il éclairera avec quelques rares autres – ceux d'Isabelle Baladine Howald, Fragments du discontinu (Isabelle Sauvage), Pascal Quignard, L'Homme aux trois lettres (Grasset), Camille de Toledo, Thésée, sa vie nouvelle (Verdier), pour n'en citer que trois essentiels – cet été qui se termine & cet automne qui commence.

  • Su Dongpo, « En souvenir de ma mère qui ne faisait pas de mal aux oiseaux »

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    « Lorsque j’étais jeune, en face de mon bureau, il y avait des bambous, des peupliers, des pêchers et toutes sortes de fleurs ; des bosquets remplissaient la cour et des oiseaux s’y nichaient. Ma mère détestait qu’on détruise la vie ; les enfants et les serviteurs avaient ordre de ne pas attraper les oiseaux. Pendant plusieurs années, ceux-ci firent leurs nids sur les branches basses et on pouvait apercevoir leurs oisillons en baissant la tête. Il y avait aussi quatre ou cinq perruches qui voletaient tous les jours parmi eux. Les plumes de ces oiseaux sont très précieuses et très rares. On pouvait les apprivoiser, car ils ne craignaient pas du tout les hommes. Les villageois en les voyant trouvaient cela extraordinaire. Il n’y a pourtant pas là d’autres raison : en l’absence sincère de mauvaises intentions, même d’autres espèces ont confiance en vous. Un vieux paysan disait : “Si les oiseaux nichent loin des hommes, leurs petits seront la proie des serpents, des rats, des renards, des chats sauvages, des hiboux, des milans. Aussi, si les hommes ne les tuent pas, ils se rapprochent d’eux pour éviter ces malheurs.” On voit ainsi que si ensuite les oiseaux nichent sans oser s’approcher des hommes, c’est qu’ils considèrent que ceux-ci sont pires que les serpents, les rats et autres prédateurs. On peut donc faire confiance à cette parole de Confucius : “Un gouvernement tyrannique est plus terrible qu’un tigre !” »

     

    Su Dongpo – Su Shi (8 janvier 1037 – 24 août 1101)

    Sur moi-même

    Choix de textes, traduits et présentés par Jacques Pimpaneau

    Philippe Picquier, 2003, rééd. Picquier poche, 2017

     

    Su Dongpo – Su Shi – né le 8 janvier 1037 à Meishan, est mort le 24 août 1101 sur la route de Changzhou.

    C'est un homme selon mon cœur, un poète essentiel, aimé et lu par ses pairs – et au delà, je l'espère – (Jim Harrisson, Lambert Schlechter, Volker Braun, par exemple, le citent volontiers).

    Pour souligner la date anniversaire de son décès, pour que l'on se souvienne encore de lui, j'ai eu envie des oiseaux de sa mère, à n'en pas douter ceux qui encore – à l'exception des perruches – conversent chaque jour dans le petit jardin où ils aiment à se reproduire.

  • Vélimir Khlebnikov, « Le livre »

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    J’ai vu les noirs Véda

    le Coran et l’Évangile

    et les livres aux plats

    de soie des Mongols

    eux-mêmes faits de la cendre des steppes

    du kizäk odorant

    comme le font

    les femmes kalmoukes chaque matin

    faire un feu

    et se coucher soi-même sur lui

    veuves blanches

    cachées dans un nuage de fumée

    pour accélérer la venue

    du livre

    Ce livre un

    bientôt vous le lirez     bientôt

    Blanches     les mers brillent

    dans les côtes mortes des baleines

    Chant sacré     voix sauvage mais juste

    Et les fleuves azur     sont les marque-pages

    où le lecteur lit

    où est l’arrêt des yeux qui lisent

    Ce sont les grands fleuves –

    la Volga où la nuit on chante à Razine

    où on allume des feux sur les barques

    le Nil jaune     où l’on prie le soleil

    le Yang-Tsé-Kiang     où est la fange épaisse des humains

    le Seine     où sont vendues des femmes aux yeux sombres

    et le Danube     où toutes les nuits brillent

    des hommes blancs sur les vagues     sur des barques en chemises blanches

    la Tamise     où est l’ennui gris des bâtiments – dieux pour les foules

    l’Ob renfrogné     où on fouette le dieu tous les soirs

    et où on danse devant un ours à l’anneau de fer sur son cou blanc

    avant qu’il ne soit mangé par toute la tribu

    et le Mississippi     où les hommes ont pris pour pantalon le ciel étoilé

    et portent un chiffon de ce ciel sur des bâtons

    Le genre humain est le lecteur du livre

    et la couverture porte l’inscription du créateur

    mon nom     archaïques caractères bleus *

    Mais tu lis nonchalamment

    plus d’attention !

    Tu es trop distrait et tu regardes en paresseux

    comme si c’était les leçons d’un catéchisme

    Ces chaînes de montagnes enneigées et ces grandes mers

    ce livre un

    bientôt     bientôt tu vas le lire

    Dans ces pages saute la baleine

    et l’aigle     qui a plié la page de l’angle

    se pose sur les vagues marines

    pour se reposer sur le lit du pygargue **

    [1920] ms. automne 1921

     

    * Des signes d’écriture archaïques, comme si de tout temps la couverture du livre portait le nom

    ** Le Livre évoque par son aspect de « montagnes enneigées » l’espace nietzschéen, il reprend l’ancien topique du monde comme livre dans une version cinétique. L’aigle quitte les sommets pour se poser sur la mer et devenir aigle des mers. Je ne sais si Khlebnikov pensait à la Thora d’en haut qui suit le même mouvement. Quoi qu’il en soit, puisqu’encore une fois il s’agit du temps, et plus spécifiquement du temps de la lecture, on pourrait dire que Khlebnikov, là aussi, introduit la discontinuité. Ndt.

     

    Vélimir Khlebnikov

    Œuvres 1919 – 1922

    Traduit du russe préfacé et annoté par Yvan Mignot

    coll. « Slovo », Verdier, 2017

    https://editions-verdier.fr/auteur/velimir-khlebnikov/

    Depuis sa parution, en 2017, ce livre ne quitte pas la table, la forge. La puissance de l'écriture de Khlebnikov me sidère — et donc la traduction d'Yvan Mignot — et je ne suis pas loin de penser comme Jakobson qu'« il était, pour le dire en un mot, le plus grand poète du monde en notre siècle ». Du moins un des plus importants, un des plus inattendus, un des plus neufs qui soient encore aujourd'hui.

  • Gong Zizhen, « Un souhait de livre »

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     Air : « Les sables lavés par les vagues »

     

    Au-delà des nuées s’élève un pavillon rouge,

    Lieu retiré et loin de tout.

    Au-dessus des Cinq Lacs le son de la flûte perce l’automne.

    Après avoir rangé trente mille peintures et livres

    Je monte avec eux sur ma barque.

     

    Miroir et brûle-parfum,

    Tendresse, grâce et tranquillité.

    Je relève pour toi le rideau juste comme il faut.

    Sans souci de la fraîcheur du vent et des vagues sur le lac,

    Je te regarde te coiffer.

     

    Gong Zizhen — 1792-1841

    in « La dynastie des Qing » — Mandchous, 1644-1911

    Traduit du chinois par Sandrine Marchand

    Anthologie de la poésie chinoise

    sous la direction de Rémi Mathieu

    Pléiade / Gallimard, 2015

  • Marie-Hélène Lafon, « La demie de six heures »,

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    DR

     

    « Plus tard les soirs de juin, d’été, Sylvianne lui avait montré la chambre parfaite de Saint-Andéol. C’était, après le lac, à main droite, un promontoire de roches grises, ourlé de vent, où se creusait le secret d’une chambre blonde, tapissée d’herbe fine. Un troupeau d’Aubrac paissait tout autour, souverain et indifférent, à l’exception du taureau, une bête de légende, tendue, longue, fière, qui meuglait gravement à leur approche et prenait dans la lumière des allures de rhinocéros argenté. Le ciel de la chambre était pavoisé de bleu. À plat dos contre la terre ils voyageaient. Les nuages dessinaient pour eux des figures de folie. Ils les suivaient, ils partaient avec elles. Parfois, ils racontaient, ceux qu’ils avaient aimés, les hommes, les femmes. Ils avaient gardé des images. Elles se déployaient dans la lumière, prenaient corps. Ils ne parlaient pas de Jeanne. Ils n’avaient pas de projets. Ils étaient suspendus au dessus du rien, en état de vertige. Ils n’avaient pas le temps d’êtres graves. Longuement il tremblait du désir d’elle dans la chambre ouverte et elle le gardait dans ses bras contre sa douceur. Elle aimait qu’il soit en elle, serré, serré, charnu, ardent, les reins creusés, les cuisses longues, les yeux fermés. Dans la chambre bleue ils prenaient au ventre le chaud du jour et griffaient la terre et buvaient à sa source à gueule touffue et se répandaient en elle, les deux, noués. »

     

    Marie-Hélène Lafon

    La demie de six heures

    Fil d’Ariane, 2002, rééd. La Guêpine, 2017

    https://laguepine.fr/web/Marie-Helene-LAFON-La-demie-de-six-heures

     

    En préparant la conversation avec Marie-Hélène Lafon, à la Tour de Montaigne le 29 août à 18h — http://permanencesdelalitterature.fr/portfolio/litterature-en-jardin-au-chateau-michel-de-montaigne-samedi-29-aout-2020/ — lire et relire, ce passage d’une rare puissance de « La demie de six heures ». La chambre parfaite, la chambre blonde, la chambre bleue, la chambre d’amour. Ceux qui n’y seraient pas encore allés voir, doivent se précipiter sur cette œuvre majeure, aimée des Bergounioux, Michon et Riboulet…

  • Xiao Gang, « Poème sur des noms de simples »

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    Paysage, Dynastie des  Ming

     

     « La brise matinale fait trembler les fleurs,

    Le soleil du soir brille sur l’appontement.

    Tout en haut d’une tour une femme esseulée

    Au crépuscule pleure sur sa solitude.

    La lampe éclaire le lit des plaisirs à deux,

    Dans les tentures flotte le parfum du benjoin.

    Elle broie un peu d’encre, écrit deux ou trois vers,

    Avec de la céruse essaie de se farder.

    Elle voudrait tant voir de la fleur d’hellébore

    La tige volubile emplir sa chambre vide. »

     

     

    Xiao Gang ne fut pas qu’un poète à l’œuvre importante, il régna les deux dernières années de sa vie et mourut assassiné. Son œuvre fut longtemps mésestimée, pourtant, entouré par un cercle de poètes, il écrivit beaucoup dans un style très orienté vers les recherches formelles.

     

    Xiao Gang — 503-551

    in  « Les Six Dynasties (de la fin des Han à la fin des Sui) » — 196-618

    Traduit du chinois par François Martin

    In Anthologie de la poésie chinoise

    Pléiade / Gallimard, 2015

  • Wang Shifu, « Le pavillon de l’aile ouest »

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    Le mariage de Zhang et Yingying, représentés sous forme de marionnettes.

    Édition de Min Qiji, 1640

     

    « Vous balbutiez de honte, n’osez lever la tête,

    Votre visage caché dans l’oreiller.

    De vos cheveux en nuages épars tombent vos épingles d’or

    Et le désordre de votre chevelure ajoute à votre charme.

    Je déboutonne votre robe, dénoue votre ceinture,

    Une odeur de musc se répand dans la chambre obscure.

    Cruelle, pourquoi vous détourner ?

    Pourquoi fuir mon regard ?

    Je presse contre moi ce corps tiède et parfumé d’une beauté élancée,

    Le printemps vient au monde, les fleurs se colorent,

    Votre taille si souple s’agite à mon rythme,

    Le bouton de votre fleur s’ouvre à moitié,

    Les gouttes de ma rosée font s’épanouir votre pivoine.

    Une seule libation m’engourdit à demi.

    Je suis le poisson qui s’ébat dans les eaux,

    Je suis le papillon qui recueille le parfum des bourgeons.

    Vous reculez un peu pour vous rapprocher de nouveau.

    Le surprise et l’amour se disputent en moi,

    Je baise votre bouche vermeille et vos joues odorantes.

    Vous êtes mon cœur et mes entrailles,

    Vous dont j’ai terni la pureté. »

     

    Cette pièce – dont les protagonistes sont Yingying et Zhang – fut écrite aux environs de 1300. Elle est une adaptation d’un texte plus ancien de monsieur Dong, portant le même titre, elle-même influencée par La vie de Yingying de Yuan Shen – les voies de la littérature chinoise sont sans fin, et c’est tant mieux.

    L’extrait donné ici est chanté par Zhang alors que les amoureux viennent de se retrouver dans la chambre de Yingying. Il provient du merveilleux ouvrage de Jacques Pimpaneau, Anthologie de la littérature chinoise, paru chez Philippe Picquier en 2004 et réédité dans la collection de poche de l’éditeur en 2019.

     Wang Shifu

    Extrait du Pavillon de l’aile ouest (Xixiang Ji)

    traduit par Jacques Pimpaneau

    Philippe Picquier

    http://www.editions-picquier.com/ouvrage/anthologie-de-la-litterature-chinoise-classique-2/ 

     

  • Guiseppe Bonaviri, « Harmonie »

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    « Si – depuis le Timée de Platon jusqu’à saint Augustin et de ces derniers jusqu’à Kant et Newton – l’idée du temps nous conduit tout au long des siècles, au sentiment projectuel (progettuale) de Heiddeger, aux relations des mouvements et aux variations électromagnétiques  d’un champ, selon Einstein, elle demeure pour moi liée à la mémoire d’un temps immobile et sphérique dont me parlait mon père. Tailleur dans la Grand’rue de Mineo, lorsqu’il était jeune, homme des plus timides, silencieux, plutôt sombre même si prompt à des colères soudaines.

    Lorsque nous regardions depuis le haut plateau de Camuti, où mêlé au blé le vent brillait, explosait ; me montrant face à nous, par-delà la vallée de Fiumecaldo, notre village qui s’arrondissait sur la montagne en splendeur, il me disait : “Entends, Pippino, Mineo se dresse devant nous avec ses artisans affairés, ses femmes vaquant à leurs tâches quotidiennes, sans jamais s’interrompre ; et, en contrebas, dans les vallées, dans les jointures des cimes dédoublées, et sur les hauteurs, travaillent les paysans ; ou, encore, parmi les maquis et les sommets dépourvus d’arbres, les chèvres cherchent leur nourriture. Si en esprit tu assembles le tout à l’aide de fils, de soie, par exemple, et le couds, comme je le fais d’un costume, dans la même aiguillée, tu emmêles artisans, femmes, paysans, animaux et arbrisseaux. Autrement dit, tu obtiens un temps rond, parfait, qui en chacun de ses points vibre circulairement d’harmonie.”

    Enfant, et jeune homme, mon père avait écrit des poèmes que j’ai rassemblés, du moins ceux que j’ai pu retrouver, dans une plaquette intitulée L’Arcano (Ed. Bibò. Fr). D’après ce volume, j’en cite quelques vers qui reflètent l’intuition esquissée ci-dessus d’un temps sphérique syncrétique par une animisme et une pensée magique : “Entendez, c’est un chant suave / d’enfants qui dans la journée / fragrante, monte par enchantement / à travers l’air parfumé. / C’est un chant joyeux / qui s’égare à travers champs / dans l’air voltigeant / se cherche, se trouve, se dissipe.” (Le 20 octobre 1919, lorsqu’il écrivait ces vers, mon père avait dix-sept ans). Certes, tandis qu’à cette époque les femmes de Mineo tissaient du lin, ou appelaient des centaines de poules et de coqs dispersés le long des pentes, avec des cris comme “kikkì, kikkì”, ou encore “pouripò, pouripò”, dans ce temps omniprésent où, parce que contemporains, tous les êtres non séparés par la mort, étaient vivants, il fallait qu’Achille aille combattre à Troie, tandis que vers le royaume de Cambaluc1, transportant de l’encens, des épices, des dattes et des vêtements d’or, marchaient des chameaux, des marchands.

     

    Harmonie

     

    Les fourmis contournaient une ronde aire

    de battage où en deux mille rotations l’âne

    suivait le lent paysan chanteur,

    sur l’olivier joyeuse était la pie.

     

    Toute blanche, dans l’été de paresse,

    parmi sauterelles et grillons,

    à travers des guirlandes d’épis,

    et des grottes gonflés de racines,

    s’avançait la déesse Cérès.

     

    Le chevrier jouait de la cornemuse, qui, ivre,

    reparcourait le cristal de roche et les raidillons,

    les aiguilles des tailleurs résonnaient

    d’ardeur, dans les abysses le poisson dormait.

     

    Sur les tuiles brisées, de cramoisi et de fils d’or,

    le maçon coiffait les gouttières ;

    auprès du torrent Xanthos à la grève rouge,

    Achille somnolait sous la forteresse de Troie.

     

    Un coq chanta vers le noble royaume de Cambaluc,

    le potier pétrissait des argiles jaunes selon les règles

    de l’art, depuis un noyer, d’une voix mélodieuse,

    le pic recrachait des pièces d’argent. »

     

    1. Cambaluc, est le nom donné par Marco Polo, à la capitale de l'empereur mongol Kubilai Khan, et correspondant à la ville de Pékin

     

    Guiseppe Bonaviri

    Les Commencements — 1983

    Traduction de l’italien, postface & annotations de Philippe Di Meo

    La Barque, 2018

    https://www.labarque.fr/livres21.html

  • Annie Dillard, « Fille de paysan »

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    « Il fait toujours un temps hors de saison.

    Rappelle-toi la crue qui a tué père :

    quand l’eau est redescendue, les poulets

    gisaient, boueux, noyés. Oh, nous observons

    le temps ici sur terre ; nous n’oublions pas

    les jours d’hiver où les filles portent des robes en coton,

    les mois d’avril où les buissons croulent sous la neige.

       Nous coupions les pommiers

       quand il a dit : “Regardez, il neige” ;

       mais ayant déjà passé tout un hiver sous la neige

       je devinais que c’était loin d’être fini.

    Pourtant, que savons-nous d’une saison ?

    Seul père pouvait dire

    quand la pluie s’arrêterait sur la montagne

    ou détruirait le foin. J’essayais d’observer

    les faucons ou je me léchais le doigt,

    mais la récolte était une fois encore perdue ;

    le givre recouvrait toute la vallée,

    aussi loin au sud que Twin Falls.

       Il m’embrassa quand les ombres s’allongèrent

       sur le chemin du verger ; il promit

       de me retrouver dès la récolte des pommes ;

    maintenant quand le vent sépare les rideaux,

    en ville quand le chat ne revient pas,

    je ne dors que d’un œil,

    l’autre reste à l’affût du temps qu’il fait. »

     

    Annie Dillard

    Billets pour un moulin à prières – 1974

    Traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Brice Matthieussent

    Héros-Limite, 2020

    https://www.heros-limite.com/livres/billets-pour-un-moulin-a-prieres

  • Pascal Quignard, « Je suis simplement… extrait de L’image manquante »

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    « Je suis simplement un homme qui a beaucoup lu, un lettré ou, mieux encore, un littéraire, c’est-à-dire un homme qui apprend sans cesse à écrire ses lettres, à les déchiffrer, à les transposer, qui ne cesse de poursuivre cet apprentissage, qui aime follement lire, étudier, traduire, retraduire, écrire.

    C’est ainsi qu’il y a un apprendre qui ne rencontre jamais le connaître – et qui est infini.

    Cet infini est ma vie. »

     

    Pascal Quignard

    « L’image manquante »

    in Sur l’image qui manque à nos jours

    Arléa, 2014

  • Thomas Bernhard, « il me semble »

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    DR

     

    « Il me semble que j’étais beaucoup plus jeune

    plus jeune encore que ceux qui sont déjà morts,

    je voyais les villes et la fatigue des yeux

    était la plainte de l’été dans les ruisseaux.

     

    Plus jeune j’étais que ceux qui me blessaient souvent

    et qui ont oublié mon nom depuis longtemps

    derrière le métier à tisser, sous le marteau,

    ou dans l’abrupt sillon de la herse.

     

    Il me semble que j’étais beaucoup plus jeune

    et qu’en mars avec les nuages j’étais suspendu dans le ciel,

    construisant les marchés sans repas de mort

     

    et les cœurs carbonisés

    avec l’avril j’étais aussi en voyage

    migrant avec les oiseaux en aval des fleuves,

     

    riais sous les bosquets

    et étais triste avec les herbes.

    Dans les chambres je voyais mourir

     

    beaucoup de ceux qui m’aimaient.

    Mais pour parler avec le vent

    je fus élu.

     

    Il me semble que j’étais beaucoup plus jeune,

    je sentais des messes de mort sauvages,

    les étoiles sauvages,

     

    les églises s’élevaient sur la mer de blé,

    toujours

    la joue de ma colline

     

    était familière de ma colère.

    Je n’étais si fatigué que là

    où sonnaient les pommes et où chantait l’hiver

     

    de mille coquillages.

    Le jour s’en allait en soupirant,

    l’année était acculée contre le mur

    noirâtre, perturbée par les angoisses de mon époque.

     

    Il me semble que j’étais beaucoup plus jeune. »

     

    Thomas Bernhard

    Sur la terre comme en enfer

    Bilingue

    Traduit de l’allemand et présenté par Suzanne Hommel

    Orphée, La Différence, 2012

  • Franck Venaille, « Ô voici des ruines »

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    DR

     

    « ô voici des ruines combien pénibles à franchir l’amoncellement de pierres voici qu’il forme rivière à traverser et le lit de l’eau craque et murmure

     

     

     

    mais qu’il fait tendre également dans la douceur des peaux, l’odeur prégnante du foin qui fut hier ramassé par un essaim d’enfants parlant langue immature

     

     

     

    et te voici allant seule dans ton corps, allant si claire toi sur qui, en entier, repose l’instinct de vie, retournez-vous allant à vos travaux, saluez celle-là

     

     

     

    dis-je à l’entour mais nul n’écoute et les oiseaux dans l’alpage s’installent formant damier sur lequel prudemment les longs doigts d’un dieu bougent les figurines

     

     

     

    mes angelots au plumage de flammes dirait-on près de la fontaine vous vous querellez est-ce en vous sentiment d’une mort à venir ou simple soif qui s’exprime enfançons ! »

     

    Franck Venaille

    Tragique

    Osidiane, 2001, rééd. Poésie / Gallimard, 2010