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gallimard - Page 2

  • Claude Esteban, « Le partage des mots »

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    « Je crois que je ne pus retenir mes larmes lorsque je parvins à dire tout haut : “Il fait jour.” Je comprenais soudain que c’était là le seul poème que j’eusse composé vraiment, que tous les autres n’avaient été qu’une animation factice du discours, qu’il fallait mériter les mots pour qu’ils reviennent, et qu’on ne les méritait qu’en mourant à soi. Ce n’étaient que trois mots, les plus banals de la langue, mais ils disaient hors de toute catégorie esthétique, ce que je n’avais pas su exprimer avec des richesses empruntées à d’autres. Ils étaient devant moi, derechef vivant, reconnaissant, disant le monde. Le langage de la poésie ne constituait pas un univers de signes différent de celui dont usaient les autres hommes. Il était à la fois le même et il se distinguait de celui-ci par une qualité charnelle qu’il était seul à détenir – et cette chair c’était la substance même du poète, devenue parole et promesse de vérité. […]

    La poésie ne se souciait pas de significations établies, codifiées par l’usage, dont les mots représenteraient en quelque sorte la caution. Elle était seule à conférer aux signes verbaux une charge signifiante qui échappait aux catégories, qui faisait de ces mots, quels qu’ils soient, les porteurs d’un sens qui les dépassait sans les détruire. Elle n’avait nul besoin, pour cela, d’une langue plus riche que telle autre. Elle prenait ses matériaux où bon lui semblait. Et l’on pouvait imaginer, tout aussi bien, un poète qui n’aurait disposé que d’un idiome particulièrement démuni, réduit aux signes les plus élémentaires, et dont il se serait cependant emparé pour faire surgir un chant aussi fastueux que l’Iliade. Puisque les trois mots que j’avais sauvés du néant, et sur lesquels je recommençais à bâtir, m’avaient été donnés en français, c’est en français que d’autres viendraient leur apporter un soutien. Eussent-ils été prononcés en espagnol – mais pourquoi ne l’avaient-ils pas été ? – que j’aurais, tout pareillement, répondu à leur appel en cette langue. Je n’avais pas à choisir. Toutes les langues se valent, mais la poésie, plus encore que le lieu où s’est inscrit un destin, décide de celle qui sera la nôtre. Il peut se faire que ce soit la langue que nous considérions comme seconde. Mais ce partage ne dépend pas de nous. Seul le bilingue, par une étrange tentation de l’esprit, croit qu’il peut aller d’un idiome à l’autre à sa guise. Mais il ne vit qu’à la surface de lui-même. Il s’épuise dans la relation : il est en perpétuelle errance, tout persuadé qu’il se veuille de ses pouvoirs d’ubiquité.

    Après plus de vingt ans d’exil, j’avais enfin trouvé une terre, une langue. Certes, elles ne m’avaient accordées que trois mots. Mais c’était le présent le plus magnifique que j’eusse reçu jamais. Car au-delà de ces trois mots s’ouvrait un horizon immense. Je ne faisais que l’entrevoir ; j’avais toute une vie pour essayer de le rejoindre. »

    Claude Esteban

    Le partage des mots

    Coll. L’un et l’autre, Gallimard, 1990

  • Claude Esteban, « Au matin »

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    © : cchambard

     

    « je suis debout j’avance et le sol me répond

    j’ai devant moi l’espace immense

    je vois que tout est neuf je recommence

    à mettre un signe sur chaque chose comme autrefois

     

    je trébuchais contre un caillou je m’émerveille

    qu’il soit si dur et si durable dans le temps

    je ne crains plus la violence du vent

    je ne crains plus qu’une fleur se fane

     

    ai-je douté du monde ai-je pleuré

    je ne reconnais plus les blessures anciennes

    ni la douleur présente à chaque pas

     

    je suis debout les astres m’accompagnent

    une chenille est là qui me guide sur le chemin

    je sens l’odeur des roses sur mes mains

     

    *

     

    c’est une enfant qui danse dans un jardin

    l’été quand la chaleur se glisse entre les branches

    ses bras sont si menus sa robe de dentelle est blanche

    on dirait que le jasmin se penche pour l’embrasser

     

    c’est le soir dans une île toute ronde

    on en fait le tour sans presque y penser

    les jours se ressemblent et l’on peut aimer

    simplement ce bonheur facile de vivre ensemble

     

    c’est une île obscure où personne ne retourne jamais

    la mort qui passait l’a frôlée de l’aile

    la courbe du soleil s’est brisée contre un mur

     

    maintenant la mer est toujours la même

    l’enfant lève un bras qui ne frémit plus

    et sa robe est aussi légère qu’un nuage »

     

    Claude Esteban

    « Au matin »

    in La mort à distance

    Gallimard, 2007

  • Claude Esteban, 5 pages de « Sur la dernière lande »

    claude esteban,sur la dernière lande,fourbis,gallimard

    DR

     

    « Ce sera le soir, la même heure

    du soir, les colombes

     

    commenceront à se poser sur les branches,

    quelqu’un dira, comme

     

    l’herbe est haute, allons nous asseoir,

    racontons-nous

     

    pour passer le temps une histoire un peu folle,

    celle d’un roi

     

    qui croyait tout savoir et qui perdit

    tout, quelqu’un

     

    dira, c’en est fini des fables

    tristes, oublions-les,

     

    comme le soleil se couche lentement.

    *

    Tout sera fini, nous regarderons

    un petit arbre rose

     

    et les pétales tomberont sur nous

    doucement, il y aura

     

    du soleil et sans doute au loin la forme

    vague d’un nuage

     

    comme pour dire que les choses

    ne pèsent plus et ce sera

     

    comme si le malheur était une histoire

    vieille,

     

    si vieille que personne ne se souvient.

    *

    La nuit ne reviendra plus, on pourra

    marcher, toi et moi,

     

    loin des routes, chanter, dire merci

    à chaque feuille, on était

     

    si nus, si tremblants, qui nous reconnaîtra

    dans nos vêtements de lumière

     

    qui voudra dire, ceux-là

    sont morts, ils avaient souffert trop longtemps

     

    car nous serons debout

    parmi tous ceux qui tombent, nous

     

    qui n’avions plus rien, nous donnerons tout.

    *

    Ah la feuille, la feuille du saule

    qui ne guérit pas, qui console

     

    tu vas par les ombres grises,

    le soleil n’est plus ton ami

     

    si tu te perds à midi,

    suis le chemin des chenilles

     

    ah la feuille, la feuille du lierre

    qui s’attache et qui persévère.

    *

    Et peut-être que tout était écrit dans le livre

    mais le livre s’est perdu

     

    ou quelqu’un l’a jeté dans les ronces

    sans le lire

     

    n’importe, ce qui fut écrit

    demeure, même

     

    obscur, un autre qui n’a pas vécu

    tout cela

     

    et sans connaître la langue du livre, comprendra

    chaque mot

     

    et quand il aura lu, quelque chose

    de nous se lèvera

     

    un souffle, une sorte de sourire entre les pierres. »

     

    Claude Esteban

    Sur la dernière lande

    Fourbis, 1996

    repris in Morceaux de ciel, presque rien, Gallimard, 2001

  • Salah Stétié, « Cinq poèmes de “Inversion de l’arbre et du silence” »

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    DR

     

    « Dans le cercle du cercle

    Est le cercle, est le contenu du cercle

    Endormi dans l’oiseau

     

    Au bois très frais de la pluie effrayée

    Contenu dans le contenu du doute

    : Oiseau de pluie sorti

     

    Le goudronneux l’oiseau

    Enfermé dans le doute

    Fils du deuil il rompt les fagots de pluie

    *

    Dans l’immortalité de ce mourir

    Avec le bois renoncé de la forêt

    Et la fillette et la violette et la craie

     

    La brume ensemencée étant brume

    Le soudain corps – brisé sa lampe : larme

    Ô recueillie et prise aux cils errants

     

    Le corps ayant brisé sa lampe

    Une fillette a recueilli ce peu

    De rien au désordre du verre

    *

    Quelle eau très pure

               près des larmes ?

     

    Et qui retient l’éplorée d’une brume

    Son bois tremblé

    Luttant de ruse avec le rossignol

    *

    Le livre, le rompu, l’indécidé

    En absolu théâtre

    Et la poupée de son cri s’est éloignée

     

    Voilée de vin, voilée de pauvre blé

    Aux fins du pain inexpliqué, aux fins

    , Livre enterré, du blé qui sera blé

     

    Livre enterré dans la terre du livre

    Comme poupée séparée de son cri

    À l’aube, au tranchant vieilli des charrues 

    *

    L’herbe qui bruit, enfance

    Avant mourir, source lavée

    Par l’herbe uniquement, tenant

    Un peu de neige au feu de la poitrine

     

    La terre aussi : image

    Atteinte à la pointe arquée de libellule

    Avant la mort, centre

    Au centre de cela inapparue

     

    Puis parue Oh ! ô blé de transparence

    Par le cristal du centre

    Du centre de cela formé de neige

    Au point du centre de cela (…) dans le souffle »

     

    Salah Stétié

    Inversion de l’arbre et du silence

    Gallimard, 1980

  • Claude Esteban, « Deux poèmes de “Fayoum” »

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    « Mes yeux

    sont grands ouverts pour toujours

     

    et pourtant j’étais borgne et tous ceux

    qui maintenant me plaignent

     

    se moquaient de moi, on criait, vite

    vite, il arrive celui qui n’a qu’un œil

     

    cachez-vous car il jette

    le mauvais sort, les filles n’auront jamais

     

    d’amour s’il les regarde et moi

    je leur lançais des pierres

     

    et le dedans de mon cœur

    devenait chaque fois plus dur et c’est vrai

     

    qu’ils ont peint deux yeux

    sur la tablette de cire et que je souris.

     

    * * *

     

    Aimes-tu mes cheveux, mes cils, ma

    fourrure, je veux

     

    que tu délires, mon cher amour,

    lorsque tu me touches, c’est jour de fête

     

    puisque ton pénis

    est grand et qu’il me traverse

     

    je veux

    cette sueur encore entre nous comme

     

    un ruisseau de tendresse et qu’il y ait

    quand tout s’achève

     

    ce cri, ce repos, ce

    cri

     

    où suis-je, mon cher amour, où sont-ils

    les chemins pour te rejoindre

     

    dis-moi que tout mon corps

    ne va pas mourir

     

    maintenant que les fourmis approchent. »

     

    Claude Esteban

    Fayoum

    Farrago, 31 décembre 1999 à 199 exemplaires, réservés aux amis de l’auteur & de l’éditeur, tous hors-commerce et numérotés, pour saluer l’an 2000

    repris dans Morceaux de ciel, presque rien, Gallimard, 2001

  • Durs Grünbein, « Deux poèmes »

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    DR

     

    « Un mouvement

     

    Ce petit coup de vent éphémère, tourbillon aérien

         infinitésimal, quand un

             moineau effrayé s’envola sous

                   mon nez, déjà il était

     

    hors de vue, et une des

                   feuilles les plus légères le suivit déchiquetée dans

                        son sillage. (1988)

     

    D’un livre des faiblesses

     

    Un gigantesque agenda, cette vie –

    Si différente de ce qu’on attendait, et pourtant telle.

    Nous nous voyons, en fermant les yeux,

    Dans un ascenceur qui passe par les années comme par des étages.

    Souvent, quelqu’un descend en route, court dans le couloir

    À la rencontre de lui-même, son propre double.

    On trébuche une moitié du chemin, on frappe à la mauvaise porte

    Parce qu’un cœur est dessiné dessus. Et alors –

    S’affaisser d’épuisement fait tellement de bien.

     

    Chaque jour à présent un pétale tombe

    Du bouquet de fleurs délirant qui, hier, manquait

    De faire exploser le vase par sa splendeur.

    Hortensias bleus, anémones sauvages, tulipes noires –

    Tout ça à l’air d’une improvisation libre :

    Études pour un piano d’enfant – vers inconsistant.

    Et cette inconsistance veut dire : nous mourons

    Imperceptiblement ; et soudain nous prenons plaisir

    À vivre comme si nous étions immortels,

    Alors que l’écriture nous endigue et que le moindre

    Mot est crucial. Alors vas-y,

    Écris un livre sur tes faiblesses quotidiennes. (2017) »

     

    Durs Grünbein

    Presque un chant

    suivi de « Notes sur moi-même » par l’auteur

    Traduits de l’allemand et présenté par Jean-Yves Masson & Fedora Wesseler

    Coll. Du monde entier, Gallimard, 2019

  • Jean Ristat, « Le Parlement d’amour »

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    DR

     

    « J’aurai vieilli avant l’âge dans le regard

    Des jeunes gens comme un miroir éteint l’ardeur

    N’y fait rien quand les loups rôdent par les chemins

    Sautent de rochers en rochers ou bien se terrent

    Dans les cavernes immobiles l’œil mauvais la

    Bouche pour mordre lorsque passe un enfant pâle

    Et solitaire je poursuis ma route sans

    Savoir où la nuit m’emporte j’attends le dé

    Nouement à qui parler quelle épaule où crier

    Je n’entends que le vent dans les pins sa chanson

    Triste et monotone comme un air démodé

    Demain peut-être il fera jour demain peut-être

    Nous ne mourrons pas nous oublierons le malheur

    Il y aura dans les verres un vin d’italie

    Des palmes pour l’amour et dans la tête des

    Cloches comme à pâques la volée bourdonne

    Pour croire encore au printemps nous n’aurons plus peur »

     

    Jean Ristat

    Le Parlement d’amour

    Gallimard,1993

  • Giuseppe Ungaretti, « Trois poèmes de “Dialogue” »

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    DR

     

    « Don

    Dors à présent, cœur inquiet,

    Dors à présent, va, dors.

     

    Dors, l’hiver

    T’a envahi, menace,

    Crie : “Je te tuerai,

    Tu n’auras plus sommeil.”

     

    Ma bouche, dis-tu, donne

    Paix à ton cœur,

    Dors, dors en paix,

    Écoute, va, ton amoureuse

    Pour triompher de la mort, cœur inquiet.

     

     Tu as vu dans mes yeux

     

    Tu prêtes à l’horrible solitude

    Pouvoir de courir au Jardin,

    Généreux amour.

     

    Tu as vu dans mes yeux s’éteindre

    L’amassement de tant de souvenirs

    Chaque jour plus féroces,

    Et un seul souvenir

     

    Prendre forme soudain.

    Ton âme l’a enfermé dans mon cœur

    Et je suis né de nouveau.

     

    À l’épouvante de la solitude

    Tu offres le miracle de ces libres jours.

     

    Guéris-moi de l’âge, donatrice enfant.

     

     

    L’éclair de la bouche

     

    Des milliers d’hommes avant moi,

    Même plus que moi chargés d’âge,

    Mortellement furent blessés

    Par l’éclair d’une bouche.

     

    Ce n’est pas une raison

    Qui apaise la douleur.

     

    Mais qu’avec compassion tu me regardes

    Et parles, un chant commence,

    J’oublie que la blessure brûle. »

                   1966-1968, Traduction : Philippe Jaccottet

     

    Giuseppe Ungaretti

    Vie d’un homme – Poésie 1914-1970

    Traduit de l’italien par Philippe Jaccottet, Pierre Jean Jouve, Jean Lescure, André Pieyre de Mandiargues, Francis Ponge et Armand Robin

    Préface de Philippe Jaccotet,

    Éditions de Minuit/Gallimard, 1973

  • Ariel Spiegler, « Tu es chaud et parfumé »

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    DR

     

    « Tu es chaud et parfumé ;

    tu dors dans tes rêves.

    Tu es magnifique, mon grand ami.

    Tu as fait de ma vie un jardin,

    de mon réveil une valise

    pour des vacances au bord de l’Océan.

    Tu as bien voulu attendre à la porte

    et apprendre le morse

    pour que je te comprenne.

    Bientôt tu reviendras, tu sonneras,

    je t’ouvrirai, je te verrai

    je te toucherai, je te retiendrai,

    je t’exaspérerai de caresses

    et il y aura moins de petits poissons dans la mer,

    comme chantait cet homme étrange

    à la voix pleine de terre,

    que de petits baisers sur ta bouche.

    Et je t’emmènerai au pays où je suis née

    pour que tu y manges du maïs et des mangues.

    Je te montrerai ces drôles de perroquets verts

    qui se balancent amoureux,

    tous les soirs dans les branches. »

    Ariel Spiegler

    Jardinier

    Gallimard, 2019

  • Emily Jane Brontë, « Il devrait n’être point de désespoir pour toi »

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    « Il devrait n’être point de désespoir pour toi

    Tant que brûlent la nuit les étoiles,

    Tant que le soir répand sa rosée silencieuse,

    Que le soleil dore le matin.

     

    Il devrait n’être point de désespoir, même si les larmes

    Ruissellent comme une rivière :

    Les plus chères de tes années ne sont-elles pas

    Autour de ton cœur à jamais ?

     

    Ceux-ci pleurent, tu pleures, il doit en être ainsi ;

    Les vents soupirent comme tu soupires,

    Et l’Hiver en flocons déverse son chagrin

    Là où gisent les feuilles d’automne.

     

    Pourtant elles revivent, et de leur sort ton sort

    Ne saurait être séparé :

    Poursuis donc ton voyage, sinon ravi de joie,

    Du moins jamais le cœur brisé. »

                                                                                  Novembre 1839

     

    Emily Jane Brontë

    Poèmes

    Choisis et traduits d’après la leçon des manuscrits par Pierre Leyris

    Gallimard, 1963

  • Yannis Ritsos, « Trois poèmes »

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    DR

     

    « Résurrection

     

    Il regarde à nouveau, il observe, il distingue

    à une distance qui ne signifie rien,

    dans une durée qui n’humilie plus,

    les boules de naphtaline dans le sac en papier,

    les feuilles de vignes sèches dans le seau percé,

    la bicyclette sur le trottoir d’en face.

                                       Brusquement,

    il entend le coup derrière le mur,

    ce même coup convenu, unique,

    le coup le plus profond. Il se sent innocent

    d’avoir oublié les morts

                               À présent, la nuit,

    il n’utilise plus de boules Quies – il les a laissées

    dans son tiroir avec ses décorations

    et son dernier masque – le masque le plus raté.

    Mais saurait-il dire s’il s’agit du dernier ?

     

    Difficile aveu

     

    Les clous et les planches, c’est moi qui les ai pris. Ne me dénonce pas.

    J’aurais pu ne rien te dire. Je ne pouvais pas. À l’heure où les autres

    tout nus dans le soleil frappaient leurs marteaux, il grimpa, lui,

    très chic et cravaté. Il déplia le vaste plan de l’ouvrage

    et désigna du doigt. Il me glaça. Les marteaux s’étaient arrêtés.

     

    À présent, je sais quelle différence il y a entre le papier et le fer. Le monde

    est coupé en deux. Que tu l’avoues ou non, – cela ne le réunira pas pour autant.

     

    Son dernier métier

     

    Voici, dit-il, mon dernier métier – un foulard

    de paysan, très grand, à carreaux bleus et blancs ;

    je le plie, je le déplie, j’essuie ma sueur

    et parfois mes yeux. J’y ramasse tous mes biens,

    quelques livres, un fauteuil, mes cigarettes, mon briquet,

    mon miroir à raser grossissant, et l’autre,

    ce miroir rapetissant qui me sert à voir des choses désagréables

    ou celles qu’on dit chimériques.

                                                   Dans ce foulard,

    juste au milieu, il y a un trou. C’est par là

    qu’entre l’oiseau au cours des nuits les plus obscures,

    mon oiseau secret qui saute sur mon épaule ou mon genou

    pour me nourrir d’un épi, d’une étoile ou d’un ver. »

     

    Yannis Ritsos

    Hélène suivi de Conciergerie

    Traduit du grec par Gérard Pierrat

    Gallimard, Du monde entier, 1975

  • Ariel Spiegler, « Jardinier »

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    Agnolo di Cosimo dit Bronzino, Noli me tangere, 1561, Paris, Musée du Louvre

     

    Ce n’est pas si courant qu’un livre de poèmes me transporte à ce point. Celui-ci est une vraie surprise. Acheté il y a 48 heures dans une bonne librairie après quelques pages sur place, il m’a bouleversé par ce qu’il donne à lire et à penser, mais aussi par ce qu'il rompt avec bien des façons actuelles. Ce n’est pas si courant aujourd’hui que la chair et l’esprit soient abordés avec générosité, réelle envie de partage, quête de soi-même dans l’amour de l’autre, qu’il soit humain ou d’essence divine – le jardinier on l’aura compris est le Christ ressuscité que Marie-Madeleine rencontre près du tombeau, comme le rapportent Jean & Marc. Reprenant, poursuivant, au fond, ce que quelques-uns de ces prédécesseurs ont mis en route – Thérèse d’Avila & Jean de la Croix, pour aller vite –, Ariel Spiegler – dont je ne connaissais rien –, bouleverse les habitudes et les sens en six parties, où le « je », le « tu » qui vont de l’un à l’autre — « petite », « Ariel », sont forcement plus définis —, sont les moteurs d’un dialogue intérieur et d’une passion qui porte à vaincre ce que le monde et le temps opacifient, abiment. Ce sont « L’appel d’un homme incompréhensible », « une mélodie, une espèce de couleur », « la meilleure part de toi », le désir, bien sûr, la recherche, l’erreur forcément, le questionnement permanent, qui constituent ce livre très sensuel et divin où, par exemple, « je me suis mélangée à son corps » et « j’ai chanté trop tôt la prière des humains et des anges » seraient des passages qui nous donneraient des nouvelles, de nous-même, perdus et déliés dans la passion et réunis dans l’écriture et la lecture. C’est dire si ce livre est nécessaire.

    Claude Chambard, 30 janvier 2020

     

    « Je t’adore

    Qui es-tu ?

     

    Avant que je parle, que je batte,

    il y avait l’espace immense.

    Tu as présidé à l’aurore.

    Aucun oiseau n’est tombé sans toi.

     

    Toute la nuit je t’ai voulu

    mais que dure la nuit ?

    Je t’adore.

     

    J’ai fait d’un rien du tout

    une histoire extravagante,

    des nœuds marins

    et les nuages allaient, sans pensée, au-dessus de moi.

     

    Que je t’adore en marchant, en dormant,

    que je t’adore par tous les visages.

     

    Soulève-moi jusqu’à ta face,

    effeuille-moi, amoindris-moi,

    disperse-moi dans ta lumière.

    Je t’adore.

     

     

    Surgis, vivante, lève-toi

    et cherche celui qui t’attend depuis

    avant ta naissance

    pour que tu deviennes

    libre comme lui.

    Ne cesse pas de chanter, de le vouloir,

    chante. »

     

    Ariel Spiegler

    Jardinier

    Gallimard, 2019