Philippe Forest, « Le chat de Schrödinger »
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« “Je cultive mon jardin”, cela signifie : “je regarde passer le temps”. Le temps pur. Délivré du souci du passé et du soin de l’avenir. À peine le présent. La sensation sans cesse répétée de l’instant. Avec au sein de chaque seconde qui s’écoule assez de matière pour donner tout un monde qui ne manque de rien.
Cela fait un spectacle suffisant. De quoi remplir tout le temps d’une vie. Oubliant tout le reste.
Une vie de chat à faire la sieste au soleil, à errer pour des riens dans la nuit, à scruter le vide.
Sans penser à quoi que ce soit.
Qu’il ne pense à rien, bien entendu, c’est moi qui le dis.
Faute d’avoir la moindre idée de ce que à quoi, peut-être, il pense pourtant.
Et bien décidé à ne pas lui prêter des pensées dont rien ne me garantirait qu’elles sont réélement les siennes.
Comme le font toujours les romanciers dans les livres que je lis et où il est question de chats. Écrits par des humains, forcément ! Mais prétendant toujours que c’est le chat qui prend la parole, qui exprime sa pensée, racontant sa vie au lecteur, lui confiant ses opinions sur le monde et sur le cours des choses, se changeant du même coup en une sorte de petit personnage fat et pontifiant, un insupportable donneur de leçons radotant sa vaine vision des choses. Lesdits écrivains, pauvres ventriloques avec leur numéro de cabaret, faisant ainsi passer leur propre et pathétique bavardage pour celui d’un animal réduit au rang de marionnette.
Faute de pouvoir se faire chat soi-même et puisqu’un tel prodige est impossible, au moins qu’on se choisisse un maître en la personne de son animal de compagnie. Recevant de lui la seule leçon silencieuse qui vaille et qui enseigne la formidable relativité de la vie.
Je veux dire : un maître zen. Quelqu’un qui n’a rien à révéler sur quoi que ce soit. Qui reste muet. ou bien, qui ne s’exprime que sous la forme d’un koan de temps en temps : un miaulement, un frôlement dans le soir, une certaine manière de faire exister le vide en jouant avec le néant, suivant du regard l’air qui vibre, traquant des fantômes de formes, troquant la proie pour l’ombre, et puis délaissant l’ombre elle-même pour quelque chose de plus insaisissable encore de façon à faire éclater au grand jour toute l’absurdité du monde et démasquer la désopilante prétention qu’il y aurait à vouloir lui trouver un sens. »
Philippe Forest
Le chat de Schrödinger
Gallimard, 2013, rééd. Folio n° 5851, 2014