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Un nécessaire malentendu - Page 24

  • Philippe Forest, « Le chat de Schrödinger »

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    DR

     

    « “Je cultive mon jardin”, cela signifie : “je regarde passer le temps”. Le temps pur. Délivré du souci du passé et du soin de l’avenir. À peine le présent. La sensation sans cesse répétée de l’instant. Avec au sein de chaque seconde qui s’écoule assez de matière pour donner tout un monde qui ne manque de rien.

    Cela fait un spectacle suffisant. De quoi remplir tout le temps d’une vie. Oubliant tout le reste.

    Une vie de chat à faire la sieste au soleil, à errer pour des riens dans la nuit, à scruter le vide.

    Sans penser à quoi que ce soit.

     

    Qu’il ne pense à rien, bien entendu, c’est moi qui le dis.

    Faute d’avoir la moindre idée de ce que à quoi, peut-être, il pense pourtant.

    Et bien décidé à ne pas lui prêter des pensées dont rien ne me garantirait qu’elles sont réélement les siennes.

    Comme le font toujours les romanciers dans les livres que je lis et où il est question de chats. Écrits par des humains, forcément ! Mais prétendant toujours que c’est le chat qui prend la parole, qui exprime sa pensée, racontant sa vie au lecteur, lui confiant ses opinions sur le monde et sur le cours des choses, se changeant du même coup en une sorte de petit personnage fat et pontifiant, un insupportable donneur de leçons radotant sa vaine vision des choses. Lesdits écrivains, pauvres ventriloques avec leur numéro de cabaret, faisant ainsi passer leur propre et pathétique bavardage pour celui d’un animal réduit au rang de marionnette.

    Faute de pouvoir se faire chat soi-même et puisqu’un tel prodige est impossible, au moins qu’on se choisisse un maître en la personne de son animal de compagnie. Recevant de lui la seule leçon silencieuse qui vaille et qui enseigne la formidable relativité de la vie.

    Je veux dire : un maître zen. Quelqu’un qui n’a rien à révéler sur quoi que ce soit. Qui reste muet. ou bien, qui ne s’exprime que sous la forme d’un koan de temps en temps : un miaulement, un frôlement dans le soir, une certaine manière de faire exister le vide en jouant avec le néant, suivant du regard l’air qui vibre, traquant des fantômes de formes, troquant la proie pour l’ombre, et puis délaissant l’ombre elle-même pour quelque chose de plus insaisissable encore de façon à faire éclater au grand jour toute l’absurdité du monde et démasquer la désopilante prétention qu’il y aurait à vouloir lui trouver un sens. »

     

    Philippe Forest

    Le chat de Schrödinger

    Gallimard, 2013, rééd. Folio n° 5851, 2014

  • Gil Jouanard, « Dans le paysage du fond »

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    © Héloise Jouanard

      

    « C’était presque à coup sûr un chant, ou bien la vielle cagneuse du moulin à café qui éclairait le fond de la cuisine. Non, c’était plutôt un chant qui crépitait dans l’âtre ou bien les hésitations cuivrées de la pompe archaïque au-dessus de l’évier. C’était un chant ; et le blé parfumait jusqu’aux draps ; les graviers montaient en flammes douces dans la vacuité de la cour. On était là. Ou bien encore on portait le pain sous l’aisselle du bras droit, et la farine épousait le tricot de laine bleue.

     

    Il y avait, contre le mur, une gerbe d’orties ; ou c’était l’avancée syncopée d’un lézard hésitant ; disons : une simple minute d’attention qui ne se serait pas laissée écarter. Ou bien, à l’inverse, c’est l’oubli qui fouillerait du bout d’une invisible perche la surface herbue d’une biographie aléatoire. Et les lumières tout au fond de l’étang, dessineraient la forme des fenêtres par lesquelles on regarderait se succéder les climats au hasard de la rue épaisse. Ou bien ce ne serait rien, sinon notre propre nom, notre nom propre, si commun, derrière l’écran de la distance prononcé par une voix que l’on aurait autrefois connue et qui viendrait s’émietter à travers les gouttes de pluie.

     

    Ou bien ce ne serait rien d’autre qu’un reflet sur le bois peint en rouge du crayon ; et l’on se serait encore une fois de plus laissé embarquer dans une de ces aventures exploratoires dont nul ne saurait dire si l’on saura revenir.

     

    Ou bien ce serait que l’on préfère décidément tout, fût-ce un mot de trop, plutôt que cette effroyable solitude qui vient nous prendre à la gorge à l’orée du bois.

     

    De la table au tronc de merisier, il n’y a que l’épaisseur de cette feuille, qui hésite à se prendre pour celle de l’arbre ou plutôt pour celle, si infime, du fil d’étendage où viennent sécher les fruits maigres de ma sève.

     

    De la table au tronc de merisier, il y a l’épaisseur de toute cette distance qu’il y a à franchir à travers mon regard ; il y a ce brouillard des mots qui voile pour toujours l’évidence. »

     

    Gil Jouanard

    Dans le paysage du fond

    Isolato, 2013

  • Annie Dillard, « Les vivants »

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    DR

     

     « Il vit des traces d’oiseau sous le niveau de la marée haute, là où la ligne de gravillon noir et rouge cédait la place à une boue sablonneuse. Ces traces de pattes semblaient tomber du ciel, comme si Dieu venait de donner forme à l’une de ses créatures et de la déposer là. Trois ergots s’enfonçaient dans la boue, reliés par de larges palmes. L’oiseau avait marché, tel un homme, sur la grève, d’un pas ferme et décidé. Le cou penché en avant, Clare suivit ces empreintes de pattes.

    Elles semblaient pourtant absurdes, ces traces, comme si l’oiseau avait perdu la tête. Abruptement, elles s’arrêtèrent, les deux pattes profondément enfoncées dans la boue au niveau des ergots. Ces traces s’interrompaient sans raison : la boue redevenait lisse, l’oiseau s’était envolé. Clare se retourna et constata que son propre passage avait lui aussi laissé des empreintes bien nettes sur le gravillon ; il laissait ses propres traces, qui aboutissaient sous ses chaussures.

    Il était, depuis le début, une bobine d’empreintes de pas qui commençaient un peu plus au nord, dans la cabane du campement dressée sur la plage où il avait appris à se tenir debout en s’accrochant à la jupe noire de sa mère. Ses traces disparaissaient, puis redevenaient visibles à mesure qu’il égrenait ses jours et ses ans ; il passa douze années à Goshen avant de revenir à Whatcom et il effectua d’innombrables allées et venues entre son domicile et le lycée, puis le bureau. Maintenant, sur cette plage, ses traces se dévidaient derrière lui telles une épluchure : le temps était un couteau qui l’épluchait comme une pomme et il allait continuer de l’entailler jusqu’à la fin. Ses traces, les traces de sa vie se termineraient abruptement, elles aussi – mais à ce moment là il ne s’envoleraient pas, comme un oiseau dans le ciel ; il descendrait sous terre.

    “Je rejoindrai les portes de la tombe”, pensa Clare. C’était un passage d’Isaïe, dans lequel le roi mourant Ezéchias se tourne vers le mur. “Je rejoindrai les portes de la tombe : je suis privé du reste de mes ans. J’ai dit : je ne verrai pas le Seigneur, même le Seigneur, au pays des vivants : je ne contemplerai plus l’homme parmi les habitants du monde.”

    Personne ne savait quel pas serait le dernier, à quel pas prendre garde. Où sur la face de la Terre, ses traces de pas seraient encore fraîches quand le trappeur le traquera ? Les garçons de la ville porteraient ensuite son corps en suivant ses derniers itinéraires.

    Il avait besoin d’apprendre à mourir. Il avait appris tout le reste au fil du temps : à lire, à mener un équipage de bœufs, à faucher un champ et à vanner le grain, à abattre un arbre, à assembler deux pièces de bois à onglet, à utiliser et à réparer un tour ou une scie à vapeur, à expliquer l’électromagnétisme, à installer des pannes de toit, à couper des tuyaux de plomb pour un évier, à fabriquer un palier d’essieu, estimer une section de terrain, vendre une parcelle. Il excellait dans tout ce qu’il avait appris, mais il lui fallait maintenant apprendre cette chose nouvelle qui revenait à abandonner tout le reste. N’était-ce pas essentiel ? Mais comment apprend-on à mourir quand les experts en la matière restent muets ?

    Le vieux Conrad Grogan, le géomètre, avait bien failli mourir ; il avait bel et bien trépassé, mais il était revenu à la vie pour se lever, maigre et très droit – sa moustache noire peignée au-dessus de ses lèvres, son chapeau jaune tout déchiqueté, la bedaine en avant et l’air sagace – et il avait vécu six autres années. Clare eut alors le sentiment que Conrad Grogan se jetait à corps perdu dans le temps qui lui restait à vivre : il fonda la société des débats, épousa une veuve défavorisée par le sort sur l’île de Whitbey, la ramena sur le continent, bâtit une maison dans un arbre pour les petits-enfants de sa femme, se construisit pour lui-même un modeste doris à voiles peint en rouge, et il arpentait les rues de la ville avec entrain, le visage ridé et rayonnant. Puis il s’alita, se mit à hurler pendant quelques jours, ahana durant autant de jours, devint tout violacé et mourut. Clare ignorait si Conrad Grogan était mort dignement, la première ou la dernière fois, ou comment cela se passait quand on avait seulement quelques vagues notions sur la mort, ou s’il pourrait s’arranger pour qu’on exige de lui une qualité qu’il fournirait alors aussitôt, par exemple du courage, une qualité qui n’aurait pas pour but de faire tomber la tension, mais qui au contraire lui plairait et dépasserait tout ce qu’il avait appris. »

     

    Annie Dillard

    Les vivants

    Traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Brice Matthieussent

    Christian Bourgois, 1994, coll. Titres n° 111, 2011

  • Wisława Szymborska, « Ça va sans titre »

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    DR

     

    « Voilà où l’on en est : moi assise sous un arbre,

    au bord d’une rivière,

    un matin de soleil.

    Événement futile que l’histoire

    ne retiendra nullement.

    Ni bataille, ni traité

    dont on sonde les motivations,

    ni le meurtre mémorable d’un tyran.

     

    Et pourtant me voilà assise, c’est un fait.

    Et puisque je suis ici, tout près de la rivière,

    je serai bien venue ici de quelque part,

    sans dire qu’auparavant

    j’aurai bien vadrouillé dans pas mal d’autres endroits.

    Tout comme les grands conquérants

    avant qu’ils ne montent à bord.

     

    L’instant le plus fugace eut un passé illustre,

    son vendredi précédant son samedi,

    son mois de mai avant le mois de juin.

    Ses horizons aussi réels que

    dans les jumelles du général.

     

    L’arbre est un peuplier enraciné depuis des lustres.

    La rivière s’appelle Raba et ne coule pas d’hier.

    Le sentier qui traverse les buissons,

    ne fut pas frayé aujourd’hui.

    Le vent qui chasse les nuages,

    les aura amenés par ici.

    Et bien que tout autour rien d’important ne se passe

    le monde n’est pour autant pas plus pauvre en détails,

    ou plus mal défini, ses fondements plus faibles

    qu’au temps où l’emportaient les grandes migrations.

     

    Le silence n’appartient pas en propre aux grands complots.

    On voit le cortège des raisons ailleurs qu’aux couronnements.

    Les dates anniversaires des révolutions sont rondes,

    mais pas plus qu’un caillou qu’on foule près du fleuve.

     

    Elle est complexe et dense, la broderie des fortunes.

    Le point de croix de la fourmi dans l’herbe.

    L’herbe dans le sol ourlée.

    Motif que tisse dans la vague – la navette du bout de bois.

     

    Ainsi donc, par hasard je suis et je regarde.

    Au-dessus, un papillon blanc agite dans les airs,

    ses ailes qui ne sont et ne seront qu’à lui,

    et l’ombre qui soudain traverse mes deux mains

    n’est pas une autre, ni quelconque, mais la sienne.

     

    Voyant cela, je perds toujours toute certitude

    que ce qui est important

    l’est vraiment davantage que ce qui ne l’est pas. »

     

     

    Wisława Szymborska

    Fin et début – 1993

    in De la mort sans exagérer – Poèmes 1957-2009

    Préface et traduction de Piotr Kaminski

    Poésie / Gallimard, 2018

     

  • Peter Handke, « Lent retour »

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    DR

     

    « Sorger étala sur la table les cahiers avec ses notes, chacun apparut avec sa couleur particulière et toute la surface devint en somme une carte géologique où les surfaces multicolores figuraient les divers âges de la terre. Un sentiment d’une douceur puissante et vague s’empara de lui ; bien sûr, il désirait un “supplément de lumière”. Et immobile il resta debout au-dessus de l’échantillonnage bariolé déjà pâli par l’âge, jusqu’à devenir lui-même une couleur tranquille parmi d’autres. Il feuilleta les cahiers et se vit disparaître dans l’écriture, dans l’histoire des histoires, une histoire de soleil et de neige. »

     

    Peter Handke

    Lent retour

    Traduit de l’allemand par Georges-Arthur Goldschmidt

    Gallimard, 1982

  • Sigismund Krzyzanowski, « Rue Involontaire »

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    « Au facteur

     

    Camarade facteur, cette lettre n’ajoutera aucun pas à votre travail déambulatoire et n’alourdira pas d’un gramme votre besace. Je crains seulement que l’habitude de porter des lettres ne vous entraîne à emporter ces lignes jusque dans votre appartement. Mais je vous conseillerais plutôt de l’ouvrir sur-le-champ, de la lire et de la jeter – dans la poubelle la plus proche.

    Je respecte au plus haut point le métier de facteur. Et je suis sûr que les mots “poste” et “imposteur” n’ont rien à voir l’un avec l’autre. Et pourtant, j’affirme – mais n’allez pas trop vite le prendre mal – qu’aucune lettre n’a jamais atteint son destinataire. Jusqu’au fond de l’être. Tout entier.

    Je n’ai, bien sûr, nullement l’intention de dénigrer en quoi que ce soit le travail du facteur. Celui-ci frappe consciencieusement aux portes. Mais frapper au cœur – et qu’il s’entrouvre – ne fait pas partie des obligations des porteurs de lettres.

    Le facteur remet des enveloppes. Pourtant je vous garantis qu’une lettre estampillée “Vladivostok” et distribuée à Moscou doit encore accomplir une route bien plus longue que celle qu’elle vient de faire.

    Nous avons liquidé, ou quasiment liquidé, l’analphabétisme. C’est très bien. Qui peut prétendre le contraire ? Mais qu’avons-nous fait pour liquider l’ignorance profonde ? Car nous nous comprenons tous en ânonnant, syllabe après syllabe – et encore à grand-peine –, et nous ne savons pas lire les sentiments d’autrui, ce qui se cache tout au fond de la lettre.

    Et pourtant, cher et hasardeux destinataire, je crois déchiffrer en vous un certain sentiment d’offense, voire d'ennui, qui là – dans les secondes qui viennent – va froisser ma lettre et la jeter au loin. Attendez encore une ligne ou deux. Car au fur et à mesure que le niveau d’encre baisse – goute après goutte – dans l’encrier, dans l’écrivant – verre après verre – le niveau de vodka monte. Vous-même ne refusez sans doute pas de boire un petit coup de temps à autre. Santé ! Il y a peu, après deux flacons, j’ai entrepris d’écrire une carte postale à Dieu. Je l’ai adressée comme suit : “À Dieu. À remettre en mains propres.” Véridique, parbleu ! Et en allant chercher une troisième fiole, je l’ai jetée à la boîte. Quand je me suis réveillé, je l’avais oubliée, mais elle, elle ne m’avait pas oublié. Deux jours plus tard, je l’ai reçue avec le tampon “Destinataire inconnu”. Allez dire après ça que notre poste marche mal. Santé !

    De quoi on causait ? Ah oui, les enveloppes. Les pensées ont peur du soleil, elles préfèrent le ciel gris. Moi aussi, je suis complètement gris. Je vois trouble, j’ai des taches qui me dansent devant les yeux. D’abord, la pensée est dans le noir, dans son enveloppe d’os, et ensuite, dans une enveloppe de papier. Et il est plus facile de casser l’os que d’inciser la dépouille – puisqu’on dépouille le courrier, tu comprends ? – de papier et d’arriver jusqu’à… Crénom de nom ! mes pensées sont saoules, elles titubent. Et l’encrier qui est par terre. L’encrier. J’arriverai pas à l’attraper. Et ma plume grft- »

     

    Sigismund Krzyzanowski

    Rue Involontaire

    Traduction du russe et préambule par Catherine Perrel

    Coll. « Slovo », Verdier, 2014

    https://editions-verdier.fr/livre/rue-involontaire/

    40 ans de Verdier

  • Lu Yu, « M’adonnant à la lecture »

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    « “le vieil homme qui n’en fait qu’à sa guise”, la tête blanche, est retourné dans son méandre de la rivière Shan

    dans la solitude derrière mon portail rustique, les livres remplissent la maison

    le potage de chénopode et la bouillie de blé refroidissent, je ne vais pas manger

    lire les cinq tombereaux de livres réunis durant toute ma vie me comble

    non sans grand peine je corrige les erreurs, efface et réécris

    sur des mélodies tristes je fredonne des ballades poignantes

    j’ai complété le catalogue des idéogrammes

    même les interprétations mineures en langue étrangère, je note tout

    parfois jusqu’à l’aube je n’éteins pas la lampe

    la neige qui tombe drue frappe à la fenêtre “su su”

    encore douze années avant que je n’atteigne l’âge de soixante-dix ans

    peut-être y a-t-il quelques classiques perdus, quelques chapitres manquants à ajouter à ma collection

    je ne crains pas que les visiteurs se moquent de ce fou des livres

    c’est tout de même mieux que si les livres restaient tout neufs dans leur étui, sans que personne ne les touche »

     

    Lu Yu

     Le vieil homme qui n’en fait qu'à sa guise

    traduit du chinois par Cheng Wing fun & Hervé Collet

    Moundarren, 1995

  • Denise Le Dantec, « La seconde augmentée »

    denise le dantec,la seconde augmentée,tarabuste

    DR

     

    « Saison des cerises mûres. Le candélabre s’est chargé de fruits.

    Au sol, une infinité de fleurettes blanches et zinzolines.

    Bouquets. Poèmes.

    L’échelle est à hauteur expressive. L’esprit poétique “naïf”.

    Le merle, moqueur.

    On n’échappe pas à l’idylle.

    ­­­­­­­­­­–––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––

    Soleil de rien. Cet amour. Cette saison. Le ciel caramel.

    L’enfant s’est caché derrière la haie. Son chapeau tromblon. La poésie avance par bonds.

    La branche est rouge avec une boucle de duvet.

    Des précautions. Des minuties. Des secrets.

    Un coupé d’horizon. Une paire d’ailes.

    La lampe brille dans le salon de la Reine.

    –––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––

    Soleil du soir. Éclats et flux.

    Tu retrouves ton extase. La farouche merveille. Le champ de fleurs irradié, rouge.

     

    La valeur d’ombre du mélèze est en recul, tandis que la rêverie s’augmente en strophes suivant le motif où elle se pose.

    Blessure mienne.

    Serrés contre les hampes, les glaïeuls du champ saignent.

    –––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––

    Saison des bleuets et du saumon rouge.

    Deux, trois vergées somptueuses, luisantes, carminées.

    Les buis. Les lierres.

    Une fosse de sel. Deux éblouis. Un nuage.

    Est-ce un rêve ? Un épuisement de la pensée ?

    Il faudra aller plus loin.

    –––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––

    C’est le soir. Le jour a passé l’heure. Silence. Oubli.

    Rien n’est perdu.

    L’herbe surgit sur sa tige. La petite étoile. L’anémone des bois.

    La poésie vient parfois sans qu’on y mette la main. »

     

    Denise Le Dantec

    La seconde augmentée

    Tarabuste, 2019

    http://www.laboutiquedetarabuste.com/fr/collections/doute-b-a-t/autres/le-dantec-denise-la-seconde-augmentee/224

  • Sophie Loizeau, « Les loups »

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    « Bosquet

    Les Contrées

     

    une cabane de [psychopathe]

    m’attendait dans le bosquet alors que j’étais

    sur le point de m’installer la lumière et l’espace

    entre les arbres les feuilles leur couleur tout

    m’allait

     

    avec ou sans [mirador] ils sont

    souvent [pleins de douilles et de bouteilles] ou trop

    épineux

     

    il y fait plus sombre qu’ailleurs à cause

    du lierre – du lierre du sol au plafond

    le colza refleuri répand

    son sucre c’est vraiment bizarre mêlé au

    à l’odeur de décomposition

     

    quand le [tracteur] c) s’arrêtera de sarcler je serai seule

     

    le jour baisse Pivert m’avertir d’un trait

    l’esprit d’Octobre est dans le petit vent

    je rabats ma capuche et mon immobilité im

    pressionne

    * * *

    la chambre de mon père ressemble à cette pièce tapi

    ssée de lierre après qu’on a fermé les volets

    je n’y mets plus les pieds – même pour le scotch ou la colle

    aller la chercher dans le bureau est au-dessus de mes forces

     

    le pantalon sur la chaise dans la pénombre

     

    Second chant de peau

     

    Mère est partie la première elle allait lentement elle

    n’arrêtait pas de nous faire des signes

    d’au-revoir avec la main je crois qu’elle souffrait de nous

    laisser [en plus de sa souffrance à elle seule] il y avait

    celle-là

    Père est parti la rejoindre sur ces territoires

    elle et lui reviendront peut-

    être à temps pour nous nourrir

     

    depuis le temps elle devrait être revenue

    lui devrait l’avoir rejointe et ensemble en être

    revenu/es

     

    Troisième chant de peau

     

    c’est bien une fille que je voulais et pas un garçon*

    non pas un fils une fille quant à moi

     

    mes tétons se sont mis à sourdre

    le lait d’une petite nappe fossile pour la fête

    que cela représente

     

          où est ma mère où est mon père ? il faut se rassembler

           autour du berceau

           et se toucher les mains »

     

    * En réponse à la Chanson d’un homme à propos de sa fille, in Chants esquimaux à propos des gens et des animaux, Secouer la citrouille, p. 178, Jérôme Rothenberg, PURH, 2016

     

    Sophie Loizeau

    Les Loups

    Éditions Corti, 2019

    https://www.jose-corti.fr/titres/loups.html

  • Jean Genet, « Le funambule »

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    DR

     

    « Et ta blessure, où est-elle ?

    Je me demande où réside, où se cache la blessure secrète où tout homme court se réfugier si l’on attente à son orgueil, quand on le blesse ? Cette blessure – qui devient ainsi le for intérieur, – c’est elle qui va gonfler, emplir. Tout homme sait la rejoindre, au point de devenir cette blessure elle-même, une sorte de cœur secret et douloureux.

    Si nous regardons, d’un œil vite et avide, l’homme ou la femme* qui passent – le chien aussi, l’oiseau, une casserole – cette vitesse même de notre regard nous révèlera, d’une façon nette, quelle est cette blessure où ils vont se replier lorsqu’il y a danger. Que dis-je ? Ils y sont déjà, gagnant par elle – dont ils ont pris la forme – et pour elle, la solitude : les voici tout entier dans l’avachissement des épaules dont ils font qu’il est eux-mêmes, toute leur vie afflue dans un pli méchant de la bouche et contre lequel ils ne peuvent rien pouvoir puisque c’est par lui qu’ils connaissent cette solitude absolue, incommunicable – ce château de l’âme – afin d’être cette solitude elle-même. Pour le funambule dont je parle, elle est visible dans son regard triste qui doit renvoyer aux images d’une enfance misérable, inoubliable, où il se savait abandonné.

    C’est dans cette blessure – inguérissable puisqu’elle est lui-même – et dans cette solitude qu’il doit se précipiter, c’est là qu’il pourra découvrir la force, l’audace et l’adresse nécessaire à son art. »

     * Les plus émouvants sont ceux qui se replient tout entier dans un signe de grotesque dérision : une coiffure, certaine moustache, des bagues, des chaussures… Pour un moment toute leur vie se précipite là, et le détail resplendit : soudain il s’éteint : c’est que toute la gloire qui s’y portait vient de se retirer dans cette région secrète, apportant enfin la solitude.

     

    Jean Genet

    Le Funambule

    L’Arbalète, 1958

  • Bao Zhao, « Retour au pays en rêve »

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    « En retenant mes pleurs, j’ai franchi les murailles,

    Mon épée bien en mains aux carrefours déserts.

    Des tourbillons sableux volent dans le ciel noir

    Et mon cœur esseulé ne pense qu’au pays.

    Retrouvant chaque soir l’oreiller solitaire,

    Je rêve qu’un instant je m’en reviens chez nous.

    Mon épouse m’attend, souriante à la fenêtre

    En déroulant la soie sur son métier chantant.

    Quel bonheur de conter notre séparation

    Avant de retrouver la couche de satin.

    Nous coupons l’orchidée, au parfum sans pareil,

    Cueillons le chrysanthème, splendeur inégalée.

    D’un coffret elle sort l’hellébore odorant,

    De sa manche elle tire des herbes fragrantes.

    Quand je suis dans mon rêve, il n’y a plus d’espace,

    Mais quand vient le réveil un fleuve nous sépare.

    En m’éveillant soudain je pousse un vain soupir ;

    Quelle détresse alors où mon âme s’envole !

    Un vaste flot laiteux s’étale à l’infini,

    Les sommets imposants s’élèvent jusqu’au ciel.

    Les vagues tour à tour s’en vont et s’en reviennent,

    Le vent et la gelée s’accroissent puis déclinent.

    Le pays où je suis, ce n’est pas mon pays.

    Hélas ! je n’ai personne à qui dire ma peine. »

     

    Bao Zhao ­– 414-466

    Les Six Dynasties ( de la fin des Han à la fin des Sui, 196-618)

    Traduit par François Martin

    in Anthologie de la poésie chinoise

    Pléiade / Gallimard, 2015

  • Sylvie Fabre G., « Pays perdu d’avance »

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    « Quand la lumière tombe,

    la mère que tu portes sur les épaules

    de l’écriture pour toucher de sa présence

    le ciel garde sa réserve spirituelle,

    le bonheur des jours créés ensemble.

    *

    Quand la lumière tombe,

    tes mots emplis de larmes sont l’horizon

    et le centre. Leur sel, de naissance, demeure

    fidèle à celle qui t’a précédée jusque

    dans le poème, tout-petit nouant l’attache.

    ––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––

    Enfant, mère, montagne et nuages suspendus,

    l’arbre s’éloignait.

    L’oiseau avait semé le désir du départ de l’autre côté

    mais de son passage nulle preuve,

    juste le cri blanc de la disparition.

    (Je me souviens)

    Venue du Grand Pays l’hirondelle,

    pays perdu d’avance,

    son trait d’encre et le vide où encore je m’oublie

    me font écrire

    comme les mots qui ne savent rien et l’inventent.

    ––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––

    Qui parle pour dire la présence ?

    Dans le ciel et l’ombre du ciel sur la terre

    telles les saisons les mères passent,

    et les mots. Pour ne pas oublier

    peut-être n’avons-nous qu’une voix

    du berceau au tombeau.

     

    De la mémoire m’arrivent des fragments,

    maison sous le Vercors, lampes et livres,

    vieilles femmes, jeune mère, autant de

    noms qui peuvent s’accorder à l’enfance

    mais le père, le lilas et l’oiseau, les douleurs,

    les extases, comment les recouvrer ?

    ––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––

    Peut-être la dernière nuit, celle notre mort,

    ne contient-elle que les souvenirs de vie vivante

    éparpillés dans la suite du temps, un défilé, et

    derrière la clôture des yeux, contre la poitrine

    des mères, ces enfants sans âge dont bruissent

    les ailes aux bords oubliés du Grand Pays

    ––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––

    (Je me souviens)

    Dans la bibliothèque de ma mère les livres

    étaient comme des lampes que je tenais dans mes mains,

    que je levais vers le ciel bleu de rien, qui est tout.

    Ils me rendaient chaque contrée visible

    traversant le temps l’ici et l’ailleurs

    pour retourner à la première éternité dont ils venaient.

     

    Jour et nuit mains tendues dans le mystère,

    je suivais le grand fleuve des mots qui remontaient

    de l'estuaire vers la source pour fertiliser

    mes fondations. Et j’épousais leur abondance:

    il y avait en eux l’appel et le cri pour la vie,

    en eux  le cri et l’écho pour la mort.

    ––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––

    La mère qui s’en va, l’oiseau qui s’envole

    dans la bibliothèque maintenant déserte

    les livres et leurs mots vieillissent avec l’enfant,

    l’amour toujours les habite, et le perdu.

    Dans le poème il est possible

    que le perdu soit son chant d’éternité. »

     

    Sylvie Fabre G.

    Pays perdu d'avance

    Peintures de François Rebeyrolle

    L'Herbe qui tremble, 2019

    https://lherbequitremble.fr/livres/pays-perdu-davance.html