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obsidiane

  • Franck Venaille, « Ô voici des ruines »

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    DR

     

    « ô voici des ruines combien pénibles à franchir l’amoncellement de pierres voici qu’il forme rivière à traverser et le lit de l’eau craque et murmure

     

     

     

    mais qu’il fait tendre également dans la douceur des peaux, l’odeur prégnante du foin qui fut hier ramassé par un essaim d’enfants parlant langue immature

     

     

     

    et te voici allant seule dans ton corps, allant si claire toi sur qui, en entier, repose l’instinct de vie, retournez-vous allant à vos travaux, saluez celle-là

     

     

     

    dis-je à l’entour mais nul n’écoute et les oiseaux dans l’alpage s’installent formant damier sur lequel prudemment les longs doigts d’un dieu bougent les figurines

     

     

     

    mes angelots au plumage de flammes dirait-on près de la fontaine vous vous querellez est-ce en vous sentiment d’une mort à venir ou simple soif qui s’exprime enfançons ! »

     

    Franck Venaille

    Tragique

    Osidiane, 2001, rééd. Poésie / Gallimard, 2010

  • Georg Trakl, « Au bord du marais », 3 traductions

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    « Au bord du marais

    Promeneur dans le vent noir ; les roseaux secs chuchotent doucement

    Dans le calme du marécage. Au ciel gris

    Passe un vol d’oiseaux sauvages ;

    Diagonale sur les eaux sombres.

     

    Tumulte. Au fond d’une cabane délabrée,

    La pourriture aux ailes noires prend son envol ;

    Des bouleaux rabougris gémissent dans le vent.

     

    Soirée dans une auberge abandonnée ; sur le chemin du retour

    S’attarde la douce mélancolie des troupeaux qui paissent.

    Apparition nocturne : des crapauds sortent des eaux argentées.

    Traduction Henri Stierlin

    Rêve et folie & autres poèmes

    suivi d’un choix de lettres traduites par Monique Silberstein & de Crépuscule et anéantissement par Jil Silberstein

    GLM, 1956, rééd. augmentée Héros Limite, 2009

     

     

    Au bord du marécage

    Voyageur dans le vent noir ; doucement murmure le roseau mort

    Dans le silence du marécage. Dans le ciel gris

    Suit un passage d’oiseaux sauvages ;

    Diagonale au-dessus d’eaux obscures.

     

    Tumulte. Dans la hutte en ruine

    Bat de ses ailes noires la pourriture :

    Des bouleaux atrophiés soupirent au vent.

     

    Soir dans la taverne abandonnée. La douce mélancolie des troupeaux en pâture

    Imprègne le chemin du retour,

    Apparition de la nuit : des crapauds émergent d’eaux argentées.

    Traduction par Marc Petit & Jean-Claude Schneider

    Œuvres complètes

    Gallimard, 1972

     

     

    Au bord du marais

    Errant dans le vent noir ; dans le calme du marais

    Murmurent les roseaux morts. Dans le ciel gris,

    Suit un vol d’oiseaux sauvages ;

    De biais au-dessus des sombres eaux.

     

    Tumulte. Dans la hutte défaite

    S’élève sur ses ailes noires la pourriture ;

    Des bouleaux estropiés gémissent dans le vent.

     

    Soir dans la taverne abandonnée. La douce tristesse des troupeaux du pacage

    Enveloppe le chemin du retour,

    Apparition de la nuit : des crapauds surgissent des eaux argentées.

    Traduction Eugène Guillevic

    Quinze poèmes

    Illustrations d’Étienne Lodeho

    Les Cahiers d’Obsidiane, 1981

  • Franck Venaille, « Visage du condottiere »

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    DR

     

    « D’une douleur prégnante je cherche la raison

    quand cesserai-je de porter à mon cou cette pancarte

    où s’étale le mot : “c.o.u.p.a.b.l.e” ?

    Pourrais-je enfin vivre et penser, agir, aimer et caresser

    la chair de l’autre sans me croire installé

    sur le bûcher de souffrir ?

    D’une blessure ancienne suinte le pus.

    Quelque chose se tord et ricane en moi.

    Peut-être la vision que j’ai de l’infini.

    Peut-être ce qui perdure en moi de primitif.

    Rien que la sensation d’être cet homme désigné

    fatigué de tirer l’attelage des jours.

    Çà ! Ma douleur !

    Ne pouvons-nous pas ajouter un brin de comique à nos rapports ?

    (je me contenterai d’un pétale d’humour).

    Déjà : on installe devant moi cette bouilloire.

    Déjà : dans mon uniforme d’officier du 54e régiment des Trop Sensibles

    je prie ma compagne de partager, avec moi, le breuvage fort !

    C’est alors qu’un cheval avance sa tête par la fenêtre blonde ouverte

    avec harmonie ses longs cils se mêlent aux broderies du rideau.

    Ah ! Montagnes bleues peintes par l’Éternel !

    Ah ! Mélodie rose de la fleur de lupin !

    La douleur est bien là : n’est-elle pas organiquement mienne ?

    Mais j’en fais don au pasteur intègre du village.

    Et c’est d’un air léger que je termine de boire,

    alors que

    pour moi seul, cette femme entière

    soulève sa voilette.

     ——————————————————————

    En ces après-midi où surgissaient les merles

    – petits orateurs agités et pugnaces –

    je ne demandais rien d’autre à la vie que cela

    partager avec eux le silence capiteux

    me laisser abuser par leur si incompréhensible joie

    et

    pourquoi pas ?

    à mon tour étendre sur ma douleur mes ailes noires

    afin de la cacher au regard d’autrui

    en ces après-midi où surgissaient les merles.

    D’une chambre à l’autre

    en leurs fenêtres ouvertes

    passait, bon compagnon : le vent d’avril !

    J’étais ce condottiere venu pour régner sur quelques icônes

    forcément chastes. Ce soldat adossé à cet arrole noir

    lui servant de rempart – main nue qui se tend au passage d’une jupe –

    Rien que moi !

    Tout de moi !

    En ces après-midi où s’agitaient qui vous savez.

    Elle était donc douce et lumineuse cette vie !

    Pourquoi, soudainement, cette étrange odeur glissant dans les couloirs ?

    Et d’où venait, rauque et rauque, cette roux rauque, qui :

    s’élançait

    contournait

    s’immisçait partout, si rauque ?

    De quelle poitrine ? Ça je le saurai.

    De quels poumons ? On me le confiera.

    De quel appartement avec vue sur le lac ?

    Rauque et rauque cette toux signalant à toutes et tous

    que, parmi eux, un être souffrant, sur sa couche, mal respirait.

    En ces après-midi où surgissaient les merles. »

     

    Franck Venaille

    Tragique

    Obsidiane, 2001, rééd. Poésie/Gallimard, 2010

  • Franck Venaille, « Le Descente de l’Escaut »

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    DR

     

    « Mais je vous écrirai encore : j’ai tant de choses à vous dire ! J’aime ces petits magasins qui regardent le fleuve. Il s’y vend de la dentelle, des abat-jour, d’anciennes cartes postales humides d’avoir trop approché les âmes des enfants morts enfermées dans des coffrets d’argent. Désormais — mais vous le savez — ce n’est plus ma langue. J’éructe des mots étranges venus de loin, de là-haut et qui, lentement, de village en village, sont venus à ma rencontre. Ma bouche est pleine de sable. Et ma langue est salée. Topografische kaart van België. J’y ai mes points de repère, annotant, soulignant, encadrant courbes du fleuve, lieux et paysages. J’avance et je coche. Tantôt il me semble progresser sur un terrain miné, tantôt entendre quoi ? Des anges, peut-être ! Verrai-je un phoque ? Un cygne noir ! Descendrons-nous en bande hurlante cette eau jamais soumise ? Oui, je vous écrirai. Cette carte, que je tiens serrée, vous indiquera l’endroit exact où je me suis envolé — dispersé ô décembre ! Pardonnez-le moi : je ne crains plus la mort. La formule vaut ce qu’elle vaut, mais quel bel exercice mental de — sans cesse — comparer la réalité de ce relevé à celle du fleuve ! Il naît de tout cela un modeste bonheur dont j’ai presque honte de souligner l’impact. Somptueux tout cela ! Somptueux comme ces tapis que l’on déroule pour recevoir idiots et saints. Je marche en parlant. Çà ! Qu’ici l’on s’exprime et peu importe dans quelle langue ! Les mots craignent-ils la brume ? Ont-ils peur de ce livre ouvert : le brouillard ! Je fais ma guerre. J’attaque et viole la langue maternelle. Je la regarde se balancer sur les gibets. D’où me vient cette fureur ? Me mettrais-je à haïr ma mère après l’avoir, tant de mois, portée ? Eau trouble. Écluses qui, d’effroi, se vident. Voici l’instant où se mettent en marche les péniches et cela me rappelle le départ d’une manifestation où domineraient les drapeaux noirs jaunes et rouges. J’eusse dû m’engager comme soutier. Vivre dans la majesté du mazout. Ô grands arbres blancs ! Vos branches ploient sous une foule d’oiseaux fous. Croyez-moi bien : je sais parfaitement quel luxe m’accompagne, ne suis-je pas redevenu enfant ? Me voici organique au fleuve. Soutier, je suis, prenant des notes, écoutant vieilles et vieux parler. Soutier. Et sans état d’âme ! Je partirai. Le fleuve demeurera sur place. Mais je ne savais pas que tout, ici, serait si noir. La lumière semble tamisée par le diable lui-même. Grisaille. Cela n’empêche pas les enfants de se rendre à l’école, d’entasser leurs vélos à l’avant de la barque du passeur d’eau. Je perçois des rires. Et je poursuis ma route, sans douter, sans frémir, mettant mes pas dans les marques laissées par les fers des chevaux. C’est peut-être ce jour-là que j’osai me poser la seule question qui en vaille la peine : suis-je déjà venu ici, autrefois, tirant les péniches ? Vous m’avez bien compris : ai-je vraiment été cheval ? Il me vient une lente angoisse que je ne cherche plus à dominer. Elle flotte. On dirait de la gaze sur l’eau. La voici qui s’entoure de buée, de larmes oui de larmes. Ai-je été qui j’ai dit ? Mon père, peut-être, le sait. Mais comment oserais-je lui poser la question ? D’ailleurs, que répondrait-il ? Il faut aller plus loin dans le caveau, plus bas, hardiment dans la terre. Soutier, vous dis-je. Ah ! quel métier sain ! Les poumons s’encrassent mais, au moins, ils saisissent tout de la marche du monde. Père ! Hennissez donc, parfois, le soir, rien que pour me mettre sur la voie, rien que pour m’enlever un peu de ce poids d’anxiété qui m’écrase la poitrine. Je n’avais pas songé à la vase. Je n’imaginais pas que cela fût si noir. Les mots, comprenez-le, sont insuffisants pour dire et exprimer la chose. Ô, demain encore, pourtant je vous écrirai ! 

     

    Franck Venaille

    La Descente de l’Escaut

    Obsidiane, 1995, rééd. Poésie / Gallimard, 2010