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  • Christophe Pradeau, « Les Vingt-quatre Portes du jour et de la nuit »

    christophe pradeau,les vingt-quatre portes du jour et de la nuit,verdier

    © Sophie Bassouls

     

    « Je suis à quatre pattes – c’est le premier souvenir, celui au-delà duquel il sera à jamais impossible de remonter – le nez levé vers ma mère, qui, tout là-haut, cheveux dénoués tombant jusqu’aux reins, dressée comme une danseuse sur la pointe de ses pieds nus, ongles peints aux couleurs de l’aurore, pousse du doigt la grande aiguille de la pendule, celle de la cuisine, demeure mystérieuse du coucou qui chante à longueur de temps, apprivoisant les heures, et le geste de ma mère fait brusquement lever en moi le soleil noir de l’angoisse, sentiment encore inconnu et dont je ne ferai de nouveau l’expérience, auquel du moins je ne saurais donner un nom, que bien des années plus tard, au passage de la cinquantaine, qui fut pour moi aussi redoutable que celui du Cap Horn pour les caravelles espagnoles. L’angoisse me fouaille le ventre dès l’instant où je comprends, effrayé de voir que les aiguilles s’emballent, comme prises de panique, que le geste intrusif parfaitement inconséquent, de la jeune femme dont le corps me surplombe, menace de détraquer le temps, que l’on entend grincer, gémir, dont les jointures commencent à craquer, menaçant de céder. Je ne saurais dire quelle forme pitoyable ou majestueuse le temps prit à mes yeux en ce jour très ancien de ma prime enfance, rien en tous cas qui ressemble d’un peu près au figures volontiers grand-guignolesques que je découvrirais bien plus tard dans les gravures des livres ou dans les ténèbres domestiquées des cinémas du Quartier latin : squelette ricanant un sablier à la main, silhouette voilée de noir striant l’air du tranchant de sa faux, dément cyclopéen déchirant de ses ongles, dévorant le corps hurlant de ses enfants, ou mélancolique vieillard au regard aussi immobile que l’eau morte d’un étang, où l’on n’en finirait pas de tourner comme dans l’hélice des grands puits à vis de l’antique cité d’Orvieto, mais je sais que je l’ai vu et que le voyant j’ai anticipé l’instant inéluctable, catastrophique, où il faudrait qu’à la fin se dégondent les hautes portes de bronze qui défendent l’existence contre les coups de boutoir, les morsures, le lent travail d’érosion, lame après lame, auquel se livre à chaque instant, dans le réduit des corps, l’inlassable ressac du néant. C’est ainsi du moins que je m’imaginais à six, à onze ans, la tête pleine d’histoires absurdes de vallées perdues, la précarité de l’existence : une civilisation mystérieuse, lointaine héritière peut-être des Atlantes, ayant prospéré, en marge de l’aventure humaine, dans le secret d’immenses cavernes souterraines, dont la survie dépend des remparts édifiés jadis pour contenir les assauts de l’Océan, dont les eaux battent sans relâche digues et barrages, tourbillonnent contre les portes qui maintiennent hermétiquement closes les passes par où les vagues ne demandent qu’à venir s’engouffrer pour emporter avec elles jusqu’au souvenir de l’enclave, de ce monde autonome aussi renfermé sur lui-même qu’une bulle d’air dans une goutte d’ambre ou dans l’eau d’une agate. Et j’avais conscience, tout en rêvant, que le coucou, que ce rêve qui n’en était pas un mais le véhicule d’un souvenir, contenait en lui toute mon existence, que mon existence tout entière contribuait à donner rétrospectivement sa forme à la scène oubliée, qui ne s’inscrivait pas seule, parfaitement détourée, sur l’écran de mes paupières closes mais charriant avec elle mille souvenirs enfouis, réchappés de tous les âges de la vie, agrégés jusqu’à former une concrétion bosselée d’excroissances, semblables à celles auxquelles les spéléologues, balayant de leurs lampes le ciel des cathédrales souterraines, s’évertuent à donner un nom, immobilisant de la sorte la ressemblance fuyante, qui flotte incertaine, dans les profondeurs des formations calcaires comme le pressentiment d’une forme emprisonnée : l’Ours, le Bison, le Centaure, les Cerfs affrontés, l’Hyène rampante, le Grand Bénitier, l’Homme-Oiseau ithyphallique… »

     

     

    Christophe Pradeau

    Les Vingt-quatre Portes du jour et de la nuit

    Verdier, 2017

    https://editions-verdier.fr/livre/vingt-quatre-portes-jour-de-nuit/

  • Samy Langeraert, « Mon temps libre »

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    © : Guka Han/Verdier 

     

    « J’ai compris quelque chose : le temps s’écoule autour de moi, mais pas en moi. Tout au plus, il me frôle. Mon temps n’a rien à voir avec ce temps qui passe à l’extérieur. C’est un temps ralenti, ou engourdi, un temps un peu malade que j’émiette et qui tombe comme une neige lente, poudreuse. Aujourd’hui, par exemple, j’ai mis une heure et demie à prendre la décision d’ouvrir un compte bancaire, puis à peu près deux heures à choisir dans quelle banque, suite à quoi j’ai rempli un formulaire avec la précaution la plus extrême. Je le posterai peut-être demain, à moins que je ne change d’avis à ce sujet. Pourquoi ouvrir un compte en banque ? Pourquoi me lever avant onze heures ? Pourquoi sortir et apprendre à parler correctement la langue des gens d’ici ? Chaque jour apporte son lot de questions et plutôt que d’y répondre, je vaque à mes occupations habituelles, autrement dit, je réponds à d’autres questions, beaucoup plus simples. Au problème constitué par un temps chaud et sec, je réagis en arrosant les plantes. À la poussière qui s’accumule, je réplique par quelques coups de balai. À la faim et la soif, j’oppose des solutions diverses en fonction des boissons et de la nourriture disponibles, et ainsi de suite. Mes journées sont la somme d’une longue série de réponses à des problèmes de base. Le traitement des problèmes complexes est remis à plus tard. Mais à vrai dire, parfois, même les problèmes élémentaires me paralysent : je ne sais pas si j’ai faim, si j’ai suffisamment dormir, s’il est temps de balayer ou d’arroser les plantes. Et ainsi, les jours passent, et je travaille à peine, je lis et j’écris peu, la nuit arrive toujours plus vite. Sur le balcon, les géraniums produisent une quantité impressionnante de fleurs et les petits pois grandissent irrésistiblement, en s’agrippant à tout ce qu’ils trouvent, y compris à eux-mêmes. Lorsque leurs vrilles trouvent un support, elles s’y enroulent avec une frénésie étrange. Encore ni fleurs ni cosses, rien qu’une montée vertigineuse. »

     

    Samy Langeraert

    Mon temps libre

    Coll. « Chaoïd », Verdier, 2019

    https://editions-verdier.fr/livre/mon-temps-libre/

  • Michèle Desbordes, « L’emprise »

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    © Vincent Fournier

     

    « Je marche et je marche encore. Ça fait bientôt dix ans que je marche là de ce côté ou de l’autre du fleuve. Que je suis revenue.

    Je marche dans l’été, et parfois au plus fort des chaleurs le ciel se charge d’une pluie soudaine ou d’orage, de giboulées, presque douces par-dessus les moissons. D’un trait le coteau file le long du fleuve, clair, brillant d’une lumière qu’il semble avoir amassée depuis les premiers soleils, avec conscience, avec scrupule la restituant, irradiant tout le bas du ciel, et parfois bien au-delà. La pluie commence à tomber. Je l’entends prendre sur le toit, doucement, et parfois dans un grand coup de vent cogner aux vitres. J’ai aimé la pluie, cette façon qu’elle a soudain de ne plus s’arrêter, de persister, opiniâtre, entêtante. Je me mets à la fenêtre, je regarde au loin le val disparaître dans le gris, j’aime les ciels bas, le gris qui s’éclaire doucement au-dessus du fleuve.

    J’ignore pourquoi j’ai tant pensé à la maison de Saint-Jean-le-Blanc, cette maison qu’elle ne voulait pas, pourquoi j’y ai pensé comme à ce qu’on perd, doucement, tristement. Comme si de vivre là eût été reconquérir ce qu’il y avait à reconquérir, et reprendre ce chemin que par erreur ou simple inadvertance, et dans des temps si reculés qu’aucun de nous n’en avait la mémoire, nous avions quitté pour un autre, triste et morose et parsemé d’embûches et de périls, au lieu de se terrer comme des misérables dans cette maison où nous nous sommes échoués comme dans la tempête un bateau sur les récifs, de simples bancs de sable quand le vent ne souffle pas du bon côté. Le vent ne soufflait pas du bon côté je crois, ces années-là il n’a jamais soufflé du bon côté qu’il fallait. Est-ce elle que je vois se dresser devant moi ? venue rejoindre l’autre (la première, celle des exordes, des commencements de l’histoire quand tout est dit mais que rien encore n’arrive), pour ne faire plus qu’une seule et même demeure présente dans la plupart des livres que j’ai écrits, sur sa terrasse ou sa falaise parmi les ifs et les buis, ou dans une clairière au bout de son allée d’arbres. Je me dis que ces maisons-là sont autre chose que des maisons, que d’une façon ou d’une autre elles ont à voir avec ce qui s’écrit et se tient là dans l’ombre, vous habitant autant que vous-même les habitez, se faisant et se défaisant doucement dans le temps qui passe. Une de ces longues invisibles phrases par quoi se diraient les choses, un ordre ancien, un ordre perdu qui réapparaît fugitif et fragile, et qu’il faudrait saisir comme l’éclair, le poisson qui se dérobe à la paume.

    La maison où je vis depuis mon retour me les rappelle sans doute. Il y a le coteau. La terrasse, le grand escalier de pierre. La craie pâle des murs. De là-haut je vois le chemin qui mène au fleuve, les rangs de pommiers dans le bas un peu avant les arbres de la berge. J’y suis jalousement attachée, et répugne à m’en éloigner. C’est là que je suis arrivée. Un jour il m’a semblé que j’arrivais, c’est ce que je veux dire, que là dans le calme des murs j’allais guetter je ne sais quel répit, je ne sais quel vieux rêve, un de ces endroits où doucement un soir on s’échoue, on ne demande qu’à s’échouer. »

     

    Michèle Desbordes

    L’emprise

    Verdier, 2006

     

    lire pour accompagner, ce bel hommage de Jean-Yves Masson : https://poezibao.typepad.com/poezibao/2006/03/carte_blanche_j.html

  • Maurice Blanchot, « Le dernier homme »

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    « Souvenir que je suis, que j’attends cependant, vers lequel je descend vers toi, loin de toi, espace de ce souvenir dont il n’y a pas de souvenir, qui me retient seulement là où depuis longtemps j’ai cessé d’être, comme si toi qui peut-être n’existes pas, dans la calme persistance de ce qui disparaît, tu continuais à faire de moi un souvenir et à rechercher ce qui pourrait me rappeler à toi, grande mémoire qui pourrait me rappeler à toi, grande mémoire où nous sommes tous deux maintenus face à face, enveloppés dans la plainte que j’entends : éternels, éternels ; espace de froide lumière où tu m’as attiré sans y être et où je t’affirme sans te voir et sachant que tu n’y es pas, l’ignorant, le sachant. Croissance de ce qui ne veut pas croître, attente vaine des choses vaines, silence, et plus il y a de silence, plus il se change en rumeur. Silence, silence qui fait tant de bruit, agitation perpétuelle du calme, est-ce là ce que nous appelons le terrible, le cœur éternel ? Est-ce sur lui que nous veillons pour l’apaiser, le rendre calme et toujours plus calme, pour l’empêcher de cesser, de persévérer ? Est-ce moi qui serais pour moi le terrible ? Être mort et attendre encore quelque chose qui vous fasse souvenir de la mort. »

     

    Maurice Blanchot

    Le dernier homme

    Gallimard, 1957

  • Jean-Michel Mariou, « Le chauffeur de Juan »

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    DR Jean-Michel Mariou, un peone de la cuadrilla, Juan Leal

     

    « C’est une évidence, la tauromachie est d’abord un voyage. La saison qui s’étire en Europe de Pâques à la Saint-Luc, fin octobre, est un long chemin ininterrompu marqué d’hôtels, toujours les mêmes, de restaurants nocturnes au bord des autoroutes, toujours les mêmes, d’arènes bouillantes, toujours les mêmes. Les trajets sont interminables, les visages interchangeables, les paroles d’encouragement répétées à l’infini. Mais qu’on ne s’y trompe pas : pour l’aficionado et pour le toro, c’est la même chose. Comme on le verra, il faut, pour réunir ces trois termes nécessaires à une corrida de toro, que chacun accepte le voyage.

    Je n’ai jamais envisagé la corrida autrement : un déplacement de soi. Et pas seulement parce que notre passion nous entraîne de ville en ville, entre la France et l’Espagne. Le déplacement est surtout symbolique. C’est qu’il faut d’abord sortir de soi pour être réceptif à ce monde qui vous bouscule. Voyager pour aller voir des corridas ce n’est pas simplement multiplier les expériences de spectateur. C’est accepter de se mettre en danger. Quitter ce monde-ci qui s’effondre, pour un autre plus lumineux qui vous aidera à réfléchir à votre vie, à votre destin, à la façon dont vous vous engagez. Sortir de soi, passer dans ce monde clos des toros ou plus rien n’existe des rumeurs quotidiennes, mais pour en revenir plus décidé, plus clairvoyant. »

     

    Jean-Michel Mariou

    Le chauffeur de Juan

    Coll. Faenas, Verdier, 2019

  • Marielle Macé, « Nos cabanes »

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    DR

     

    « Jardiner les possibles ce n’est décidément ni sauver ni restaurer, ni remettre en état, ni revenir ; mais repartir, inventer, élargir, relancer l’imagination, déclore, sauter du manège, préférer la vie.

    […]

    Nos cabanes ne seront pas nécessairement plaisantes, légères. Elles diront aussi bien ce qui se tente que ce qui se malmène, ce qui s’essaie que ce qui se voit rabattu, maltraité. Elles diront quelque chose de ce monde de violences en tous genres, de vulnérabilités, de confiscations, de destructions des sols, et pourtant aussi d’espérances, de bravades et d’imaginations pratiques. »

     

    Marielle Macé

    Nos cabanes

    Verdier, 2019