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Écrivains - Page 38

  • Philippe Rahmy, « Monarques »

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    DR

     

    « Tel-Aviv. Nulle envie de quitter ma chambre. Il fait beau. Les oiseaux chantent et je pleure comme, trente ans plus tôt, je pleurais la mort de mon père. Il y aussi ces lettres rouges sur fond blanc, cette histoire dans l’histoire. Herschel Grynszpan, mort, mon père, mort, et moi qui fait semblant de vivre, incapable de trouver des mots pour dire combien j’aimais ce père, pour raconter l’histoire de Grynszpan, parce que je porte un secret, un petit tas malpropre qui m’empoisonne depuis trop longtemps. Il faudrait reprendre au début. Ouvrir la matriochka de ces récits emboîtés pour les poser à plat. Répliques l’une de l’autre, grande Histoire et petites histoires, elles affichent toutes le même sourire figé. Le même masque mortuaire. »

     

    Philippe Rahmy

    Monarques

    La Table ronde, 2017

  • Miklós Szentkuthy, « Vers l’unique métaphore »

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    DR

     

    « Combien atroces, étourdissants que ces trois mondes : quelqu’un a proximité travaille son piano à un rythme forcené ; je lis un roman ; je médite sur mon sort, sur mes infirmités. La musique, techniquement, est presque parfaite : les touches s’envolent du corps du piano comme les perles d’eau d’une fontaine — c’est la statue de la santé, du non-étourdissement, de la limpidité sans scrupules des éléments, de l’étincelante fitness, du travail objectif, du progrès inconscient de la mort, de la beauté matérielle barbare et de l’accord positif enfantin. En contraste si absolu avec l’état présent de mon corps et de mon âme, qu’on ne saurait les imaginer si proches, se côtoyant sur terre. Le livre est plein de mysticisme de terreurs au goût freudien, de superstitions, d’insectes, de mythes sanglants et de poésie anglaise d’amours printanières “ambigües”* — en un mot, plein d’une douleur et d’une incertitude abyssales ; mais cette imprécision chaotiquement mouvante n’en est pas moins déjà formulée, élevée au rang d’œuvre ; heureux désespoir et préparation à la mort, capables de se donner une forme aussi classique. Et pour finir, moi : tout simplement constitué des formes plastiques et des rédemptions du strabisme, de l’étourdissement, du bégaiement, de l’obscurité et de la nausée, d’une hypochondrie sourde et bourdonnante, d’un Dieu lointain, d’amour, de l’œuvre — informité de la souffrance, imbécile guenille sans poésie, sans désirs, sans révoltes. »

     

    * en français dans le texte

     

    Miklós Szentkuthy

    Vers l’unique métaphore

    Traduit du hongrois par Eva Toulouse

    Coll. « En lisant en écrivant », José Corti, 1991

    http://www.jose-corti.fr/

  • William Carlos Williams, « Paterson »

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    DR

     

     

    «                                       Le manque de livres

    nous conduira parfois en esprit jusqu’aux bibliothèques par un chaud après-midi, si toutefois les livres peuvent nous faire défaut au point d’entraîner notre esprit.

     

    Car il existe un vent ou l’esprit d’un vent

    dans chaque livre qui renvoie la vie

    jusqu’ici, un grand vent qui emplit les conduits

    auriculaires jusqu’à ce que nous croyons entendre le vent

    réel

                                        entraîner notre esprit.

     

    En émergeant des rues, nous brisons

    l’isolement de notre esprit, et nous sommes emportés

    dans le vent des livres, nous cherchons, cherchons

    au gré du vent

    jusqu’à ne plus distinguer le vent du

    pouvoir qu’il a, sur nous,

                                        d’entraîner notre esprit

     

    et dans notre esprit monte

    la senteur, peut-être, des fleurs de caroubier

    dont le parfum est lui-même une vent qui souffle

                                     en entraînant notre esprit

     

    au travers duquel, sous la cataracte

    bientôt à sec

    la rivière roule, tourbillonne

                                        calme jadis.

     

    Épuisé d’avoir, ces derniers mois, cherché

    des rues inutiles, des visages repliés contre

    lui comme le trèfle au crépuscule, quelque chose

    l’a réconcilié avec son

                            esprit   .

     

               dans lequel les chutes invisibles

    tombent et s’élèvent

    et croulent encore — sans fin, croulent

    et recroulent en grondant, reflet

    non point des chutes mais de leur incessant

                                                          tumulte

     

                                      Quelle merveille,

    ma belle que ceux, impuissants, qu’entraîne le vent,

    qu’atteint le feu

                    impuissants,

    un grondement qui (silencieux) submerge les sens

    de sa répétition

                    qui refuse de s’étendre

    pour dormir, dormir, dormir

                                        sur son lit sombre.

     

    L’été ! c’est l’été

     

    -- Le grondement dans l’esprit est

    incessant

     

    Le dernier loup fut tué près de Weisse Huis en l’an 1723

     

    Les livres nous reposeront parfois du

    grondement de l’eau, qui croule

    et s’élève pour crouler encore, emplissant

    l’esprit de son reflet

                                        pierre branlante. »

     

    William Carlos Williams

    Paterson (publié entre 1946 et 1958)

    Traduit de l’américain par Yves di Manno

    Préface de Serge Fauchereau

    Coll. « Textes », Flammarion, 1981, 2e édition, revue et corrigée : Corti, 2005

    http://www.jose-corti.fr/titres/paterson.html

    La version ici recopiée d’un extrait du chapitre III La Bibliothèque est celle de la première édition.
    Nous ne pouvons que conseiller au lecteur de voir l'épatant — culte déjà — film de Jim Jarmusch, Paterson, qui fait très précisément référence au livre de William Carlos Williams & au poète Ron Padgett. Vous trouvezrez, ci-dessous, un lien vers la BA :

    https://www.youtube.com/watch?v=tF19bxM6qh0

  • Lutz Bassmann, « Black Village »

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    © CChambard

     

    « C’est Myriam qui a proposé de planter des balises verbales dans la matière fuyante et sombre dont était construit le temps autour de nous. Nous pourrions, prétendait-elle, raconter à haute voix des histoires, et nous en servir ensuite comme repères. Goodmann s’enthousiasma. Dans le passé, il avait pratiqué les interventions publiques au cours de réunions et de meetings, et comme Myriam et moi, il avait produit sous un nom d’emprunt plusieurs recueils de poèmes et de nouvelles. Nous aurions assez d’énergie littéraire pour alimenter nos prises de parole. L’idée nous excitait d’autant plus que nous entrevoyions là un moyen d’égayer la monotonie de notre voyage. Nous pourrons compter nos récits, me disais-je, nous rappeler leur ordre, établir à partir de là une grille qui calibrerait l’écoulement du temps. Et même, à plus court terme, dans l’immédiateté, nous pourrons mesurer une durée plus ramassée, revenir à la notion d’heure, de demi-heure et de quart d’heure en associant la longueur d’un texte au temps nécessaire pour le dire devant des auditeurs.

    Assis l’un près de l’autre, genoux contre genoux et presque hanche contre hanche, nous avons laissé Goodman débuter dans l’entreprise. Il s’est lancé dans une aventure qui promettait de nombreuses péripéties, une histoire de tueur qui portait un nom assez proche de son nom à lui, d’ailleurs. Edzelmann ou Fischmann, il me semble. J’ai oublié. Sa mission accomplie, le tueur enfourchait une moto et fonçait dans la nuit.

    La voix de Goodmann était rauque, comme ruisselante de poussière, mais il articulait les phrases avec une application de conteur. J’étais dolent, confortablement vautré dans la suie, je sentais la tiédeur du sol sous mes fesses ou ce qui en tenait lieu, et je m’apprêtais à accompagner le tueur jusqu’à l’épisode suivant, une rencontre avec le commanditaire, une nouvelle explosion de violence ou un deuxième rendez-vous avec la mort, lorsque je m’aperçus que le silence nous entourait. Je ne m’étais pas endormi — nous connaissons des passages à vide, assez proches de la somnolence, mais nous ne dormons jamais. Et là, au lieu de me prélasser par terre en écoutant une anecdote passionnante, j’étais en train de marcher sur une route qui sous mes pieds crissait, comme si la chaussée avait disparu sous une couche de sel fondu, friable et sonore. Il faisait chaud. Nous avancions sans ouvrir la bouche. Pas un mot, seulement le bruit de nos chaussures écrasant cette surface craquante.

    — Je n’ai pas entendu la fin de l’histoire, ai-je bougonné, après un moment.

    — La fin, a remarqué Myriam. Comme si ça pouvait exister quelque part.

    Nous avons continué à marcher, quelques milliers de pas, sans doute. Muets tous les trois.

    — Ça ne marche pas, ce système, a dit Goodmann. Le temps s’interrompt n’importe quand et n’importe comment.

    — Les histoires restent, l’a consolé Myriam. Au moins on a leur début en mémoire.

    — Oui, à la rigueur, ai-je dit. Mais pas ce qu’il y a après.

    — Bah, ce qu’il y a après, a rétorqué Myriam.

    — Ça ne marche pas a répété Goodmann. »

     

    Lutz Bassmann

    Black Village

    Verdier, 2017

    http://editions-verdier.fr/livre/black-village/

  • Fernando Pessoa, « Le Livre de l’intranquillité »

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    « Si notre vie pouvait se passer éternellement à la fenêtre, et si nous pouvions rester ainsi, tel un panache de fumée immobile, et vivre à jamais le même instant crépusculaire venant endolorir la courbe des collines… Si seulement nous pouvions demeurer ainsi, jusqu’au-delà de toujours ! Si au moins, en deçà de cette impossibilité, nous pouvions rester ainsi, sans commettre une seule action, ni permettre à nos lèvres pâlies de pécher d’un seul mot !

    Vois comme tout s’assombrit… Le calme positif du monde me remplit de fureur, d’une sorte d’arrière-goût qui gâche la saveur du désir… Mon âme me fait mal… Un trait de fumée s’élève et se disperse au loin… Un ennui anxieux détourne mes pensées de toi…

    Que tout est donc superflu ! Nous, le monde, et puis le mystère de l’un et de l’autre. »

     

    Fernando Pessoa (Bernado Soares)

    Le livre de l’intranquillité – volume II

    Traduit du portugais par Françoise Laye

    Présenté par Robert Bréchon

    Christian Bourgois, 1992

  • Ayukawa Nobuo, « Poèmes 1945-1955 »

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    DR

     

    « L’homme qui marche

     

    La falaise s’effondre

    Par moments sur la pente les herbes sèches frémissent

    Un peu partout dans le vaste panorama

    Par moments les fils électriques stridulent

    Debout aux confins de cette ville-là

    Allez savoir pourquoi tirer sur une simple cigarette est si bon

     

    Ce n’est qu’un chemin désolé qui se déroule

    Sous la lune diurne

    Parfois il arrive qu’un homme

    Venant de loin vers ici se rapproche

    Ce n’est rien de plus que cela

    Qui fait croire que l’automne du monde se fera plus intense

    Seul l’homme qui marche sur ce chemin de solitude assurément

    Connaît les frissons nobles et froids

     

    Tout passe

    Mais dans ce bref instant où en silence tu le croiseras

    Quelle beauté inouïe tu découvriras

    Sur le front rendu blême par la tristesse

    De l’homme vêtu des habits noirs du deuil

    Par exemple tu pourrais surprendre un remous de petites boucles de cheveux ! »

     

    Abukawa Nobuo

    Poèmes 1945-1955

    Traduction de Karine Marcelle Arneodo

    Postface de Karine Marcelle Arneodo & Olivier Gallon

    La Barque, 2017

    http://www.labarque.fr/livres18.html

  • Marina Tsvetaeva, « Le Poète et le temps »

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    « Nos poèmes, ce sont nos enfants. Ils sont plus âgés que nous parce qu’ils vivront plus longtemps que nous. Plus âgés que nous depuis l’avenir. Voilà pourquoi ils nous sont aussi parfois étrangers. »

     

    Marina Tsvetaeva

    Le Poète et le temps

    Traduit du russe et présenté par Véronique Lossky

    Le temps qu’il fait, 1989

    http://www.letempsquilfait.com/

  • Marcelline Roux, « Celles qui regardent »

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    © Francepol

     

    « Vouloir une maison sans risquer l’abandon.

    […]

    Je voudrais savoir écrire les livres qui habitent les maisons, pas seulement ceux logés sur les rayons des bibliothèques mais ceux ouverts, déposés en certains endroits qui vivent autrement et forment autant de cairns lors de nos allées et venues. Écrire ceux sur le bureau près de la fenêtre, les empilés près de la lampe sur le parquet, les gardiens de la nuit, ceux en transit, debout sur le haut d’un meuble du salon, lus mais pas encore réintégrés et d’autres non lus qui attendent. Et si les lectures imprimaient une atmosphère particulière aux intérieurs, si tous ces mots parcourus le soir apportaient une présence, laissaient une trace, comme la sensation que l’on a d’emporter un bout de chez soi dans son sac quand on y glisse un livre. Ce n’est pas un hasard si les livres durent parmi les premiers à habiter leur maison, avec quelques assiettes, le nécessaire de toilette et le matelas sur le sol. Ils furent les premiers à se faire une place.

     

    Il suffit de m’asseoir près d’une bibliothèque pour sentir un devenir, quelque chose qui pousse à continuer, à changer, à poursuivre. »

     

    Marcelline Roux

    Celles qui regardent. Carnet des maisons

    Gravures de Francepol

    Rhubarbe, 2017

    http://www.editions-rhubarbe.com/

  • Pierre Bergounioux, « Haute tension »

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    « Nous sommes vêtus de chair pour un temps, dans un coin. Telle est la situation. Mais nous avons la capacité d’envisager plus qu’il ne nous est donné de vivre. Entre l’expérience contingente d’une heure et d’un lieu et la notion des rapports les plus généraux, il y a place, peut-être, pour un registre intermédiaire où l’intelligible reste sensible et le sensible infusé d’intelligibilité. Chaque particularité s’élève à l’ordre général et l’on perçoit, au creux de chaque instant, l’écho de la grande temporalité. C’est une contradiction dans les termes, un déni opposé à notre condition. C’est pourquoi il y a peu de chances que cela se produise. Mais quand cela arrive, qu’on lit, c’est à la réconciliation avec nous-mêmes, à la délivrance, à la joie que mène le fil ténu, tendu, éblouissant de la lisibilité. »

     

    Pierre Bergounioux

    Haute tension

    William Blake & Co. Édit., 1996, rééd. 2011

    http://www.editions-william-blake-and-co.com/spip.php?article841035

  • Jean-Jacques Viton, « La conjonction de coordination »

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    jean-jacques viton, poésie marseille, lecture au [Mac], 2010 © cchambard

     

    « c’est quand nous sommes arrivés

    devant la maison

    après l’interminable chemin entre les arbres morts

    nous avons décroché le lapin blanc

    gelé ventru gonflé pendu à un pommier

    les yeux comblés de glace

    les oreilles rigides

    nous aurions dû aussi ramasser l’agneau brun

    venu se prendre au piège à renards

    camouflé dans la neige

    sous le lapin qui servait d’appât

    pourquoi on se baladait de ce côté

    je ne pense pas qu’on cherchait un sapin

    je n’aime pas les sapins

    ni sur place ni dans une pièce

    toujours peur de me crever un œil en approchant

    on est allé plus bas

    plus bas que la prairie

    où est la ferme au lapin blanc servant de piège

    je trouve cette idée de piège ridicule

    pourquoi un renard avalerait un lapin congelé

    je veux dire plus bas vers la rivière

    qui continuait à couler un peu

    on hésitait à s’engager sur les troncs d’arbres

    des troncs immenses mais pas larges

    je n’aime pas non plus jouer les trappeurs

    dès que l’on se trouve en hiver dans la montagne

    on a fini par trouver un passage plus pratique

    on est rentré sans se presser

    tenant le lapin par les oreilles

    elles fondaient lentement dans nos gants

     

    ici je place un et un peu hésitant »

     

    Jean-Jacques Viton

    Accumulation vite

    P.O.L, 1994

  • Israël Eliraz, « Hölderlin »

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    © : patrick soulard

     

    « tous les Dieux dansaient et celui qui dansait

    se déguisait en Dieu. Facile et difficile. Facile de vieillir,

    difficile de mûrir, pensait Hölderlin, écrivait Hölderlin.

    Dans le rêve, il enlevait de son visage

    le nez rouge à moitié mort, il pensait : quand ça

    m’arrivera ? Hölderlin écrivait, lisait, gommait.

    Comment déplacer une pierre sans être un loup ou Krishna ?

    Le vide dans la pierre c’est du feu. Hölderlin pensait, écrivait,

    déchirait et n’envoyait pas de lettres à

    sa mère morte depuis des années comme elle le lui

    avait dit, hier, avant de monter dans le train (il venait

    d’être inventé). Le train se dirigeait vers le nord. Vers où ?

    Hölderlin, dans sa poitrine courait après lui. Il se réveilla. Dans

    la stupeur les poux remplissaient ses poches usées »

     

     

    Israël Eliraz

    Hölderlin suivi de Les villes saintes se répètent

    Traduit de l’hébreu par Esther Orner et Laurent Schuman

    Coll. Avec (dirigée par Bernard Noël), L’Atelier des Brisants, 2001

  • Hwang Ji-U, « De l’hiver-de-l’arbre au printemps-de-l’arbre »

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    « Mon corps nu

     

    Assis dans un bain public je me lave soigneusement tout le corps, ce n’est pas seulement parce que je ne me suis pas lavé d’une ou deux semaines.

    Une vie ! J’ai vécu jusqu’à ce volume de mon corps !

    Semblable à un bol en argile, il est fragile.

    Cependant, je me demande ce que j’ai mis à l’intérieur ?

    Y vivais-je ? Comme les eaux que le volume de mon corps fait couler hors de la baignoire ?

    Seul le mensonge m’a façonné.

    Extrême jalousie intellectuelle. Complexes. Plaisir de me montrer.

    C’est le résumé d’une trentaine d’années de vanité,

    Haletant, j’ai franchi la ligne du milieu.

    Ainsi, s’il était en vie, il aurait à peu près mon âge

    Jeon Tae-Il, un saint.

    Ma vie a été frappée et découverte par l’éclair de sa courte vie. Laide. Honteuse. Déshonorée.

    Son tonnerre arrive tardivement à moi, à cet âge là.

    Ma jeunesse foudroyée ! J’étais sous le paratonnerre.

    Moi. J’étais là.

    Je n’avais pas le choix, c’étaient les aléas de la vie.

    Ce qui existe en moi, c’est une petite agriculture muette.

    Il est peut-être au pied d’une forêt à l’abri du vent de Bukpyeong dans la commune Sinwol qu’il ne pouvait plus quitter,

    Et peut-être mesure-t-il le terrain avec la visière d’un chapeau de Saemaeul appartenant à Monsieur Yun ?

    Ou bien, pouvait-il traverser la colline voisine Doam,

    Voulait-il devenir le potier qui met les pots au feu ?

    Sinon était-il un menuisier ou un plâtrier silencieux avec un caractère difficile ?

    Ah ! Il est sorti en ville, à cause de son manque de sérieux, peut-être est-il devenu terrassier ?

    Ou peintre de panneaux de cinéma, surveillant dans une usine textile, ouvrier des chemins de fer.

    Suivant la veine bleu foncé de la vie glaciale,

    Il aurait dû embraquer au marché de Pyeonghwa à Cheongaecheon. Marchand de bois, vendeur de chewing-gums, vendeur de journaux.

    Il aurait dû être brocanteur. Derrière la gare, au bord de la rivière noire, en extrême pauvreté, il restait debout, l’estomac vide depuis trois nuits et quatre jours.

    Et l’égout amer déborde abondamment dans mes viscères.

    Les globes de mes yeux ardents aperçoivent les œufs rouges des vers intestinaux volant sur le ciel bleu.

    J’avais la tête qui tournait. Dans mes vertiges, j’ai vu père, mère, frère aîné, frère cadet, toute la famille.

    Chacun était orphelin. Après le départ de mon frère aîné qui s’est engagé dans l’armée,

    En comptant les traverses, j’ai marché jusqu’au sud de Kwangju pour ramasser les escarbilles de charbon.

    Un train de marchandises chargé à bloc roulait vers Yeosu.

    Plus bas que le pire dénouement, je suis arrivé devant la barrière. Au feu rouge,

    Je restais debout. Oh ! les jours de misère !

    Dans ce monde sombre, j’étais face à ma vie, mais

    J’ai tenu tous ces jours pour rien. La confession m’ennuie.

    Comme tous les autoportraits sont affreux, j’ai retrouvé le plein air où vivre.

    Plusieurs affluents obscurs ont coulé en moi.

    Avaient coulé. Coulent.

    Maintenant mon corps est nu.

    Ma main touche mon corps. Me voici.

    Si on enlève de plus en plus la crasse, la vie devient transparente.

    Les traces de faucille, de couteau, la plaie sur mon genou quand je suis tombé de vélo,

    Grandissaient avec mon corps.

    Je tourne la tête, comme moi, des corps nus étaient là, avec quelques seaux d’eau, chacun nettoyant sa vie en face.

    Oh ! Corps nus ! Tous les “moi” sont absents en ce moment.

    Mais je n’ose pas encore demander à quelqu’un de me laver le dos.

    Tenant un gant italien, je me suis approché du dos d’un vieillard.

    De mon propre dos, je n’y arriverais pas. »

     

    Hwang Ji-U

    De l’hiver-de-l’arbre au printemps-de-l’arbre — cent poèmes

    Traduits du coréen, présentés et annotés par Kim Bona

    Prélude, Claude Vigée

    William Blake & Co. Edit, 2006

    http://www.editions-william-blake-and-co.com/spip.php?article1031578