un des 51 dessins de Camille de Toledo in texte
« Le livre voudrait, dans toutes les langues, conjurer le regret, effacer les traces de sa nostalgie, entrer dans l’existence, et, reprenant le traîneau, le pousser, le tirer en avant, pour accueillir tout, l’effondrement et l’honneur tel un drapeau honni sur lequel on crache en comptant les croix des cimetières profanés et toute l’horreur, le pathétique, le tragique, la farce de cet âge où les âmes meurent comme celle du Prince, laissant à la place des curseurs, des écrans. Le livre, maintenant, pris d’une pulsion incontrôlable de réaction, voudrait excommunier toute la modernité et souffler, souffler pour en faire une torche. Je dois dire, à cette charnière du livre, que je suis prêt. Prêt à le suivre. et là, justement, en entendant ses plaintes, ses litanies sur la Grande Russie et la neige, les âmes, j’accours. Je cherche à le relever, parce qu’à le voir ainsi dans cette chambre du Prince mort, observant par la fenêtre les flocons qui recouvrent et tapissent la glace du fleuve, là-bas, vers l’Ermitage, je sens qu’il va flancher. C’est sa pente naturelle, la déploration. Le livre, ce réactionnaire, je crains, là, franchement, qu’il ne dérape. Âme, Russie, Ivanovna, le musée des Mondes Anciens, le conservatoire des émotions puissantes. Je crains que mes doigts, tous mes doigts qui ont accepté, par pitié, par compassion, de le suivre, le livre, je crains qu’ils n’abandonnent. Je redoute, pire, la mélancolie du livre. et l’âme, et la main reposée sur ses pages. et la mort, et son crâne, et une bougie, et le sablier pour le Temps, et, derrière, la sœur qui pleure son frère et, avec lui, la Russie. Je le sens. Le livre plonge, s’apprête à plonger. »
Camille de Toledo
Le livre de la faim et de la soif
Gallimard, à paraître le 9 février 2017