Michel Chaillou, « Journal »
« Mardi 8 décembre 98
Toujours à la recherche du livre, toujours les mêmes difficultés. J’ai inventé le principe de nonchalance romanesque. Ne pas commencer immédiatement dans une histoire, mais s’en approcher en contant mes humeurs, mes projets. L’approche de l’histoire étant aussi importante que l’histoire, qu’on quitte parfois, qu’on reprend. Dans la clarté des vitres, c’est quelque chose qu’on lit à travers les fenêtres, leur transparence. Voici un début possible :
“Des amis m’avaient dit : « Si tu viens par ici, n’hésite pas à nous appeler. On te recevra avec plaisir. » J’hésitai, la Bretagne m’intimide, particulièrement sa partie nord à l’ouest de Roscoff, devant quoi la Manche elle-même se saborde. Ils insistaient : « Après tout ce n’est pas un si grand détour, toi qui les aimes. » C’est vrai, je ne suis que détours et chemins de rencontre, néanmoins d’avoir au bout du fil en arrière-plan et sans crier gare cette côte des Légendes a de quoi couper le souffle, etc. Je balbutiai que peut-être en effet. Sait-on jamais où l’été vous mène et je m’étais justement réservé quelques jours…”
La nuit tombe, je réfléchis. Parviendrais-je un jour à vraiment romancer cette aventure ? Tout me paraît difficile, le moindre mot que j’inscris sur la page. Et on me croit un écrivain inventif. Renée à Cochin semble aller mieux. Tout à l’heure j’irai attendre Michèle gare des Antipodes*. Je suis le jouet de plusieurs désirs. Un autre début :
“Moi, Jeanne Jeune Andersen, j’aimerais conter du moins au papier ce qui m’arriva. J’ai bientôt de l’âge, soixante en réalité. On me dit encore belle, mais mon nez s’accentue et cette bouche naguère pleine de pourparlers…”
Mercredi 9 décembre 98
Certains ne comprennent pas que s’approcher d’une histoire est presque plus important. Eux s’engagent tout de suite dedans, moi, pour la Clarté je me défends tout de suite d’y tomber. Il y a là tout un art à inventer, ruses et proximités, lointains et artifices. Temps froid, humide. Il est 13h15. »
Michel Chaillou
Journal (1987-2012)
Préface de Jean Védrines
Fayard, 2015
* Surnom donné par Michel Chaillou à la station Boulainvilliers, sur la ligne C du RER, que son épouse empruntait quotidiennement.