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Édition - Page 55

  • Claude Dourguin, « Villes saintes »

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    « Villes protégées, interdites, inaccessibles, villes données,

    offertes quand on prête écoute au chemin et à la voix qui tombe des arbres.

    *

    Enceintes silhouettées entre ciel et colline, bleues, ocres, roses, rouges – bienheureux peintres.

     

    De la dureté à la douceur. Guerriers et rêveurs. Des mathématiques à Dieu. Des chevaliers du Temple à François d’Assise.

     

    Regardez, là-bas, cette échancrure du ciel soudain : c’est elle, la voici.

    *

    On approche de la ville sainte – qui ne le sentirait ? La voie se resserre. Le chemin se raidit, s’escarpe, devient sentier en lacets. Enn deviné, l’ultime rétrécissement de la porte.

     

    Là-bas je serai apaisé

    ma soif sera étanchée

    la fatigue et la poussière du chemin

    s’envoleront

    là-bas je serai nouveau-né

    *

    En quête de l’exigeant refuge, le pas tenace, d’invincible lenteur se concilie une à une les ombres du chemin.

     

    Sentiers accrochés à la montagne. Ravins. Escaliers à anc de précipice, passage en surplomb.
    Au bord du gouffre, la ville, parce qu’elle est la main qui retient d’y tomber ? »

     

    Claude Dourguin

     Villes saintes

     Coll. Vérité intérieure, dirigée par René Daillie

    Solaire/Fédérop, 1987

  • Julien Blaine, « 2013 »

    Parce que je ne puis me décider, puisque reproduire une page, la recopier, serait une ineptie, voici le livre. Il faut se le procurer.

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  • Virginia Woolf, « Sur les inconvénients de ne pas parler français »

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    « On ose à peine le dire, mais c’est vrai : personne ne connaît le français, hors les Français eux-mêmes. Un Anglais sur deux lit le français, ils sont nombreux à le parler, d’aucuns l’écrivent et ils sont quelques-uns à prétendre – et qui les contredirait ? – que c’est la langue de leurs rêves. Mais pour connaître une langue il faut l’avoir oubliée, et c’est là une étape que l’on ne peut atteindre si l’on n’a pas inconsciemment absorbé les mots dès l’enfance. Lorsque nous lisons une langue qui n’est pas la nôtre, notre conscience en éveil attire notre attention sur le chatoiement superficiel des mots, mais jamais elle ne tolère qu’ils s’enfoncent dans cette région de l’esprit où de vieilles habitudes et des instincts enfouis, en les tournant et retournant, leur façonnent un corps bien différent de leur visage. C’est ainsi qu’un étranger possédant ce que l’on appelle une maîtrise parfaite de l’anglais peut écrire un anglais grammatical et un anglais musical – il écrira souvent, en vérité, tel Henry James, un anglais plus raffiné que celui des indigènes – mais jamais un anglais si inconscient que nous y sentions le passé du mot, ses associations, ses attaches. Il y a une bizarrerie dans chacune des pages que Conrad a écrites. Individuellement, les mots sont justes, mais leur assemblage a quelque chose d’incongru.

    Donc, bien que le nombre de livres français lus chaque année par des Anglais soit sans doute très élevé, l’interprétation de ces livres, si on la soumettait aux critiques français, semblerait souvent étrangement loin du compte. De même, il est toujours amusant de voir ce qui plaît au goût français dans la littérature anglaise, ou de recevoir de leurs critiques quelque version étrange, un rien bancale, de réputations anglaises, quelque vision brillante mais fantaisiste du caractère anglais. L’extrême brio des vies de Shelley et de Disraeli racontées par M. Maurois provenait en partie de la nouveauté dont il les dotait. Une nouveauté d’autant plus frappante qu’il y avait là sans doute un grain de vérité masqué par la coutume.

    C’est la nouveauté, et l’étrangeté, et le fait même que nous soyons conscients et non pas inconscients qui font de la lecture de livres français une habitude si répandue chez les Anglais, qui rendent la littérature française si stimulante, si revigorante, si neuve pour nos esprits. »

     

    Virginia Woolf

     Sur les inconvénients de ne pas parler français

     traduit de l’anglais par Christine Le Bœuf

     précédé de Bravez l’interdit par Alberto Manguel

    Coll. Le cabinet de lecture, L’Escampette, 2014

  • Lambert Schlechter, « Je est un pronom sans conséquence »

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    Lors de la remise du prix Batty Weber, 8 octobre 2014
    photo © Sophie Chambard

     

     

    « avec la chemise blanche

    je mets une blanche écharpe

     

    gesticulation pour me protéger

    imparable tactique contre le sort

     

    dans le bleu du ciel rayonne l’astre

    l’univers est serein et impassible

     

    fourmis et abeilles s’affairent

    tout suit inexorablement son cours

     

    je suis un pronom sans conséquence »

     

    Lambert Schlechter

    Je est un pronom sans conséquence

     Phi, 2014

  • Michaël Glück / Susanna Lehtinen, « Mon chien »

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    « Un chien sans laisse toujours traverse les coulisses. Où ai-je lu ce proverbe, pense-t-il ? Je déteste mon chien particulièrement depuis qu’il parle et prétend me dicter ma conduite, depuis qu’il s’est mis en tête et en voix de commenter le moindre de mes gestes, bref depuis qu’il me tient en laisse. Je n’ignore pas que tous les chiens, ou presque, tiennent leur maître (ou leur maîtresse, il ne faut pas écarter cette hypothèse) en laisse, c’est une image convenue et tout autant indiscutable, mais tous les chiens ne parlent pas ou, du moins, n’en font pas comme le mien étalage.

     

    Le problème avec monchien c’est dit-il. Quand dit-il se permet une intrusion entre monchien et moi, quand il s’interpose entre nous, c’est grand vent de panique et de colère, tumulte et rage et je crois bien que l’animal dont les lèvres se retroussent sur des canines menaçantes, oui, je crois bien que l’animal le plus terriant, c’est moi. Dit-il.

    (Sauf que mes canines, dit-il, un autre, c’est une ction, un travail de faussaire, du grand art mais faux et usage de faux.)

    Vous avez vu.

    L’air de rien, hein.

    Sournois dit-il. »

     

     Michaël Glück

     Mon chien

     Illustrations Susanna Lehtinen

    Cousu Main, 2013

    http://susannalehtinen.com/

    http://editionscousumain.blogspot.fr/

  • Antoine Wauters, « Sylvia »

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    « Écrire dis-tu, mais à mi-mots, tout bas, pour qu’entre nous quelque chose soit, quelque chose reste qui, lui, ne mourra pas. Un lien. Une mémoire. Fragile.

    Et chaque mot que j’écris veut ça : que ce qui s’achemine et court ou même le en droite ligne jusqu’à l’évanescence, ne s’efface tout à fait et reste, même gommé, blanchi ou légèrement jauni, à l’intérieur de moi. En moi. Comme odeur qui s’accroche, intacte, à vos vêtements : slips, chapeau, blazer, pantalons et chemises qui, je le crains, niront bientôt dans de grands sacs plastiques à fermeture Éclair, à moins que je ne les porte moi-même – je les porte moi-même.

    Et chaque mot que j’écris – qui me maintient en vie et dans le même temps m’éloigne de la vie – me rapproche de vous. De toi Charles et de ton corps Armand, maintenant plus mince qu’un ballot de paille, un corps de petite lle ou la moitié du mien, corps vivant qui reste là : à moitié inconscient, ottant et ou, perdu et sans mémoire comme sont perdus et sans mémoire tes propres personnages, Sylvia. »

     

    Antoine Wauters

    Sylvia

    Coll. Grands fonds, Cheyne éditeur, 2014

  • Georg Christoph Lichtenberg

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    «  Beaucoup de choses me font mal qui ne font qu’un peu de peine aux autres.

     

    Nos ancêtres avaient de bonnes raisons de créer cet ordre-là et nous avons de bonnes raisons de l’abolir.

     

    Il y a en effet beaucoup de gens qui lisent pour être dispensés de penser.

     

    L’un conçoit l’idée, l’autre la porte sur les fonts baptismaux, le troisième lui fait des enfants, le quatrième lui rend  visite au moment de sa mort et le cinquième l’enterre.

     

    Pour réveiller le système qui dort en chaque homme, rien ne vaut l’écriture. Quiconque a écrit a trouvé qu’elle réveille toujours quelque chose que l’on discernait mal jusque-là bien que cela fût en nous. »

     

     in Jean François Billeter

    Lichtenberg

    Choix et traduction

    Allia, 2014

  • W. G. Sebald / Jan Peter Tripp, « Nul encore n’a dit »

     

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    «  Sende mir bitte

     

    den braunen Mantel 

    aus dem Rheingau

    in welchem ich vormals

    meine Nachtwanderungen

    machte

    * * *

    Envoie-moi s’il-te-plaît

     

    le manteau marron

    du Rheingau

    dans lequel autrefois

    je faisais mes promenades nocturnes »

     

    W. G. Sebald / Jan Peter Tripp

    « Nul encore n’a dit »

    Bilingue, traduit de l’allemand par Patrick Charbonneau

    Préface de Gilles Ortlieb

    Fario, 2014

     

    La gravure de Jan Peter Tripp représente Maurice

    le chien de W. G.  Sebald

  • Guy Walter, « Outre mesure »

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    « Saint Clément rapporte – et le récit s’en trouve au livre iv de l’Histoire ecclésiastique – qu’un jour l’apôtre convertit un jeune homme beau et violent. Cette phrase de la Légende dorée m’incline à regarder avec elle la toile de Francesco Furini, Saint Jean L’Évangéliste.

    Le jeune homme, c’est vrai, est beau et violent, toujours (je le sais d’expérience, par blessures attribuées et reçues) y compris le plus doux, et les mots qu’il prononce ont souvent le tranchant d’un couteau ou peut-être les paroles prononcées ont-elles, quelles qu’elles soient, ce pouvoir élémentaire de couper, par qualité intrinsèque de section, miracle d’organisation, esprit de justice, et rien n’y fait pas même l’amour, le sexe peut-être.

    Ainsi la parole a-t-elle toujours le pouvoir de nous couper à minima en deux, intérieur extérieur, nous sauvant ainsi de la folie première, du risque de nous confondre au monde ou à nous-mêmes à moins qu’elle ne revienne, esprit de grâce, pourtour de sainteté, peindre en nous l’image qu’elle nous propose, donnant ainsi au peintre, qui devient alors un parolier de peinture, la force improbable et sereine de ne nous séparer ni du monde ni de nous-mêmes sans pour autant nous jeter dans la noirceur muette, le fond de folie, l’obscurité obscure, le tremblement sauf que parfois nous sommes au bord et qu’il s’en faut de peu.

    Ainsi quand la parole du parolier peint une image, la peint-elle à l’intérieur de nous-mêmes, sur fond de folie avec son bord de noirceur, son tremblement, son peu s’en faut et c’est le miracle de la peinture que de nous le faire voir à l’extérieur, sur le mur. 

    Ainsi le coude proposé de saint Jean l’Évangéliste peint-il à l’intérieur de nous-mêmes le coude, et la toile que je regarde, ainsi la regardé-je à l’intérieur de moi-même quand je la vois aussi devant moi peinte sur son fond de folie, bords de tremblement. »

     

     Guy Walter

    Outre mesure

    Verdier, 2014

     

    Saint Jean l’Évangéliste de Francesco Furini (Florence 1603-1646) est au musée des beaux-arts de Lyon

  • Bernard Ruhaud, « L’inoubli »

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    « Elle était belle, je crois. Sur les photos je la vois fine, élégante, en dépit de moyens modestes et des problèmes de vue qui la contraignaient à porter en permanence de fortes lunettes. Je me la représente avec un genre et une simplicité qui me plaisent chez les femmes en général. Qui sait si je n’en serais pas tombé amoureux moi aussi. Je n’avais pas neuf ans quand elle est morte et je ne pense pas avoir vécu assez longtemps auprès d’elle pour refouler tout à fait des fantasmes incestueux. Je ne l’ai jamais vu nue, ou je ne me souviens plus. Mais je le regrette. Le seul bénéfice produit par son décès prématuré, si c’en est un, c’est d’être morte encore belle. Et l’amour dont mon père l’a entourée quand ils se sont connus et jusqu’à sa fin est probablement la meilleure chose qui lui soit arrivée dans sa courte existence.

    Je ne l’ai pas vu nue, par contre je l’ai vue pleurer, pleurer désespérément lorsqu’elle reprochait à mon père une incartade dont pourtant il se défendait, pleurer quand pour m’amuser je me cachais et qu’après m’avoir longtemps cherché, appelé, elle ne me trouvait toujours pas, pleurer doucement tout en continuant à s’activer dans la maison, pour rien semblait-il, et cela me bouleversait mais je n’osais m’immiscer dans ces intimes et profondes tristesses qui la saisissaient parfois brusquement. »

     

     Bernard Ruhaud

     L’Inoubli, suivi d’un Épilogue

     L’Escampette, 2014

  • Luba Jurgenson, « Au lieu du péril »

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    « Les mots qui vivent tellement plus longtemps que nous, qui voient se succéder tant de générations, les mots qui vieillissent en beauté et, une fois morts, ressuscitent sous une autre apparence, qui survivent avec des organes en moins ou en plus, qui voient leur corps se transformer, se déformer, muer, qui perdent des bouts lors de réformes d’orthographe, les mots qui se font écorcher vifs, qui se font torturer, ou au contraire glorier et porter sur les slogans, les mots qui sont les témoins les plus dèles et les plus indèles de l’histoire humaine, se font toujours ramener à leur origine par des savants qui veulent leur faire dire ce qu’ils ont été au moment de leur apparition parce qu’ils croient à la vérité de l’origine. Les mots doivent toujours présenter leur acte de naissance alors que celle-ci se perd dans la nuit des temps. Mais le bilingue sait, pour s’être penché dessus, que leur berceau est vide, que l’origine a été dérobée par des gens du voyage – partie sur les routes, l’origine, pour mendier, recueillir des nourritures de hasard. »

     

     Luba Jurgenson
    Au lieu du péril
    Verdier, 2014

  • Brigitte Palaggi & Olivier Domerg, « Fragments d’un mont-monde »

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    « Désécrire le poème quand il vient. Jalonner son chantier d’inscriptions citations injures ou de formules prétendument définitives. Vouloir que Manse soir le lieu d’une bataille au long cours, d’une empoignade, d’un règlement de conte poétique et alpin. Et, chaque matin, à heure dite, se retrouver sur le pré, pour, dans l’intervalle et dans l’amble du présent, enregistrer tout ce qui survient, séance tenante, fragments de temps, bribes de chant, pans de mont et de monde. Pour consigner l’inconsignable, stigmates du sol, mouvements invisibles, géologies intérieures, pluralité (rurale) du réel, de même que cet “infini détail du fini”.

     

    Faire syntaxe de tout.

     

    Perpétrer quelques exactions, chutes de registres ou fautes de goût, au passage. Se comporter comme un maladroit, un persifleur, un soudard, un grossier personnage. Pousser la poésie à la faute, à la sortie de piste ou de virage. L’envoyer sur les rosses, plutôt que sur les roses. L’acculer dans ses ultimes ressources et retranchements. Lui faire la misère : entourloupes, pied de nez, croche-pattes ; la mettre en cause et en doute ; lui tendre sans cesse des embuscades, dans ce défilé repéré, hier encore, par exemple, au bas de la crevasse, au pied du Puy immense, au seuil de sa très lente hémorragie, dans son repli le plus intime, le plus interne, comme au plus près de la masse. »

     

     Brigitte Palaggi & Olivier Domerg

    Fragments d’un mont-monde

    Autres et pareils / Le bleu du ciel, 2013

    http://autresetpareils.free.fr/index.htm