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Je déballe ma bibliothèque - Page 12

  • Hilda Doolittle, « Le don »

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    DR

     

    « Au lieu de perles — d’un fermail ouvragé —

    d’un bracelet — accepteras-tu ceci ?

    Tu sais ce qui est écrit —

    tu vas sursauter, t’étonner :

    que reste-t-il, quelle formule

    après la nuit ? Ceci :

     

    Le monde est encore vierge pour toi,

    tu espères, tu attends —

    tu es comme les enfants,

    tu hantes tes propres pas,

    pour grappiller ici ou là — peigne

    qui aurait glissé,

    gland doré, effiloché,

    arraché à ton écharpe,

    tortillonné entre tes doigts si fins,

    échappé dans la rue —

    fleur déchue.

     

    Ne me crois pas si candide,

    moi qui ai tenté de te retenir

    au moment où le gosse dans la rue se jetait

    sur les perles que tu avais semées

    ce jour-là (il faisait chaud)

    quand ton collier s’est cassé.

     

    Ne va pas rêver que je parle

    comme une qui serait frustrée de plaisir,

    une malade, qui tremblerait à chaque battement de cœur,

    paralysée, tendue à lâcher prise,

    et qui dit, à bout de souffle :

    ces poires mûres

    sont trop amères au goût,

    ce vin est trafiqué, il pique —poison.

    Je ne marche pas —

    qui marcherait ?

    La vie est un trou de bousier — je fuis —

    moi, je la rejette,

    moi qui gis étendue sur cette couche.

     

    Ton jardin tombait en pente vers la mer,

    le myrte recouvrait les allées,

    ambre et miel tachaient d’or chaque feuille,

    la tête du lys-citron —

    une parmi les autres, en nombre —

    pesait de tout son poids — toute douceur.

     

    Le cerfeuil odorant

    s’étendait au bas du talus,

    les violettes striaient l’herbe

    de rayures noires.

     

    La maison, elle aussi, était ainsi,

    sur-fardée, sur-séduisante —

    c’est le monde qui est ainsi.

     

    Nuits sans sommeil,

    je me souviens des initiés,

    de leurs gestes, de leur regard paisible.

    J’ai appris qu’en extase,

    durant leur vision, ils parlent

    avec une autre race d’êtres,

    plus beaux, plus forts que ceux-ci.

    J’en rirais presque —

    plus beaux, plus forts ?

     

    Peut-être qu’une autre vie fait

    toujours contraste avec celle-ci.

    Raisonnons :

    j’ai vécu comme eux vivent

    dans le secret de leurs rites —

    ils subissent une grande tension nerveuse

    pendant le déroulement du rituel.

    Moi, c’est sans cesse que je souffre —

    les jours passent, tous semblables,

    comme une torture — épuisants.

     

    C’est ce que j’avais oublié la nuit dernière :

    tu n’es certes pas à blâmer,

    il n’y a là rien de ta faute ;

    comme à une enfant, une fleur — toute fleur

    m’a déchiré le cœur —

    chicorée des près, herbe commune,

    fantôme de pétale, teinte de fleur

    inattendue, l’hiver, sur une branche.

     

    Raisonnons :

    une autre vie possède ce qui manque à celle-ci,

    une mer sans marées, sans mouvement —

    qui ne nous force nullement

    à nous hausser jusqu’à elle, à suivre son rythme —

    une bande de sable,

    sans jardin au-delà, qui étouffe

    de l’odeur de ses cerfeuils —

    un coteau recouvert non de violettes noires

    mais de pierres, de rochers nus,

    d’arbres nains, tordus, sans beauté

    qui fasse distraction — qui presse

    folie sur folie.

     

    Un lieu tranquille, voilà tout,

    et peut-être quelque horreur aussi,

    quelque hideur pour frapper la beauté

    d’un sceau, d’un signe — impossible à changer —

    sur nos cœurs.

     

    Je n’envoie pas de collier de perles,

    pas de bracelet — accepte ce seul cadeau-ci. »

     

    Hilda Doolittle

    Le jardin près de la mer (1916)

    Traduit de l’anglais et présenté par Jean-Paul Auxeméry

    Orphée / La différence, 1992

  • Louis-René des Forêts, « Ostinato »

     

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    DR

     

    « Le gris argent du matin, l’architecture des arbres perdus dans l’essaim de leurs feuilles.

    Le parcours du soleil, son apogée, son déclin triomphal.

    La colère des tempêtes, la pluie chaude qui saute de pierre en pierre et parfume les prairies.

    Le rire des enfants déboulant sur la meule ou jouant le soir autour d’une bougie à garder leur paume ouverte le plus longtemps sur la flamme.

    Les craquements nocturnes de la peur.

    Le goût des mûres cueillies au fourré où l’on se cache et qui fondent en eaux noires aux deux coins de la bouche.

    La rude voix de l’océan étouffé par la hauteur des murailles.

    Les caresses pénétrantes qui flattent l’enfance sans entamer sa candeur.

    La rigueur monastique, les cérémonies harassantes que les bouches façonnées aux vocables latins enveloppent dans l’exultation des liturgies pour célébrer la formidable absence du maître souverain.

    Les grands jeux dits innocents où les corps se chevauchent dans la poussière avec un trouble plaisir. Les épreuves du jeune orgueil frémissant à l’insulte et aux railleries.

    Le bel été qui tient les bêtes en arrêt et l’adolescent comme un vagabond assoupi sur la pierre.

    Le pieux mensonge filial à celle dont le cœur ne vit que d’inquiétude.

    Le vin lourd de la mélancolie, le premier éclat de la douleur, l’écharde du repentir.

    Les fêtes intimes d’une amitié éprise du même langage, la marche côte à côte sur le sentier des étangs où chacun suspend son pas aux rumeurs amoureuses des oiseaux.

    La fausse guerre dans les cavernes et la neige de Lorraine. Le désastre public sanctionné par l’ignorance, l’avilissement, les aberrations de l’esprit, les discordes, tous les décrets et spoliations qui préparent aux grands ouvrages de la mort.

    L’attente du petit jour, l’ivresse d’avoir peur, les risques encourus aux clairières à franchir d’une foulée haletante.

    La fille pendue à la cloche comme un églantier dans le ruissellement de sa robe nuptiale, le feu pervenche de ses prunelles.

    Le cri émerveillé des naissances. La riante turbulence des oisillons qui s’éveillent et s’abandonnent au vertige encore inouï de la langue.

     

    La foudre meurtrière.

    L’enfant si belle couchée dans la chaleur blanche.

    Le temps qui les en éloigne cruellement sans desserrer la souffrance.

    Les nuits de mauvais sommeil, la parole perdue, son dépôt amer. Les pages embrasées par liasses comme on se dépouille d’un habit impur.

    Le coude-à-coude serré dans l’abandon au rêve d’un renouveau qui abolirait les distances.

    Tout ce qui ne peut se dire qu’au moyen du silence, et la musique, cette musique des violons et des voix venues de si haut qu’on oublie qu’elles ne sont pas éternelles.

    Il y a ce que nul n’a vu ni connu sauf celui qui cherche dans le tourment des mots à traduire le secret que sa mémoire lui refuse.

     

    Mais quand le tour est joué, faut-il en appeler à l’ancienne vie, réinventer son théâtre étonnant, avec ses cris, ses sauvages blessures, ses folies et ses larmes, si c’est pour n’y faire figurer que cette seule ombre tout occupée par le souci de la mort à inscrire son nom sur un tas de déchets hors d’usage ? Vieilleries, vieilleries ! Mettez le feu au décor, réduisez ce décor en cendres, foulez cette cendre avec la même indifférence que la terre qui n’est qu’un charnier où le bruit de nos pas sonne aussi creux que les os des morts.

     

    – Tout ceci n’est donc qu’une fantasmagorie ! Il faut tout brûler ?

    – Laissez. Le temps s’en chargera. »

     

    Louis-René des Forêts

    Ostinato

    Mercure de France, 1997

  • Giuseppe Ungaretti, « Trois poèmes de “Dialogue” »

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    DR

     

    « Don

    Dors à présent, cœur inquiet,

    Dors à présent, va, dors.

     

    Dors, l’hiver

    T’a envahi, menace,

    Crie : “Je te tuerai,

    Tu n’auras plus sommeil.”

     

    Ma bouche, dis-tu, donne

    Paix à ton cœur,

    Dors, dors en paix,

    Écoute, va, ton amoureuse

    Pour triompher de la mort, cœur inquiet.

     

     Tu as vu dans mes yeux

     

    Tu prêtes à l’horrible solitude

    Pouvoir de courir au Jardin,

    Généreux amour.

     

    Tu as vu dans mes yeux s’éteindre

    L’amassement de tant de souvenirs

    Chaque jour plus féroces,

    Et un seul souvenir

     

    Prendre forme soudain.

    Ton âme l’a enfermé dans mon cœur

    Et je suis né de nouveau.

     

    À l’épouvante de la solitude

    Tu offres le miracle de ces libres jours.

     

    Guéris-moi de l’âge, donatrice enfant.

     

     

    L’éclair de la bouche

     

    Des milliers d’hommes avant moi,

    Même plus que moi chargés d’âge,

    Mortellement furent blessés

    Par l’éclair d’une bouche.

     

    Ce n’est pas une raison

    Qui apaise la douleur.

     

    Mais qu’avec compassion tu me regardes

    Et parles, un chant commence,

    J’oublie que la blessure brûle. »

                   1966-1968, Traduction : Philippe Jaccottet

     

    Giuseppe Ungaretti

    Vie d’un homme – Poésie 1914-1970

    Traduit de l’italien par Philippe Jaccottet, Pierre Jean Jouve, Jean Lescure, André Pieyre de Mandiargues, Francis Ponge et Armand Robin

    Préface de Philippe Jaccotet,

    Éditions de Minuit/Gallimard, 1973

  • Herberto Helder, « Du monde »

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    DR

     

    « Celui qui atteint son poème par ce que les poèmes ont de plus haut,

    touche au lieu où c’en est fini du monde : je ne le veux pas

    pour le charme, ou l’erreur, dit-il,

    je le veux pour l’étoile plénière qui existe à certains endroits de certains poèmes

    abrupts, sans indication d’auteur.

    Il y découvrit ce que tout cela contenait

    d’âpreté :

    plutonium, l’abîme.

    La lune travaillait à la vitesse de la splendeur.

    Les clous vivants au-dedans de la tête, je sais.

    Un vase fait sur le vif, soufflé chaud, dit-il, je sais.

    Le système du son au plus secret du poème à jamais,

    poème intact, de

    musique et

    d’exaltation.

    Où se trouve pour le délire, dans la partie

    haute, dévorée par l’or, la partie inhospitalière.

    Hanté aussi par le plus simple :

    quantité et fraîcheur, un exemple :

    les fruits enivrent.

    Quelqu’un a dit : l’étoile absolue a pénétré ta douceur.

    De traverse en traverse d’os – parce que tu étais vierge – alors elle te transmua,

    fils.

    La bouche meurtrie par l’air inspiré, l’air expiré.

    Brûlé là où la chair se ferme, ou bien ouvert peut-on

    dire

    comme un trou de matière maternelle.

    Un âpre tas de sacs en haut :

    des sacs brillants, des sacs de sang amarré.

    ————

     

    Miroir qui regarde un miroir : image

    arrachant à l’image, oh

    merveille de sa profondeur même, l’eau vive

    que son œuvre enchâsse, lumière tissée

    pour qu’on voie la lumière.

    ————

     

    Œuvre à cette chose ancienne tandis que le monde marche

    sur son centre,

    comme si chaque point de ton ouvrage formait le cœur du monde. »

     

    Herberto Helder

    « Du monde » – 1994

    in Le poème continu – 1961-2008

    Traduit du portugais par Magali Montagné et Max de Carvalho

    Préface de Patrick Quillier

    Chandeigne, 2002, réédition, Poésie / Gallimard, 2010

  • Jean-Jacques Viton, « Je voulais m’en aller mais je n’ai pas bougé »

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    DR

      

    « XXII

     

    un matin   dans le bas d’un rideau de fenêtre

    en travers   dans les plis   un visage brûlé

    plein d’épaisseurs   il soutient le regard

     

    observé d’un lit   le visage change

    les plis du rideau deviennent simples

    difficile de retrouver la forme

    ce n’est plus un visage   on peut chercher

    dans l’obscur   le clair   le gris

    quelques angles   une ressemblance improbable

     

    écarter les murs comme des feuilles les repousser

    pour espérer agrandir l’espace mal composé

     

    des rayons de phares se déplacent au plafond

    poursuivis par une troupe de taches sombres

    ce sont cinq cents chiens sauvages

    un gros chiffre   ils bougent dans un galop ralenti

    ils suivent une piste déterminée

    maintiennent le principe du tout droit

    rien n’est décelable en face mais ils passent

     

    c’est un chemin liquide   un ciel qui coule

    on ne comprend pas de quel côté

    il traverse des vides et des volumes

    nombreuses surfaces coloriées sans origine

     

    quand il y a du brouillard les maisons sont en paix

    dans le brouillard une maison est une maison

    ce sont des aspects ou des constellations

    des constellations déterminées par le temps

     

    on invente tout   avec le tout qui existe

    on ne sait jamais au juste ce qu’on pense

     

    où est le vieux vagabond de la Divine Comédie

    où est le vieil homme qui traversait Philadelphie

    avec trois rouleaux sous le bras

    où est le vagabond étrange qui marchait sur l’eau

    où est le vieux vagabond qui allait dans les montagnes

    les poches pleines de morceaux de pain

    qu’il trempait dans des ruisseaux

    où est le vagabond noir dernier vestige de Bruegel

    personne ne sait ce qu’il a dans son sac

     

    où est Essenine qui profita de la révolution russe

    pour courir dans les villages arriérés de la Russie

    en buvant du jus de pommes de terre

    qui songe en admirant le Jardin de l’Amour de Lahore

    à la terrifiante dévastation d’Hiroshima

    où sont les crocodiles qui brûlent les arbres avec leur urine

     

    ce sont de fausses routes   une idée de frontières

    c’est une invention   on peut y circuler

     

    microraptor précurseur de six centimètres

    avait des pattes antérieures plumées

     

    était-ce un parachute pour les trous forestiers

    ou des ailes qui battaient pour propulser

    l’ancêtre de l’avion   cet oiseau aquatique

    dormait à la dérive bec dans la poitrine

     

    rien ne colle   ne veut pas dire   rien ne va

    on entre dans le présent   c’est un état

    il nous entraîne là où nous ne devions pas aller

     

    la Rift Valley vue de satellite

    les Orgues de la chaussée des Géants

    la Taïga dans la région de la Kolyma

     

    c’est une invention on peut y circuler

     

    sommes-nous sûrs d’avoir un visage »

     

    Jean-Jacques Viton

    Je voulais m’en aller mais je n’ai pas bougé

    P.O.L, 2008

    http://www.pol-editeur.com/index.php?spec=auteur&numpage=12&numrub=3&numcateg=2&numsscateg=&lg=fr&numauteur=198

  • Bernard Delvaille, « Blanche est l’écharpe d’Yseut »

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    « À Tintagel

    les roses meurent aussi

    Un pan de mur

    un papier de soleil

    quelques mètres carrés de neige

    et ce ciel bleu

    quand il rentre au matin

    avec sur lui

    une odeur de garçon

    Il oublie tout

    né il y a trop longtemps

    Il a froid

    les anges sont blessés

    Ses lèvres sont deux oiseaux

    Le mort

    qui par sa bouche

    du foutre jette encore

    c’est lui

    Des bruits sourds

    dans la nuit

    martèlent son cerveau

    Il s’endort la main

    sur la couverture glacée du livre

    prêtant serment

    et les draps froids

    sont le linceul

    préparé pour l’absence

    qui est séparation

    comme fleur coupée

    en vase

    au vol des guêpes

    funéraires

    Mais où dis-tu

    qu’il s’est enfui

    a-t-il respiré

    l’odeur des feuilles

    l’appel du matin

    quand l’enfance qui n’est pas

    ne sera jamais

    quand tout serait à naître

    mais s’écroule comme

    sous le poids du lierre

    le mur

    Les dieux peut-être

    les avaient

    l’un à l’autre promis

    Désormais

    que savent-ils

    de ce sommeil interrompu

    de ces falaises de la chair

    d’où l’on se jette

    à l’aube

    mordant les draps les lèvres

    léchant sur le ventre de l’autre

    le sperme de l’enfance

    miel dont se nourrissent

    ceux qui ne naîtront pas

    Que savent-ils de cet instant

    où tout se brise où tout

    se donne en glace

    au jeu du soi et du non-soi

    À être un seul

    en deux visages

    sur les flots

    à ne savoir quel est le vrai

    on invente ses blessures

    ses travestis

    Quand vient le bal

    on n’est plus deux

    mais un motard

    aux lèvres peintes

    assassin aux yeux faits

    vidant sa vie tel un moteur

    avant le gel

    Et cet enfant

    qui n’est pas né

    ce frère en l’herbe chaude

    est-ce à toi qu’il eût ressemblé

    est-ce à moi

    Je l’entends dans la nuit

    qui marche

    et me retourne

    quand son pas cherche

    à me rejoindre

    C’est le poids de mon ombre

    cet enfant dont les yeux

    ne se sont pas ouverts

    qui n’eut pour toute chambre

    qu’un ventre de chair et de sang

    et un tombeau

    Ô laissez-moi je vous en prie

    lui tendre le premier rameau

    d’aubépine

    et partir avec lui

    avec toi dans la nuit

    des eaux vives

    brisé

    fidèle à cette image

    inconnue

    est-il toi

    es-tu lui

    et

    moi

    toi

    nul ce chemin

    qui longe la mer

    interlocutrice

    dans les ajoncs

    Sais-je

    ce que de moi il attendait

    de celui qui

    à sa place

    vivrait

    qu’il ne connaîtrait pas

    Vacant

    d’inusité

    dans l’aurore glacée

    attendre

    attendre encore

    la barque

    qui le ramènerait

    si »

     

    Bernard Delvaille

    Blanche est l’écharpe d’Yseut

    Les Cahiers des brisants, 1980

    réédition in Poëmes (1951-1981), Seghers, 1982

  • Liliane Giraudon, « Fonction Meyerhold »

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    © Marc-Antoine Serra

     

    « que bois-tu que fumes-tu

    mangez-vous du caviar     des aubergines

    j’ai épluché pour toi une orange

               appelée sanguine les tranches

    je les ai disposées sur une petite

               soucoupe blanche

     

              ça te rafraîchira »

     

    Liliane Giraudon

    Le travail de la viande

    P.O.L, 2019

    http://www.pol-editeur.com/index.php?spec=livre&ISBN=978-2-8180-4796-5

  • Ariel Spiegler, « Tu es chaud et parfumé »

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    DR

     

    « Tu es chaud et parfumé ;

    tu dors dans tes rêves.

    Tu es magnifique, mon grand ami.

    Tu as fait de ma vie un jardin,

    de mon réveil une valise

    pour des vacances au bord de l’Océan.

    Tu as bien voulu attendre à la porte

    et apprendre le morse

    pour que je te comprenne.

    Bientôt tu reviendras, tu sonneras,

    je t’ouvrirai, je te verrai

    je te toucherai, je te retiendrai,

    je t’exaspérerai de caresses

    et il y aura moins de petits poissons dans la mer,

    comme chantait cet homme étrange

    à la voix pleine de terre,

    que de petits baisers sur ta bouche.

    Et je t’emmènerai au pays où je suis née

    pour que tu y manges du maïs et des mangues.

    Je te montrerai ces drôles de perroquets verts

    qui se balancent amoureux,

    tous les soirs dans les branches. »

    Ariel Spiegler

    Jardinier

    Gallimard, 2019

  • Emmanuel Hocquard, « Élégie 5 – IV »

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    © : Claude Royet-Journoud

      

    « Pour toute chose, nous eûmes les mêmes yeux :

       le jardin d’autrefois et celui d’aujourd’hui,

       le jardin immobile.

    Nous avançâmes au milieu de ce qui porte un nom

       et que nous avions appris à nommer ;

    Nous progressâmes dans les livres

       au milieu de ce que nous apprenions,

    L’arbre vivant et l’arbre mort au même titre,

       songeant peut-être qu’une telle coïncidence

    Ne durerait pas toujours car sa croissance serait sa mort

       et la pensée du modèle sa fin.

       Notre amour n’eut pas d’autres lieux

    Qu’une succession de regards sur des lieux de fortune,

       morceaux de choix ravis aux circonstances,

    Une alternance de mémoire et d’oubli pour les choses connues  

       et puis l’indifférence aux choses sues.

     

    Le temps de l’amour fut cette suspension du temps de tous les jours,

       une brèche délibérée dans le temps des paroles.

    Et là nous ressentîmes ce que d’autres à notre place

       auraient également éprouvé,

    Un contentement certain, quoique tempéré,

       d’être parvenus là où nous étions parvenus

    Et déjà pourtant le vague désir de nous en retourner,

    Une telle coïncidence ne pouvant pas durer

       puisque sa croissance serait sans fin. »

     

    Emmanuel Hocquard

    Les élégies

    P.O.L, 1990

  • Sergueï Essénine, « Je suis toujours le même »

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    « Je suis toujours le même.

    J’ai toujours le même cœur.

    Tels des bleuets dans le seigle,

    Mes yeux fleurissent sur mon visage.

    Déployant la belle nappe de mes vers,

    Je veux vous dire quelque chose de doux.

     

    Bonne nuit !

    Bonne nuit à tous !

    Dans l’herbe du crépuscule,

    La faux s’est tue.

    Aujourd’hui j’ai très envie

    À ma fenêtre de pisser sur la lune.

     

    C’est une telle lumière bleue !

    Dans ce bleu même on mourrait sans peine.

    Tant pis si je ressemble à un cynique,

    Une lanterne accrochée au derrière !

    Vieux et bon Pégase fourbu,

    Ai-je besoin de ton trot mollasson ?

    Je suis venu comme un maître sévère,

    Chanter et glorifier les rats.

    Ma caboche est comme l’août,

    Elle répand le vin écumeux de mes cheveux.

     

    Je veux être une voile jaune

    Dans ce pays où nous voguons. »

                                                                Novembre 1920

     

    Sergueï Essénine

    Poèmes 1910-1925

    Bilingue

    Traduction du russe et postface de Christian Mouze

    Avant-propos : Mots pour Sergueï Essènine (Poèmes) par Olivier Gallon

    La Barque, 2015

    https://www.labarque.fr/livres09.html

  • Emily Jane Brontë, « Il devrait n’être point de désespoir pour toi »

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    « Il devrait n’être point de désespoir pour toi

    Tant que brûlent la nuit les étoiles,

    Tant que le soir répand sa rosée silencieuse,

    Que le soleil dore le matin.

     

    Il devrait n’être point de désespoir, même si les larmes

    Ruissellent comme une rivière :

    Les plus chères de tes années ne sont-elles pas

    Autour de ton cœur à jamais ?

     

    Ceux-ci pleurent, tu pleures, il doit en être ainsi ;

    Les vents soupirent comme tu soupires,

    Et l’Hiver en flocons déverse son chagrin

    Là où gisent les feuilles d’automne.

     

    Pourtant elles revivent, et de leur sort ton sort

    Ne saurait être séparé :

    Poursuis donc ton voyage, sinon ravi de joie,

    Du moins jamais le cœur brisé. »

                                                                                  Novembre 1839

     

    Emily Jane Brontë

    Poèmes

    Choisis et traduits d’après la leçon des manuscrits par Pierre Leyris

    Gallimard, 1963

  • Joë Bousquet, « Isel »

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    DR

     

    « Vous serez reine, Isel.

    Seule, oubliée et triste. Vous avez, chaque jour, ajouté une fleur à un bouquet de roses blanches. Un chagrin plus seul, plus grand, plus oublié que le vôtre attendait l’aumône de ce bouquet.

     

    Les mêmes faits qui nous enveloppaient jadis sans se découvrir, parce que nous aimons, soudain, nous abordent par une autre voie, ils ont une façon nouvelle de nous engager dans ce que nous sommes.

    Ceci m’apparaît, m’apprenant mille choses, m’imposant mille exigences. Rien n’a plus le même sens. Chaque fait achève ma vie et la commence. Où il s’est produit, il n’existait qu’en écho, attendant que tous les éléments de mon corps s’étreignent mutuellement en le nommant.

    Pendant que nos yeux nous voient, sage, immobile, au bout d’un regard qui se veut indifférent, toute la nuit pourpre qui m’habite se change en vous pour se dévêtir derrière mon cœur, et il me semble qu’aveugle et léger comme mon souffle, je traverse toute la pierre verte et deviens la lueur dont vous faites votre image.

    …Toute votre enfance est restée dans la fraîcheur exquise de votre chair. Je voudrais l’y saisir des yeux à la dimension d’une fleur, et, par une action aussi lente que celle du soleil de mai, l’épanouir ; la grandir, courber votre corps à sa rencontre, jusqu’à réunir sur vous cette transparence d’aube et de rosée, tout ce qui évoque une femme, tout ce qui évoque un enfant. Ce doit être le moyen d’élever un corps au-dessus du temps écoulé, comme une étoile, et entrer vivant dans l’oubli des ombres. Se faire, dans un corps que la naïveté de son attitude illumine, l’ombre de celui que l’on porte au-dedans de soi.

    Je veux aider le temps à m’apporter celle que vous devenez. Parlez-moi de l’avenir, donnez-moi le moyen de l’appeler en imagination, sur nous. Je veux penser les mois, les semaines, les jours, avant de penser les instants, déshabiller le temps sur la nudité de la nuit qui nous verra…

     

    J’ai voulu que ma vie devienne mon être de chair et qu’elle se sensualise sans se viriliser.

    Entre mon amour et Isel il n’y a pas de place pour mon corps. Elle redevient une enfant pour me donner les yeux qui la voient ailleurs. Je voudrais que tout mon être ne fut dans tous ses actes d’autrefois et de demain que la grâce de s’entrepénétrer et la beauté hors vie de son corps en même temps que sa douce présence où s’entrouvrent mes lèvres.

    On apprend à être poète, comme on apprend la musique… En s’éloignant intérieurement de chaque mot, jusqu’à y voir le son et la couleur dans l’instant qu’ils s’y épousent. Je veux que son langage lui devienne un instrument pour sensibiliser les choses et pour s’en affranchir. Alors nous serons ensemble, toujours. Le mot attendre ne signifiera plus rien. Car le réel ne s’accroît pas, ne diminue pas, ne se divise pas. Un geste, un regard, élevés jusqu’à un mort d’invention deviennent des cimes, et il n’est rien, alors, dans un jour, un an, dont ils ne soient les sommets.

    Je t’apprendrai à aimer la vie qui est l’amour d’elle, à se faire le cœur de l’amour qui a sa beauté pour image. Elle est l’ombre et le chant d’un pin que je vois grandir : G., mon sourire enfant.

     

    Elle m’apportera des heures qui ne finiront pas. »

     

    Joë Bousquet

    « Lettres à Isel » in Isel

    Rougerie, 1979