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  • Marie-Hélène Lafon, « Abécédaire » (Compagnies de Mathieu Riboulet)

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    [Extraits]

     

    « Ardent. — Il le fut. Il l’était. Il l’est. Il le demeure. Dans les livres. Dans les images, dans les films, sur les écrans. Dans nos vies.

     

    Désir. — Et il habite le désir comme un pays.

     

    Or.Or il parlait du sanctuaire de son corps.

    C’est un titre.

    C’est le sujet.

     

    Politique. — Je voudrais écrire, il faudrait écrire, son vertige, le vertige essentiel du politique ; sans doute a-t-il toujours déjà été là ; c’est un rapport au monde et une rage d’être ; mais, au lieu de s’éliminer en lui avec les années, la quinquagéniture, et l’abrasion des jours ordinaires, le vertige est monté en houle profonde pour tendre la phrase et bander l’arc du texte, et, surtout de plus en plus puissamment, des textes publiés depuis 2008 chez Verdier. Rien de dogmatique, pas d’envolées rhétoriques ni de leçon de bien pensance confortable ; des noms exhumés, la litanie des morts, des tués, des rabotés, des laissés sur le carreau de l’histoire, des histoires, les petites, la grande, les minuscules, la majuscule ; des noms, des dates, des gestes, des faits, des chemins frayés, inventés, taillés à la machette dans le maquis des choses, de toutes les choses, les brûlantes, les écorchées, les sanglantes, les douces, les tendres, les désirées, les douloureuses qu’il empoigne, qu’il envisage. Le visage du monde, sa gueule tordue, bouleversante, irrésistible, et l’élégance sauvage de Mathieu Riboulet, les deux, en face à face, dans les livres et dans la vie, c’est ce qu’il faudrait saisir, écrire, sans rien caricaturer, sans rien figer, dans la gélatine froide de la glose. C’est un geste impossible, une ligne d’horizon qui, toujours, se dérobe.

     

    Syntaxe. — J’hésite ; il y aurait Secret ; il y aurait Sœur.

    Syntaxe l’emporte.

    La syntaxe emporte tout ; l’étrave de la phrase charrie tout, les sœurs, les secrets, les silences, les solitudes, les familles, les vertiges, les sommets, les saisons, Berlin, Berlin, des peintures, Thucydide et les autobus de banlieue. La phrase est une architecture. Elle donne forme au chaos. Elle rend grâce. Elle fait joie. Elle s’encolère, elle s’enrage, elle se tient toujours, elle tient. Elle est savante et puissante. Elle sinue sans barguigner. Elle y va, elle s’enfonce, elle s’y colle, elle ne mégote pas, elle ne perd pas le nord, de virgule en virgule, et encore et encore. Elle ose les deux points, carrément, la parenthèse, les tirets, les relatives, les complétives carabinées, les adjectifs ébouriffés et suspendus, résignées et patientes, tremblants mais rigoureux et fins.

    Elle ose. Il ose.

     

    Tendre. — Tendre la phrase. Un geste politique. Un geste poétique.

    Je l’ai dit, j’insiste.

    Tendre éperdument, dans tous les sens, et pour les siècles des siècles. Nuques fraîches, épaules nues, et pivoines à cœur. »

     

    Marie-Hélène Lafon

    Abécédaire

    in « Compagnies de Mathieu Riboulet »

    Verdier, 2020

    https://editions-verdier.fr/livre/compagnies-de-mathieu-riboulet/

  • Mareille Macé, « Ce besoin d’installer sur terre ce que l’on a rêvé. “Compagnies de Mathieu Riboulet” »

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    « Encore. Voilà un mot plein de ressources ; on pourrait dire que c’est le temps lui-même, le temps de la vie même : il désigne ce qui a tenu jusqu’à maintenant, et ce qui se soulève de nouveau, ce qui aura toujours à se soulever de nouveau. “Encore”, cela veut dire que ça aura tenu jusqu’à cette heure : la vie se sera poussée en nous “comme un vaillant petit cortège”, la vie aura tenu jusqu’à maintenant, la vie se sera éprouvée en nous jusqu’à maintenant, la vie qu’on n’abat pas. Mais cela veut dire aussi qu’on n’a jamais vécu une bonne fois pour toutes ; que toujours ça se resoulève, ça doit se resoulever, se remettre en selle. De nouveau. Allez ! encore une fois. “Encore” est certes le mot de la lassitude : et allez, encore ! C’est le mot de la fatigue à recommencer, à avoir à recommencer. Travailler encore, supporter encore l’avalanche des deuils. Mais “encore” est aussi et surtout le mot du désir, du désir forcément infini ; car aimer, c’est vouloir encore, en vouloir encore. C’est le mot des amants, et c’est le mot des enfants : encore ! qui ne voient pas pourquoi un bonheur ou un plaisir devrait s’arrêter – et ils ont raison. Encore est le mot de l’infini dans les choses, des choses qui n’en finissent pas, qui s’infinissent toutes seules ou qu’on doit infinir. Comme la joie, comme la lutte. “Nous deux encore” donc, mais aussi et encore nous tous, nous tous constitués par le désir de bâtir, de camper en effet sur ces rives, avec les fantômes, de braver ce monde abîmé et d’y faire nos cabanes, puisque décidément “notre besoin d’installer quelque part sur terre ce que l’on a rêvé” ne connaît pas de fin. »

     

    Marielle Macé

    « Ce besoin d’installer sur terre ce que l’on a rêvé »

    in « Compagnies de Mathieu Riboulet »

    Verdier, en librairie le 9 janvier 2020

    https://editions-verdier.fr/livre/compagnies-de-mathieu-riboulet/

     

    40 ans de Verdier

  • Ginevra Bompiani, « Conseils à un chasseur »

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    DR

     

    « À qui désire tuer un homme, j’aimerais rappeler que ­— par un étrange effet du crime — l’âge de la victime revient au meurtrier. Il faut par conséquent faire très attention à l’âge de celui qu’on tue. Tuez un nouveau-né, vous voilà faible, fragile comme lui : le premier venu peut vous empoigner et vous jeter par la fenêtre. Tuez un vieux, et la sève reflue avec vos forces, laissant flotter comme vide défroque un corps trop vague qui partout cherche appui, vos yeux se voilent, et la plus amoureuse des femmes s’esquive avec un haut-le-cœur. Si la victime est d’âge mûr, elle va se décharger sur votre dos du poids de ses années, des graves soucis de sa position, des souvenirs sans nombre d’une vie qui a mal tourné. S’il s’agit d’un jeune homme, au contraire, toute l’expérience que vous avez engrangée avec tant de peine, tombera à vos pieds, vos muscles céderont aux nerfs, vous vous empêtrerez, et le sens de l’orientation — si précieux à l’assassin que vous êtes — perdra sa sûreté, divaguera.

    Veillez donc à bien choisir un homme arrivé au moment de sa vie qui soit le plus proche du vôtre. Même alors, quand vous vous trouverez devant un homme qui paraît le même âge que vous : méfiez-vous. Il pourrait cacher en lui toute une autre durée, invisible, n’avoir jamais accompli son âge, être dangereusement resté en deçà, ou l’avoir largement dépassé.

    La race peut aussi vous jouer de mauvais tours : on dit que dans certains villages africains une gamine d’à peine douze ans vaut une fille épanouie de l’Europe ; qu’un homme de cinquante ans, là-bas, est déjà un vieillard. Cantonnez-vous à votre race. Et ne mésestimez pas — si vous êtes citadin — l’influence de la campagne : à chaque souffle du vent, le grand air touche à l’âge de l’homme : il lui fouette le sang et le rajeunit aujourd’hui, demain, à l’improviste il le couvre de rides.

    Faites en sorte que la victime soit la plus proche de vous par l’âge, la condition, les habitudes, le physique. Et s’il vous arrive de rencontrer un homme aux cheveux noirs, les lèvres décolorées et le regard usé ; s’il porte un costume sombre, des chaussures à bouts ronds, pas de cravate ; s’il a trente-cinq ans, deux mois, deux jours ; s’il est né un samedi, dans une chambre en désordre, en émoi ; s’il cache une faute future ; s’il va le long du fleuve, juste en face de vous et que, vous bousculant à peine, il lève vers vous les yeux et pousse un cri d’horreur ; vous, qui savez à qui vous avez affaire, cet homme-là, vous pouvez tranquillement le tuer. »

     

    Ginevra Bompiani

    Les règnes du Sommeil

    Traduit de l’italien par Eliane Formentelli

    Postface d’Italo Calvino

    Coll. « Terra d’altri », Verdier, 1986

    https://editions-verdier.fr/auteur/ginevra-bompiani/

    40 ans de Verdier

  • Anne Pauly, « Avant que j’oublie »

    anne pauly,avant que j'oublie,verdier

    DR

     

    De Verdier les 40 ans, suite.

    Des premiers romans comme celui-là je veux bien en lire un chaque jour.

    Anne Pauly s'invite dans la cour des écrivains avec une allégresse rare sur un sujet grave — la mort du père. Parler aux — avec, pour les — morts, oui, c'est de cela qu'il s'agit, dire l'ineffable, dire ce que l'on peut faire avec la mort et ce qui reste de celui qui maintenant n'est plus là et qui ne cessera de nous accompagner, d'une manière ou d'une autre et dont on fera l'inventaire. Anne Pauly attrape tout ça et avec une vraie liberté et, un humour épatant, elle tient à la juste distance ce qui pourrait nous mettre à terre. Un magnifique portrait, aussi, d'un père pour le moins singulier.

     

    « Pour l’heure, j’avais réussi à venir à bout des choses urgentes comme envoyer des actes de décès pour clôturer administrativement son existence et ça me semblait déjà énorme. Je n’avais en outre, pour le moment, ni huissier sur le dos, ni date butoir ni aucun agenda sauf celui que préconisaient les livres de développement personnel et que relayaient, terrifiés par les entre-deux, les gens qui m’entouraient, patients, à l’écoute, compréhensifs, ma pauvre chérie, mais quand même pressés de me voir tourner la page. Moi, je préférais ne pas.

    Le premier jour, j’ai donc résisté, façon Bartleby, à cette injonction d’inventaire définitif en contemplant, immobile, cigarette à la main, les choses dans leur ensemble depuis le seuil des pièces, hésitant à leur imposer un mouvement qui dissoudrait peu à peu et pour toujours ce qu’il y avait eu avant. Cette perspective m’angoissait tellement que j’ai même pris des photos de chaque étagère pour être capable de recomposer, en cas de vérification intempestive des inspecteurs de la mémoire, le tableau dans son ordre exact et au centimètre près. J’ai aussi passé deux bonnes heures à enregistrer les bruits de la maison avec le dictaphone de mon portable craignant de ne plus jamais les entendre si quelque chose venait à changer : silence assourdissant, tuyaux régurgitant, bruit particulier de l’eau s’écoulant dans tel ou tel évier, vrombissement de thermostats, craquements de parquets et d’escalier, grelots accrochés pratiquement à tous les trousseaux de clés, carillons japonais tintant dans le vent de manière poétique ou irritante, tours de clés et couinements de portes, cliquetis d’interrupteurs, fenêtres aux caoutchoucs rebelles et touche play de l’antique répondeur sur la bande duquel on entendait encore la voix mélodieuse de ma mère dire, un peu intimidée de s’adresser à une machine : Laissez-nous votre message ou votre numéro.

    Personne n’avait effacé ce message depuis qu’elle était partie et on avait dû trouver qu’ils étaient cinglés, chez les Pauly, de laisser un fantôme prendre les messages. Mais nous, ça nous plaisait de pouvoir continuer à l’entendre de temps à autre et il m’était même arrivé de téléphoner en sachant qu’il n’y aurait personne pour décrocher et qu’elle s’adresserait donc directement à moi. Sa voix, où résonnait toute la gentillesse du monde, nous était nécessaire. Dans les moments de nos vies où, par facilité, nous laissions le désespoir nous gagner, elle nous ramenait à nous-même, nous exhortait à nous redresser et à faire de notre mieux. »

     

    Anne Pauly

    Avant que j’oublie

    coll. Chaoïd, dirigée par David et Lionel Ruffel, Verdier, 2019

    https://editions-verdier.fr/livre/avant-que-joublie/

    40 ans de Verdier

  • Bashô, « Journaux de voyage »

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    « Notes d’un voyage à Sarashina

     

    Au village de Sarashina aller voir la lune sur le mont Obasuté, voici ce qu’avec insistance me suggère le vent d’automne dont le souffle agite mon cœur, et un autre partage avec moi le goût du vent et des nuages, celui qui a nom Etsujin. La route de Kiso passe au profond des montagnes, raides en sont les chemins ; craignant qu’à l’étape le cœur ne nous faille, Maître Kakei nous a donné un domestique pour nous escorter. Tout un chacun s’est ingénié à nous aider, mais ignorants de la route et des étapes, dans notre commune confusion nous brouillons tout devant derrière et n’y trouvons que plus de plaisir.

    En un lieu dont je ne sais plus le nom, un moine d’une soixantaine d’années, l’air peu amène et renfrogné, chargé à en plier le dos, le souffle court, s’en est venu d’un pas mal assuré ; mon compagnon l’a pris en pitié et, ficelant ensemble ce que l’un et l’autre nous portions sur l’épaule et le faix de ce moine, il en charge le cheval et me fait monter par-dessus. Hautes montagnes et cimes abruptes se dressent au-dessus de nos têtes, à notre gauche coule le fleuve, au fond d’un précipice qui semble profond de mille toises, et comme il n’y a pas un pied de terrain plat, se trouver en selle n’est de tout repos, si bien qu’il n’est pas un instant où je ne me sente en péril.

    Passé le Pont Suspendu et Nezamé, par Saru-ga-baba et le col de Tachi, c’est la route des Quarante-Huit Tournants. Le chemin monte en lacets, si bien que l’on a le sentiment de grimper jusqu’aux nuages. Nous-mêmes qui cheminons à pied, pris de vertige, l’esprit contracté, nous allons d’un pas incertain, tandis que le valet qui nous escorte n’en paraît nullement effrayé et ne fait que somnoler sur son cheval, si bien que plus d’une fois il semble devoir tomber, et qu’à le voir de dos en levant les yeux, on le croirait en grand péril. Le sentiment du Bouddha lorsqu’il daigne jeter les yeux sur le monde misérable des vivants doit être pareil à celui que j’éprouve, me dis-je, et l’idée d’impermanence et d’imminence s’impose à moi en un soudain retour sur moi-même : autant dire que dans la Passe Hurlante d’Awa il n’est ni vagues ni vents.

    Le soir venu, ayant trouvé un appuie-tête d’herbes, je cherche à me rappeler les paysages qui m’avaient inspiré les versets composés au hasard pendant la journée. Je sors mon nécessaire à écrire, et sous la lampe, étendu, les yeux clos, je me frappe la tête et me torture, si bien que ce moine, supposant que les soucis du voyage m’accablent et me tourmentent, essaie de m’en divertir. Il me décrit les lieux de pèlerinage qu’il a visités dans sa jeunesse, m’énumère les grâces d’Amida, me conte sans fin des histoires qu’il tient pour miraculeuses, tant et si bien qu’il m’enlève le goût de composer et que je suis incapable de proférer une parole. Le clair de lune dont il m’avait distrait se glisse entre les arbres et par les fentes du mur, ici et là s’élèvent des bruits de claquets et des cris pour écarter les daims. En vérité, toute la mélancolie d’automne se déploie en ces lieux.

    “Hé bien, en l’honneur de la lune buvons du saké !”, dis-je, et l’on nous apporte des coupes. Elles m’ont l’air plus grandes que celles dont on use d’ordinaire, avec un décor maladroit à la poudre d’or. Les gens de la ville jugeraient pareil objet de mauvais goût et n’y toucheraient même pas, mais j’y prends un plaisir imprévu, autant que si elles étaient coupes de céladon ou de jade, car elles s’accordent à ces lieux.

     

           Le disque voudrais

           à la poudre d’or décorer

           de la lune de l’étape

     

           Au pont suspendu

           la vie tient à un sarment

           de vigne vierge

     

           Au pont suspendu

           sitôt point le souvenir

           du tribut des chevaux

     

           Le brouillard levé

           au pont suspendu les yeux

           je n’ose fermer

                                  Etsujin

     

    Le mont Obatusé :

           Sa forme évoque

           une vieille seule qui pleure

           compagne de la lune

     

           La seizième nuit

           encore ne puis quitter

           ce canton de Sarashina

     

           Ah Sarashina

           trois nuits j’ai contemplé la lune

           sans un nuage

                                  Etsujin

     

           Gracieuse ploie

           couverte de rosée

           l’ominaéshi

     

           Mon corps pénètrent

           l’amertume du radis

           et le vent d’automne

     

           Marrons de Kiso

           pour les gens de ce bas monde

           présent apprécié

     

           L’un m’escorte

           l’autre le quitte et pour finir

           automne à Kiso

     

    Au Zenkô-ji :

           Au clair de lune

           quatre portes quatre doctrines

           sont tout un au fond

     

           À remuer les pierres

           sur l’Asama déchaînée

           tempête d’automne »

     

    Bashô

    Journaux de voyage

    Présenté et traduit du japonais par René Sieffert

    Verdier, 2016

    https://editions-verdier.fr/livre/journaux-de-voyage/

    40 ans de Verdier

  • Sigismund Krzyzanowski, « Rue Involontaire »

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    « Au facteur

     

    Camarade facteur, cette lettre n’ajoutera aucun pas à votre travail déambulatoire et n’alourdira pas d’un gramme votre besace. Je crains seulement que l’habitude de porter des lettres ne vous entraîne à emporter ces lignes jusque dans votre appartement. Mais je vous conseillerais plutôt de l’ouvrir sur-le-champ, de la lire et de la jeter – dans la poubelle la plus proche.

    Je respecte au plus haut point le métier de facteur. Et je suis sûr que les mots “poste” et “imposteur” n’ont rien à voir l’un avec l’autre. Et pourtant, j’affirme – mais n’allez pas trop vite le prendre mal – qu’aucune lettre n’a jamais atteint son destinataire. Jusqu’au fond de l’être. Tout entier.

    Je n’ai, bien sûr, nullement l’intention de dénigrer en quoi que ce soit le travail du facteur. Celui-ci frappe consciencieusement aux portes. Mais frapper au cœur – et qu’il s’entrouvre – ne fait pas partie des obligations des porteurs de lettres.

    Le facteur remet des enveloppes. Pourtant je vous garantis qu’une lettre estampillée “Vladivostok” et distribuée à Moscou doit encore accomplir une route bien plus longue que celle qu’elle vient de faire.

    Nous avons liquidé, ou quasiment liquidé, l’analphabétisme. C’est très bien. Qui peut prétendre le contraire ? Mais qu’avons-nous fait pour liquider l’ignorance profonde ? Car nous nous comprenons tous en ânonnant, syllabe après syllabe – et encore à grand-peine –, et nous ne savons pas lire les sentiments d’autrui, ce qui se cache tout au fond de la lettre.

    Et pourtant, cher et hasardeux destinataire, je crois déchiffrer en vous un certain sentiment d’offense, voire d'ennui, qui là – dans les secondes qui viennent – va froisser ma lettre et la jeter au loin. Attendez encore une ligne ou deux. Car au fur et à mesure que le niveau d’encre baisse – goute après goutte – dans l’encrier, dans l’écrivant – verre après verre – le niveau de vodka monte. Vous-même ne refusez sans doute pas de boire un petit coup de temps à autre. Santé ! Il y a peu, après deux flacons, j’ai entrepris d’écrire une carte postale à Dieu. Je l’ai adressée comme suit : “À Dieu. À remettre en mains propres.” Véridique, parbleu ! Et en allant chercher une troisième fiole, je l’ai jetée à la boîte. Quand je me suis réveillé, je l’avais oubliée, mais elle, elle ne m’avait pas oublié. Deux jours plus tard, je l’ai reçue avec le tampon “Destinataire inconnu”. Allez dire après ça que notre poste marche mal. Santé !

    De quoi on causait ? Ah oui, les enveloppes. Les pensées ont peur du soleil, elles préfèrent le ciel gris. Moi aussi, je suis complètement gris. Je vois trouble, j’ai des taches qui me dansent devant les yeux. D’abord, la pensée est dans le noir, dans son enveloppe d’os, et ensuite, dans une enveloppe de papier. Et il est plus facile de casser l’os que d’inciser la dépouille – puisqu’on dépouille le courrier, tu comprends ? – de papier et d’arriver jusqu’à… Crénom de nom ! mes pensées sont saoules, elles titubent. Et l’encrier qui est par terre. L’encrier. J’arriverai pas à l’attraper. Et ma plume grft- »

     

    Sigismund Krzyzanowski

    Rue Involontaire

    Traduction du russe et préambule par Catherine Perrel

    Coll. « Slovo », Verdier, 2014

    https://editions-verdier.fr/livre/rue-involontaire/

    40 ans de Verdier

  • Felipe Hernández, « La Dette »

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    DR

     

    « À présent il enduisait l’archet de colophane et il avait collé des morceaux de papier adhésif sur le diapason du violoncelle pour marquer les touches. Peut-être qu’ainsi son interprétation de la suite de Bach s’améliorerait sur certains points. Mais Andrés sentait que ses mains étaient toujours plus contractées. Elles avaient leur mécanique à elles, rigide et traître parfois, et il en était venu à appréhender de les approcher du corps de sa femme. Parfois il les regardait se déplacer sur le manche du violoncelle comme des animaux étrangers à sa personne. Il les voyait et il écoutait les sons apaisants du violoncelle jusqu’à ce qu’un nouveau crissement interrompe la mélodie.

    Il voulait fuir la moindre stridence. Il voulait que les notes soient pures, exactes, mais derrière l’interprétation de Casals lui-même se cachaient les gémissements des crins de l’archet sur le métal des cordes. Il entendait ces gémissements avant tout autre son. Il essayait de se concentrer sur les notes, mais le moindre glissement lui remettait de nouveau en mémoire la respiration sifflante d’Ignacio Suquía. Ce même violoncelle qu’il embrassait et saisissait par le manche devenait par instants le corps gémissant du prêteur. Alors il commençait lui aussi à respirer bruyamment. Il lâchait le violoncelle et, dans la vague intention d’éviter les crissements, il enduisait à nouveau l’archet de colophane.

    Même la nuit, il croyait entendre des cris étouffés. La mélodie de la suite se répétait encore dans sa mémoire et de ses intervalles semblaient surgir des murmures de douleur ; ils s’infiltraient dans son sommeil pour l’empêcher de dormir et parfois ils devenaient tellement réels que l’on aurait cru que quelqu’un passait un mauvais quart d’heure dans la pièce à côté. La nuit précédente, précisément, il avait vu briller près de lui les yeux ouverts de María Teresa. Il avait essayé de lui parler, mais finalement il n’avait pas osé, craignant qu’elle n’ai entendu la même chose que lui. 

    […]

    Andrés entra dans le bureau et s’assit derrière la table ; il contempla à travers la fenêtre la légère clarté azurée qui commençait à percer entre les immeubles. Pendant un instant, il eut l’impression d’avoir passé une éternité dans ce lieu. Les lumières de la ville et le firmament encore étoilé qui s’étendait derrière la fenêtre paraissaient avoir été dessinés dans le moindre détail par sa mémoire à l’intérieur du cadre. Il sentit que la vie s’écoulait au-delà de l’espace qu’embrassaient ses sens et que son désir suffirait à abattre ou à incendier les constructions qui se dressaient en face de lui. Il sentit au bout de ses doigts la tension des fils qui mettaient en mouvement la vie de la ville. Il pouvait se souvenir des centaines de visages et de chacune des voix qui étaient passées par ce bureau depuis son arrivée. Tout était limpide puisque chaque pièce avait un sens. »

     

    Felipe Hernández

    La Dette

    Traduit de l’espagnol par Dominique Blanc

    Coll.  « Otra memoria », Verdier, 2003

    https://editions-verdier.fr/livre/la-dette/

    40 ans de Verdier

  • Mario Rigoni Stern, « Histoire de Tönle »

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    DR

     

    « Les saisons s’écoulaient pour revenir ensuite. De la fonte des neiges jusqu’aux premières chutes, il allait d’un pays à l’autre, à travers les États de l’Autriche-Hongrie, travaillant au hasard des occasions, avec tantôt de bons tantôt de moins bons résultats. En hiver il restait dans son trou, chez lui. Il ne quittait pas le hameau, sauf quand il allait au bois dans la forêt ou qu’il se réfugiait dans quelque cabane, craignant de se faire surprendre par les carabiniers qui l’avaient toujours sur leurs listes pour l’arrêter et, bien sûr, lui faire purger ses quatre années de prison. Mais chaque fois, au début de l’hiver, à l’approche de Noël, il rentrait chez lui aux premières heures de la nuit, après que le soir avait fait s’évanouir dans l’obscurité le cerisier sur le toit de chaume. Et quand il franchissait la porte de la maison il trouvait un nouveau fils ou une nouvelle fille, qu’à l’état civil on enregistrait sous son nom avec quelque ironie mais l’archiprêtre tranchait : si les carabiniers du roi n’arrivaient pas à arrêter le père dont on disait qu’il était en fuite de l’autre côté de la frontière, il n’y avait pas de raison de supposer que sa femme concevait d’un autre que lui !

    Le temps cependant, marquait les visages des gens de la famille et des amis. Il se produisait des choses nouvelles, et de nouvelles idées circulaient jusque parmi les habitants de nos hameaux. Beaucoup, maintenant, allaient travailler au-delà des frontières. Ils partaient au printemps, par groupes, avec leurs outils dans une brouette et, à pied, suivaient la route de l’Asstal et le Menador jusqu’à Trente, où ceux qui avaient des sous pouvaient même prendre le chemin de fer. Parfois se joignaient à ces groupes des enfants qui avaient à peine achevé l’école primaire et, à la frontière du Termine, les douaniers des deux côtés les laissaient passer sans la moindre formalité : tout au plus leur demandaient-ils s’ils avaient un certificat de baptême sur eux.

    Ceux qui avaient réussi, après avoir travaillé en Prusse ou en Autiche-Hongrie, à accumuler l’argent nécessaire pour payer le prix du bateau émigraient aux Amériques. Là-bas, écrivaient-ils, c’était tout autre chose : le travail ne manquait jamais et la paye était plus élevée que dans n’importe quel autre pays.

    On commença aussi à parler de socialisme, d’associations ouvrières, de coopératives d’artisans. Ceux qui n’avaient pas le courage de prononcer le mot “socialisme” disaient et écrivaient “socialité” mais, chose curieuse, les usagers des biens de la communauté, c’est-à-dire tous ceux qui résidaient dans nos communes étaient appelés “communistes”, même sur les papiers officiels. »

     

    Mario Rigoni Stern

    Histoire de Tönle

    Traduit de l’italien par Claude Ambroise et Sabine Zanon Dal Bo

    Préface de Claude Ambroise

    Coll. Terra d’altri, 1998, rééd. Verdier poche, 2008

    https://editions-verdier.fr/livre/histoire-de-tonle/

  • Christophe Pradeau, « Les Vingt-quatre Portes du jour et de la nuit »

    christophe pradeau,les vingt-quatre portes du jour et de la nuit,verdier

    © Sophie Bassouls

     

    « Je suis à quatre pattes – c’est le premier souvenir, celui au-delà duquel il sera à jamais impossible de remonter – le nez levé vers ma mère, qui, tout là-haut, cheveux dénoués tombant jusqu’aux reins, dressée comme une danseuse sur la pointe de ses pieds nus, ongles peints aux couleurs de l’aurore, pousse du doigt la grande aiguille de la pendule, celle de la cuisine, demeure mystérieuse du coucou qui chante à longueur de temps, apprivoisant les heures, et le geste de ma mère fait brusquement lever en moi le soleil noir de l’angoisse, sentiment encore inconnu et dont je ne ferai de nouveau l’expérience, auquel du moins je ne saurais donner un nom, que bien des années plus tard, au passage de la cinquantaine, qui fut pour moi aussi redoutable que celui du Cap Horn pour les caravelles espagnoles. L’angoisse me fouaille le ventre dès l’instant où je comprends, effrayé de voir que les aiguilles s’emballent, comme prises de panique, que le geste intrusif parfaitement inconséquent, de la jeune femme dont le corps me surplombe, menace de détraquer le temps, que l’on entend grincer, gémir, dont les jointures commencent à craquer, menaçant de céder. Je ne saurais dire quelle forme pitoyable ou majestueuse le temps prit à mes yeux en ce jour très ancien de ma prime enfance, rien en tous cas qui ressemble d’un peu près au figures volontiers grand-guignolesques que je découvrirais bien plus tard dans les gravures des livres ou dans les ténèbres domestiquées des cinémas du Quartier latin : squelette ricanant un sablier à la main, silhouette voilée de noir striant l’air du tranchant de sa faux, dément cyclopéen déchirant de ses ongles, dévorant le corps hurlant de ses enfants, ou mélancolique vieillard au regard aussi immobile que l’eau morte d’un étang, où l’on n’en finirait pas de tourner comme dans l’hélice des grands puits à vis de l’antique cité d’Orvieto, mais je sais que je l’ai vu et que le voyant j’ai anticipé l’instant inéluctable, catastrophique, où il faudrait qu’à la fin se dégondent les hautes portes de bronze qui défendent l’existence contre les coups de boutoir, les morsures, le lent travail d’érosion, lame après lame, auquel se livre à chaque instant, dans le réduit des corps, l’inlassable ressac du néant. C’est ainsi du moins que je m’imaginais à six, à onze ans, la tête pleine d’histoires absurdes de vallées perdues, la précarité de l’existence : une civilisation mystérieuse, lointaine héritière peut-être des Atlantes, ayant prospéré, en marge de l’aventure humaine, dans le secret d’immenses cavernes souterraines, dont la survie dépend des remparts édifiés jadis pour contenir les assauts de l’Océan, dont les eaux battent sans relâche digues et barrages, tourbillonnent contre les portes qui maintiennent hermétiquement closes les passes par où les vagues ne demandent qu’à venir s’engouffrer pour emporter avec elles jusqu’au souvenir de l’enclave, de ce monde autonome aussi renfermé sur lui-même qu’une bulle d’air dans une goutte d’ambre ou dans l’eau d’une agate. Et j’avais conscience, tout en rêvant, que le coucou, que ce rêve qui n’en était pas un mais le véhicule d’un souvenir, contenait en lui toute mon existence, que mon existence tout entière contribuait à donner rétrospectivement sa forme à la scène oubliée, qui ne s’inscrivait pas seule, parfaitement détourée, sur l’écran de mes paupières closes mais charriant avec elle mille souvenirs enfouis, réchappés de tous les âges de la vie, agrégés jusqu’à former une concrétion bosselée d’excroissances, semblables à celles auxquelles les spéléologues, balayant de leurs lampes le ciel des cathédrales souterraines, s’évertuent à donner un nom, immobilisant de la sorte la ressemblance fuyante, qui flotte incertaine, dans les profondeurs des formations calcaires comme le pressentiment d’une forme emprisonnée : l’Ours, le Bison, le Centaure, les Cerfs affrontés, l’Hyène rampante, le Grand Bénitier, l’Homme-Oiseau ithyphallique… »

     

     

    Christophe Pradeau

    Les Vingt-quatre Portes du jour et de la nuit

    Verdier, 2017

    https://editions-verdier.fr/livre/vingt-quatre-portes-jour-de-nuit/

  • Samy Langeraert, « Mon temps libre »

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    © : Guka Han/Verdier 

     

    « J’ai compris quelque chose : le temps s’écoule autour de moi, mais pas en moi. Tout au plus, il me frôle. Mon temps n’a rien à voir avec ce temps qui passe à l’extérieur. C’est un temps ralenti, ou engourdi, un temps un peu malade que j’émiette et qui tombe comme une neige lente, poudreuse. Aujourd’hui, par exemple, j’ai mis une heure et demie à prendre la décision d’ouvrir un compte bancaire, puis à peu près deux heures à choisir dans quelle banque, suite à quoi j’ai rempli un formulaire avec la précaution la plus extrême. Je le posterai peut-être demain, à moins que je ne change d’avis à ce sujet. Pourquoi ouvrir un compte en banque ? Pourquoi me lever avant onze heures ? Pourquoi sortir et apprendre à parler correctement la langue des gens d’ici ? Chaque jour apporte son lot de questions et plutôt que d’y répondre, je vaque à mes occupations habituelles, autrement dit, je réponds à d’autres questions, beaucoup plus simples. Au problème constitué par un temps chaud et sec, je réagis en arrosant les plantes. À la poussière qui s’accumule, je réplique par quelques coups de balai. À la faim et la soif, j’oppose des solutions diverses en fonction des boissons et de la nourriture disponibles, et ainsi de suite. Mes journées sont la somme d’une longue série de réponses à des problèmes de base. Le traitement des problèmes complexes est remis à plus tard. Mais à vrai dire, parfois, même les problèmes élémentaires me paralysent : je ne sais pas si j’ai faim, si j’ai suffisamment dormir, s’il est temps de balayer ou d’arroser les plantes. Et ainsi, les jours passent, et je travaille à peine, je lis et j’écris peu, la nuit arrive toujours plus vite. Sur le balcon, les géraniums produisent une quantité impressionnante de fleurs et les petits pois grandissent irrésistiblement, en s’agrippant à tout ce qu’ils trouvent, y compris à eux-mêmes. Lorsque leurs vrilles trouvent un support, elles s’y enroulent avec une frénésie étrange. Encore ni fleurs ni cosses, rien qu’une montée vertigineuse. »

     

    Samy Langeraert

    Mon temps libre

    Coll. « Chaoïd », Verdier, 2019

    https://editions-verdier.fr/livre/mon-temps-libre/

  • Michèle Desbordes, « L’emprise »

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    © Vincent Fournier

     

    « Je marche et je marche encore. Ça fait bientôt dix ans que je marche là de ce côté ou de l’autre du fleuve. Que je suis revenue.

    Je marche dans l’été, et parfois au plus fort des chaleurs le ciel se charge d’une pluie soudaine ou d’orage, de giboulées, presque douces par-dessus les moissons. D’un trait le coteau file le long du fleuve, clair, brillant d’une lumière qu’il semble avoir amassée depuis les premiers soleils, avec conscience, avec scrupule la restituant, irradiant tout le bas du ciel, et parfois bien au-delà. La pluie commence à tomber. Je l’entends prendre sur le toit, doucement, et parfois dans un grand coup de vent cogner aux vitres. J’ai aimé la pluie, cette façon qu’elle a soudain de ne plus s’arrêter, de persister, opiniâtre, entêtante. Je me mets à la fenêtre, je regarde au loin le val disparaître dans le gris, j’aime les ciels bas, le gris qui s’éclaire doucement au-dessus du fleuve.

    J’ignore pourquoi j’ai tant pensé à la maison de Saint-Jean-le-Blanc, cette maison qu’elle ne voulait pas, pourquoi j’y ai pensé comme à ce qu’on perd, doucement, tristement. Comme si de vivre là eût été reconquérir ce qu’il y avait à reconquérir, et reprendre ce chemin que par erreur ou simple inadvertance, et dans des temps si reculés qu’aucun de nous n’en avait la mémoire, nous avions quitté pour un autre, triste et morose et parsemé d’embûches et de périls, au lieu de se terrer comme des misérables dans cette maison où nous nous sommes échoués comme dans la tempête un bateau sur les récifs, de simples bancs de sable quand le vent ne souffle pas du bon côté. Le vent ne soufflait pas du bon côté je crois, ces années-là il n’a jamais soufflé du bon côté qu’il fallait. Est-ce elle que je vois se dresser devant moi ? venue rejoindre l’autre (la première, celle des exordes, des commencements de l’histoire quand tout est dit mais que rien encore n’arrive), pour ne faire plus qu’une seule et même demeure présente dans la plupart des livres que j’ai écrits, sur sa terrasse ou sa falaise parmi les ifs et les buis, ou dans une clairière au bout de son allée d’arbres. Je me dis que ces maisons-là sont autre chose que des maisons, que d’une façon ou d’une autre elles ont à voir avec ce qui s’écrit et se tient là dans l’ombre, vous habitant autant que vous-même les habitez, se faisant et se défaisant doucement dans le temps qui passe. Une de ces longues invisibles phrases par quoi se diraient les choses, un ordre ancien, un ordre perdu qui réapparaît fugitif et fragile, et qu’il faudrait saisir comme l’éclair, le poisson qui se dérobe à la paume.

    La maison où je vis depuis mon retour me les rappelle sans doute. Il y a le coteau. La terrasse, le grand escalier de pierre. La craie pâle des murs. De là-haut je vois le chemin qui mène au fleuve, les rangs de pommiers dans le bas un peu avant les arbres de la berge. J’y suis jalousement attachée, et répugne à m’en éloigner. C’est là que je suis arrivée. Un jour il m’a semblé que j’arrivais, c’est ce que je veux dire, que là dans le calme des murs j’allais guetter je ne sais quel répit, je ne sais quel vieux rêve, un de ces endroits où doucement un soir on s’échoue, on ne demande qu’à s’échouer. »

     

    Michèle Desbordes

    L’emprise

    Verdier, 2006

     

    lire pour accompagner, ce bel hommage de Jean-Yves Masson : https://poezibao.typepad.com/poezibao/2006/03/carte_blanche_j.html

  • Jean-Michel Mariou, « Le chauffeur de Juan »

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    DR Jean-Michel Mariou, un peone de la cuadrilla, Juan Leal

     

    « C’est une évidence, la tauromachie est d’abord un voyage. La saison qui s’étire en Europe de Pâques à la Saint-Luc, fin octobre, est un long chemin ininterrompu marqué d’hôtels, toujours les mêmes, de restaurants nocturnes au bord des autoroutes, toujours les mêmes, d’arènes bouillantes, toujours les mêmes. Les trajets sont interminables, les visages interchangeables, les paroles d’encouragement répétées à l’infini. Mais qu’on ne s’y trompe pas : pour l’aficionado et pour le toro, c’est la même chose. Comme on le verra, il faut, pour réunir ces trois termes nécessaires à une corrida de toro, que chacun accepte le voyage.

    Je n’ai jamais envisagé la corrida autrement : un déplacement de soi. Et pas seulement parce que notre passion nous entraîne de ville en ville, entre la France et l’Espagne. Le déplacement est surtout symbolique. C’est qu’il faut d’abord sortir de soi pour être réceptif à ce monde qui vous bouscule. Voyager pour aller voir des corridas ce n’est pas simplement multiplier les expériences de spectateur. C’est accepter de se mettre en danger. Quitter ce monde-ci qui s’effondre, pour un autre plus lumineux qui vous aidera à réfléchir à votre vie, à votre destin, à la façon dont vous vous engagez. Sortir de soi, passer dans ce monde clos des toros ou plus rien n’existe des rumeurs quotidiennes, mais pour en revenir plus décidé, plus clairvoyant. »

     

    Jean-Michel Mariou

    Le chauffeur de Juan

    Coll. Faenas, Verdier, 2019