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Un nécessaire malentendu - Page 3

  • Gustave Roud, « Feuillets (extraits) »

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    Gustave Roud, autoportrait, 1917

     

    « […]

    Ce matin M. a passé sur son cheval gris et jaune ; j’ai vu, le temps d’une vitre fondante, fuir la bête puissante vers le village sous la neige. Anciennes passions, dois-je vous sentir mortes en moi, cendre sur cendre ? Il y a des heures où quelque libération me semble possible : une poésie confuse tente encore de vous étreindre, mais bientôt retombe l’élan. Hier Louis coupait une haie au long d’un chemin de verre ; un ciel gris et noir sur le sombre bleu des collines, les bois obscurs, les toits éteints. Qu’ai-je gardé de ma longue fuite vers la plaine ? On labourait sous la neige : mouvements confus d’âme et d’esprit glacés par ce froid inhumain, la pensée vagabonde sans que parvint à la cerner l’horizon plus fragile qu’un cheveu.

    […]

    Qui a jamais dit la beauté de ces vies ? Une pudeur parfois me retient, ce sursaut devant la chair, l’inquiétude de croire trop à des rêves, quelques-uns si profonds et si charnels. Nul souci de vraisemblance ne devrait me détourner de cette vérité lyrique si peu pareille à la réalité. Certaines heures où deux états simultanément m’habitent je m’amuse à des comparaisons. Aimé, ton visage et ton corps soudain se transfigurent ; tu es toi-même, tu deviens un autre. Celui qu’à l’aube j’abandonnerai quelque jour, ombre rendue à la nuit. L’église à l’horizon frappe les cinq coups de l’adieu. »

     

    Gustave Roud

    Feuillets1918-1929

    Mermod, 1929, ici version :  Bibliothèque des arts, 1978

    Figure dans les Œuvres complètes aux éditions Zoé, 2022

    https://www.editionszoe.ch/livre/oeuvres-completes

  • Camillo Sbarbaro, « L’ami Natta »

     

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    « Quand la vie m’apparaît sous un jour tendre, je pense à l’ami Natta.

    Grosse tête bouclée. Visage pétillant d’ironie. Sa beau se fripe et sa bouche s’ouvre comme une longue blessure. Il raffole de friandises.

    Toute la journée il pérégrine d’un café à l’autre et reste des heures en extase à regarder le vide. Au fil des apparences il flotte comme liège et se nourrit de nuances.

     

    Une fois il m’a parlé d’un couvent qu’il avait eu la permission de visiter ; des quelques roses, du silence et de la douceur du lieu, des mains de femme du Supérieur, si bien que son image se mêle à celle de l’abbé.

     

    Son rêve est une véranda au bord d’une mer sans remous. Une compagnie aimante et dévouée lui épargnerait le contact avec le monde.

     

    Un jour où plein d’enthousiasme je lui parlais de Leopardi, il m’écouta avec bienveillance ; mais il me fit observer à la fin que le poète avait les dents gâtées.

     

    Je lui demandai par quel miracle il parvenait à ne jamais se départir de cette légèreté d’esprit. Il me confia que lorsqu’il se sentait sur le point de la perdre, il se mettait à sonner à toutes les portes et à faire des farces aux passants. Agir de la sorte était comme sentir sous la peau les bulles bruissantes du champagne.

    Sa compagnie provoque en moi un même état de grâce. Il suffit alors d’une chaise en rotin et d’un verre en cristal pour que je me taise de bonheur.

    Seulement je suis incapable de me maintenir à la surface. Tel un caillou je sombre vers le fond et y trouve l’ami Natta, l’air alangui et un peu frivole comme le jardin public au cœur de la ville. »

     

    Camillo Sbarbaro

    Copeaux, suivi de Feux follets

    Choisis, traduits et présentés par Jean-Baptiste Para

    Suivi de Souvenirs de Sbarbaro par Eugenio Montale

    Clémence Hiver éditeur, 1991

  • Camillo Sbarbaro, « Lettre du bistrot »

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    « En état de grâce, ami Volta,

    je t’écris d’une gargote la nuit.

     

    État de grâce : car je ne connais plus grand

    bien que de contempler

    à travers la brume du vin les paysages

    dont l’art grossier orne les murs tout autour,

    et l’hôtesse moustachue ou la grosse

    fille rieuse qui apporte la terrine.

     

    Se mettre à discuter avec son voisin

    de hasard ; à celui qui sourit

    sourire, aimer tout le monde ;

    affranchi du Temps et de l’Espace,

    considérer le monde comme le bon dieu.

     

    Et sortir de la gargote léger

    comme la montgolfière qui s’envole ;

    sentir sous son pied incertain les pavés

    comme des tapis de velours ;

    et avoir envie de chanter à tue-tête.

     

    Dans le monde changé, je me pilote,

    navire qui dévie, jusqu’au port habituel.

    Fuite des chats devant le pas sourd.

    Arrogant rectangle de lumière

    dans la ruelle bruissante de fantômes.

     

    Au carrefour, âcre odeur de chlorure.

     

    En cela je me refais, ami Volta.

    Et comme il ne m’est jamais donné d’aimer quelqu’un,

    je m’agrippe aux choses comme un naufragé.

     

    Combien de fois ai-je regardé comme une issue

    les navires qui sortent du port !

    New York, Calcutta, Londres : noms immenses.

    Je rêvais de me perdre là, d’être un autre,

    d’oublier jusqu’à mon nom.

     

    Maintenant même cette illusion est tombée :

    ma lâcheté pèse à mon pied

    comme le boulet de plomb au forçat.

     

    Et ainsi passe ma vie,

    objet de pitié pour vous, de rire

    pour les autres ;

    et il me suffit de susciter l’accord

    de mes magnanimes amis, les ivrognes…

     

    Jusqu’à ce qu’il fasse jour, j’espère, et que je sorte

    d’ici d’un pas ferme et m’achemine

    vers quelque place vide, quelque eau sombre

    de fleuve…

     

    Ami, je sais qu’aujourd’hui Vénus

    te tient à sa merci.

                                 Réjouis-toi ! Ton sang

    court plus vigoureux dans tes veines,

    ta gorge se serre, et ton cœur quelquefois

    cesse de battre comme dans la mort.

     

    Mais si le temps doit venir – que jamais il ne vienne –

    où il ne reste du feu que la cendre,

    alors toi, viens chercher l’ami.

     

    Tu le trouveras à la taverne dont les vitres

    ont des petits rideaux rouges déteints

    avec écrit pour enseigne : AU GROS GODET.

     

    Je ne te demanderai pas de tes nouvelles ni des siennes.

    Je pousserai vers toi le verre plein

    pour qu’en silence avec l’ami boive

    l’oubli. »

    été 1913

     

    Camillo Sbarbaro

    Pianissimo, suivi de Rémanences

    Traduit de l’italien par Bernard Vargaftig, Bruna Zanchi et Jean-Baptiste Para

    Préface de Guiseppe Conte

    Clémence Hiver éditeur, 1991

  • David Collin « Vers les confins »

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    David Collin en 2018 à Bordeaux © CChambard

     

    « J’écris d’un pays lointain.

    Nos géographies intimes s’établissent d’après nos perceptions quotidiennes et selon des sensations imprévisibles. Des territoires naissent, d’autres disparaissent. Entre les deux : Épiphanies. Pour qu’elles surgissent, dans une succession d’instants fragiles qui illuminent le présent, rien de tel que la flânerie, se laisser surprendre par le minuscule, accepter la dérive, l’illusion du déjà-vu, les hasards qui n’en sont pas.

    L’épiphanie vient quand ne s’attend précisément à rien.

    Je marche vers les confins, j’arpente les routes de l’arrière-pays, d’un continent dont s’estompent peu à peu les rives. Perceptions et voyages dessinent des territoires parallèles.

    L’épiphanie se trouve aux confins de deux instants. Elle favorise la fiction, notre capacité à dire ce qui n’existe pas.

    L’épiphanie est une “apparition”, une “compréhension” particulière du monde, la pièce d’un puzzle dont on ne possédait a priori ni les fragments ni l’image d’origine. C’est peut-être un jeu, ou une étincelle qui éclaire le présent. Walter Benjamin parlait d’illuminations profanes, de main heureuse. Mais en définitive on ne tire aucune carte, on ne provoque rien, on laisse venir à soi le lointain ou le trop proche, ce que l’on ne connaît pas encore ; l’inattendu. »

     

    David Collin

    Vers les confins voyages, dérives, épiphanies

    Postface de Claude Chambard

    Hippocampe, 2018

     

    David Collin est né un 18 août (nous disions que nous étions jumeaux) en 1968. C'était un merveilleux lecteur, il savait à la radio suisse faire parler comme personne, il écrivait comme il voyageait avec élégance et c'était un chic camarade. Hélas, il est parti le 30 septembre 2020. Souhaitons lui un bon anniversaire où qu'il soit aujourd'hui.

  • Georg Trakl, « Enfance » — deux traductions

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    Georg Trakl par Otto Pankok, vers 1925

     

    « Parsemée de fruits de sureau ; l’enfance calme s’écoulait

    Dans une caverne bleue. Sur un chemin disparu,

    Où frisonne maintenant la mauvaise herbe roussie,

    Les tranquilles ramées rêvent ; murmure du feuillage,

     

    Pareil à l’eau bleue clapotant sur les roches.

    Douceur de l’appel du merle. Un pâtre suit,

    Sans mot dire, le soleil qui roule de la colline automnale.

     

    Un instant bleu, tout n’est qu’âme.

    À l’orée du bois se montre un animal craintif, et dans le vallon

    Reposent en paix les vieilles cloches et les villages ténébreux.

     

    Avec ferveur, tu découvres le sens des sombres années,

    Le froid, l’automne dans les chambres solitaires ;

    Et dans l’azur sacré s’estompe un bruit de pas lumineux.

     

    Une fenêtre ouverte grince doucement ; la vision

    Du cimetière délabré vers la colline émeut jusqu’aux larmes,

    Souvenir de légendes narrées ; pourtant l’âme parfois s’illumine

    En songeant à des hommes heureux, à l’or sombre des jours de printemps.

     

    Traduction Henri Stierlin

    Rêve et folie & autres poèmes

    suivi d’un choix de lettres traduites par Monique Silberstein & de Crépuscule et anéantissement par Jil Silberstein

    GLM, 1956, réédition augmentée : Héros Limite, 2009

     

    « Lourd de fruits, le sureau ; calme habitait l’enfance

    Dans la caverne bleue. Sur le sentier évanoui,

    Où siffle à présent, brunâtre, l’herbe folle,

    Méditent les branches silencieuses ; le murmure du feuillage

     

    Pareillement, quand l’eau bleue résonne sur le rocher.

    Douce est la plainte du merle. Un pâtre

    Suit sans voix le soleil qui dévale la colline d’automne.

     

     

    Un instant bleu n’est plus qu’âme.

    À l’orée de la forêt se montre un gibier craintif, et paisibles

    Reposent dans le vallon les cloches vieilles, les hameaux assombris.

     

    Rendu pieux, tu connais le sens des années sombres,

    Froideur et automne dans les chambres solitaires ;

    Et dans le bleu sacré dure le son de pas lumineux.

     

    Doucement tinte ouverte une fenêtre ; aux larmes

    Émeut l’aspect du cimetière en ruine sur la colline,

    Ressouvenir de légendes contées ; mais l’âme parfois s’éclaire

    Quand elle pense les êtres gais, les jours d’or sombre du printemps.

     

     

    Traduction par Marc Petit & Jean-Claude Schneider

    Œuvres complètes

    Gallimard, 1972

  • Gino Brazzoduro, « Soir d’été »

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    Albert Letchford, Maisons au sommet de la colline à Trieste, vers 1889

     

    « Claire

    encore résiste dans l’air

    une ombre secrète

    au milieu des choses

    quand

    le soir pose

    son aile légère

    sur les tendres branches.

     

    De la longue journée

    seule reste

    cette brève paix

    de la dernière lumière

    et le cri

    de l’hirondelle étrangère

    perdue au milieu des maisons. »

     

     Gino Brazzoduro

    Villages et saisons in « Au-delà des lignes »,1985

    Œuvre poétique I

    Traduit de l’italien par Laurent Feneyrou & Pietro Milli

    Préface de Pericle Camuffo
    Triestiana, 2023

    https://www.triestiana-editions.com/copie-de-petit-chansonnier-amoureux

  • André du Bouchet, « 15 août 1951 »

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    André du Bouchet photographié par Dora Maar, vers 1948

     

    « Une vache qui tousse dans la brume, bruit effrayant.

     

    Levé aujourd’hui à l’aurore.

    Le battant blanc. La lueur sourde gagne une à une les poutres du plafond. Je me réveille tout à fait. L’étoffe blanche allumée sur le dossier. Le jour gagne les draps défaits. Encoignures. Je tire un peu le rideau : un grand coutelas livide refoule les nuages noirs et tassés, le ciel pavé de vagues, — naissance du bleu. Une fine lame de feu s’insère à l’extrémité entre la paroi des collines et le mur de nuages. Quelques taches noires comme de l’encre se détachent sur cette lamelle — arbres. La terre décolle. Changement d’aiguillage. L’heure où les sphères qui s’emboîtent se descellent. La ligne de suture est visible. La soudure. Heure éternellement brûlée par le sommeil, taie de l’homme.
    J’ouvre la porte. Cette étrange lueur sourde, blancheur aveugle, sans éclat, gagne le pas de la porte. Il faut dire qu’il n’y a pas de cris. Je peux voir le point d’attache du soleil qui monte à droite de la maison.

    Falaise — les larmes me viennent presque aux yeux devant cette petite valve de feu dépassant la terre qu’a dû si souvent voir Reverdy. “Le spectacle le plus émouvant qu’offre la Nature” — Règle de feu. Je marche droit dans la tête sourde. Marche à pas de loup. Peur d’être dévoré par les chiens. Mais je n’entends aucun aboiement. Le ciel est piqué de cris d’oiseaux invisibles. Cris des oiseaux dans la rosée. Espadrilles mouillées. Au retour, une vache tousse. Ce n’est pas la lumière de la réalité. Ce brasier dévore le ciel, sans crépiter. Il s’avance comme un planeur. On dirait qu’on est sorti de la terre. La terre somnambule. En raison de cet engourdissement total si bien perdu dans le jour brutal où j’écris maintenant. La lueur qui filtre à peine du sol, et les pierres blanches du chemin. On voyait un point lumineux, le roulement d’une voiture à l’autre bout du monde, à l’extrémité de la plaine. Quand la terre devient comme de la laine — dont quelques brins flambent. Peut-être devient-elle ainsi plus assimilable, colle-t-elle mieux à la tête. Quand il n’y a pas de mouches, pas de chaleur. Quand elle est sourde. Avant que la terre ne grésille. L’homme ôté. Qui à cette heure habituellement dort.

    Trois nuages vaporeux flottaient au-dessus de la Seine, bien plus bas.      Je voulais mourir, avant de me lever. Je ne pouvais plus supporter l’idée de recommencer la journée. Mais il faut vivre pour voir l’aurore — la terre descellée.

    Je me suis assis sur un rocher habituellement écrasé par le jour. Rocher trempé d’aurore. Maculé de ces taches de feu vif orange qui éclaboussent l’horizon. Lichen encore visible le jour, comme ces végétations marines, adhérant aux roches qui attendent l’heure de la marée pour s’épanouir. Un champ de nuages collait au même rocher, de disques noirs et blancs enchevêtrés, durement échoués comme des tas de nuages pavés, durement tassés, écrasés les uns contre les autres, très bas. Le plafond bas du ciel. L’écorce du ciel qui se fendille. Le rocher brillait extraordinairement. Comme un bloc de ciel. Criblé de lichen orange. Dans le village, au départ, Pierraille

    pan de pierres écoulées. Mur dur sourd aveugle au-dessous du bol de feu, muet, de la grande tasse d’eau de l’aube.

    Le soc rougi qui laboure la terre.

    Lumière aigre de la première lampe au fond de ce village

                                                               au centre des toits.

    On ne croira pas à ce cauchemar tant qu’on reste éveillé et il faut pourtant se réveiller

                           s’arracher tout vif au sommeil pour rester vivant il faut imaginer la réalité. On ne peut pas voir la réalité. On ne peut pas voir la réalité sans l’imaginer. »

     

    André du Bouchet

    Une lampe dans la lumière aride — carnets 1949-1955

    Éditions établie et préfacée par Clément Layet

    Le bruit du temps, 2011, réédition 2023

    https://www.lebruitdutemps.fr/boutique/produit/une-lampe-dans-la-lumiere-aride-85

  • Mario Luzi, « Enfant, parc, cris »

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    « Dans l’ultime senteur des jardins

    déjà le laurier a péri mais une fête

    rare exulte ou s’extasie sur les cimes,

    cerclé de vertiges l’insecte

    sillonne l’air qu’avivent les reflets

    multiples venus de cités oubliées,

    la route tisse l’ermitage enflammé,

    l’eau absorbe l’éclat vitreux,

    et brisée dans le labyrinthe pourpre court

    ta voix perdue : “Viens, viens.”

    Comment se fait-il qu’à ton impatiente invite,

    la blessure dans l’être, refermée

    par des larmes et des larmes, par le dur

    refus toujours ouvert à l’aventure,

    se remette à saigner, soit encore mon destin ?

    Du géranium à la rose de septembre

    ici l’année se répète en années indemnes,

    un éclair glacial luit sur les feuilles,

    le regard ronge l’aride lueur.

    Mais ta voix appelle du fond des méandres,

    il pleure, ton pas toujours plus solitaire.
    Est-ce seulement à un écho, de cette façon si sensible,

    que la mort qui nous parut déjà acquise

    se renouvelle dans le vivant qui souffre,

    ici où viennent encombrer le ciel

    des myriades d’inexistences embrasées ?

    À l’ombre que transperce ton appel

    et au vide qui t’envahit, quelle offrande,

    quelle promesse de paix ? quand apparaît

    parfait le rien, le ciel se referme

    en cercle derrière toi, les pas sonnent

    là-bas, les mains tâtonnent dans la fumée ­—

    il y a encore l’urgence de quelque chose de non accompli,

    la parole indicible subsiste. »

     

    Le décor est celui des jardins Boboli, à Florence, où le poète se promène à l'automne 1945 avec sa femme et son fils âgé de deux ans.

     

    Mario Luzi, Poèmes épars

    in Prémices du désert, poèmes 1932-1956

    Traduit de l’italien et présenté par Jean-Yves Masson et Antoine Fongaro

    Poésie, Gallimard, 2005

     

     

  • Vélimir Khlebnikov, « La famine »

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    Vélimir Khlebnikov par Vladimir Maïakovski, 1913

     

    « Pourquoi cerfs et lièvres galopent dans les bois d’automne

    s’éloignant au loin ?

    Les hommes ont mangé l’écorce du tremble

    les pousses vertes des sapins

    Femmes et enfants errent dans les bois

    ils cueillent des feuilles de bouleau

    pour faire de la soupe aux choux    de la soupe froide    du borchtch

    Sommités des sapins et mousse tendrement argentée –

    nourriture des bois

    Les sapins rendront les dents semblables à celles du cerf

    “Plus de glands !    Les hommes ont mangé tous les glands” –

    sautillait     se plaignait l’écureuil

    Dans les bois taupes et souris ont disparu

    nulle part le renard ne peut attraper la volaille

    La femelle du lièvre fuit mécontente –

    le chou a disparu des potagers

    Les enfants    éclaireurs de nourriture

    errent dans les bosquets

    grillent sur des feux les vers blancs

    les grandes mauves des bois et les chenilles grasses

    les vers gras des lucanes

    ils les déterrent et se les mettent sous la dent

    cuisent de petits pains d’arroche

    la faim les fait courir après les papillons

    Et les petits enfants gazouillent doucement comme font les enfants

    ils parlent d’autres temps

    leurs yeux en énorme tache sombre

    Pour que la famine regarde à travers les visages d’enfant

    comme un maître barbu

    Les petits enfants fondent

    Leurs bouches sont devenues énormes   se sont étirées jusqu’aux oreilles

    leurs yeux comme des cernes bleus ou noirs

    brillent en cercle sur les visages   comme un miroir lisse

    l’arête du nez s’est affinée

    pointue comme un canif    avec son extrémité blême d’oiseau

    Les enfants dans la forêt

    brillent face au monde comme un cierge blanc près du cercueil

    Tous se sont perdus dans la contemplation ravie

    d’un lièvre qui tendrement bondissant

    galope dans les bois

    comme à l’apparition d’un esprit lumineux

    Mais il s’enfuit    vision légère

    le bout de son oreille faisant une tache noire

    Et les enfants longtemps sont restés    par lui fascinés

    C’est un repas copieux qui s’est envolé

    Si on avait pu le rôtir et le manger !

    Feuille douce     savoureuse d’entre les savoureuses

    petite herbe douce    plus douce que craquelin

    “Regarde un peu    un papillon là-bas est passé” –

    “Attrape-le    course-le    et ici un bleu” –

    Un garçon dans la rivière a attrapé

    trois grenouilles

    grasses    grosses et vertes

    “Mieux que le poulet ” –

    disait-il à ses sœurs réjouies

    Le soir les enfants se réuniront près du feu

    et mangeront ensemble les grenouilles

    en babillant doucement

    Et peut-être     aujourd’hui    il y aura une soupe de papillons »

    1921

     

    Vélimir Khlebnikov

    Œuvres — 1919 – 1922

    Traduit du russe préfacé et annoté par Yvan Mignot

    coll. « Slovo », Verdier, 2017

    https://editions-verdier.fr/auteur/velimir-khlebnikov/

    Depuis sa parution, en 2017, ce livre ne quitte pas mon établi. La puissance de l'écriture de Khlebnikov me sidère — et donc la traduction d'Yvan Mignot — et je ne suis pas loin de penser comme Jakobson qu'« il était, pour le dire en un mot, le plus grand poète du monde en notre siècle ». Du moins un des plus importants, un des plus inattendus, un des plus neufs qui soient encore aujourd'hui.

     

  • Daniel Morvan, « Aux champs »

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    « L’enfant des campagnes a laissé derrière

    lui un monde de bruit et d’odeurs

    Dit-on qu’il a changé de monde

    ou que le monde a changé d’enfant

     

    Être seul ne l’effrayait pas

    toujours une chanson familière dans l’oreille

    le grillon les vanneaux ou la flèche des oies sauvages

    Aux aguets ainsi vivait-on aux champs maintenant quittés

    — non pas quittés :

    c’est un faut grossier qui circule sous ton nom

    un usurpateur se fait passer pour toi

    et donne le change pendant que le véritable

    n’a pas quitté le carré de sol où

    il rêve à genoux de sa vie future

    de l’existence dans le dehors des champs

    dans l’espace extérieur au village

    qui déjà en ce temps semblait sans âge

    et peuplé de fantômes souriants

    d’un aveugle populaire et d’un fou à lier

    de couturiers de prêtres de bourreliers

     

    le vrai n’a pas suivi dans l’avenir

    il est resté aux champs »

     

    Daniel Morvan

    Quitter la terre

    Le temps qu’il fait, 2024

    http://www.letempsquilfait.com/Pages/Pages%20livres/Page%20nouv.712.html

  • Geoffrey Squires, « Il retourne sans cesse… »

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    « Il retourne sans cesse à la fenêtre

    c’est nous qui dépérissons

     

    Animaux

    dans les sous-bois

    dans les arbres

    attentifs à la lisière de la peur

    pattes crispées de joie

     

    Paysage

    à propos duquel il n’y a rien d’humain

     

    Il retourne sans cesse à la fenêtre

    une nuit chaude et tout

     

    Perception du champ    complexe non linéaire

    souvenirs

    et murmures de visages mêlés

     

    Et puis

    le grand cri d’ailes déchirées

    cette ombre à cheval sur notre ombre »

     

    Geoffrey Squires

    XXI poèmes, Unes 2021,

    repris dans « Choix de poèmes », bilingue, Unes, 2024

    Traduit de l’anglais (Irlande) par François Heusbourg

    https://www.editionsunes.fr/catalogue/geoffrey-squires/choix-de-po%C3%A8mes-geoffrey-squires/

  • Hong Zicheng, « Propos sur la racine des légumes »

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    « Laissons un peu à manger aux souris, n’allumons pas les lampes à cause des papillons.

    C’est parce que nos anciens ont eu de telles pensées que nous méritons de vivre et de donner la vie. Sans cela nous ne serions que des formes humaines sculptées dans la terre ou le bois.

     

    Celui qui déforme la vérité par ses calomnies est un petit nuage qui cache le soleil ; celui-ci ne tarde pas à retrouver son éclat.

    Celui qui séduit par ses flatteries est un vent qui s’insinue par les fentes des vêtements ; il fait du mal sans qu’on s’en aperçoive.

     

    Un homme satisfait est comme un liquide sur le point de déborder. Rien n’est plus redoutable qu’une goutte supplémentaire.

    Un homme en danger est comme un arbre sur le point de s’abattre. Rien n’est plus redoutable pour lui qu’une simple chiquenaude.

     

    Lorsque le vent tourne et affole les nuages il faut se tenir ferme sur ses pieds.

    Lorsque les arbres et les fleurs sont dans tout leur éclat il faut lever les yeux plus haut.

    Lorsque la route devient escarpée et dangereuse il faut faire demi-tour à temps.

     

    Si je peux me garder libre de toute contrainte, qu’est-ce qui pourrait me mobiliser, que ce soit l’appât de la gloire et du gain, ou la peur de la honte et de l’échec ?

    Si je peux préserver ma quiétude spirituelle qu’est-ce qui pourrait m’aveugler sur ce qui est bien ou mal, utile ou nuisible ?

     

    Lorsqu’on entend, près d’une haie de bambou, un chien aboyer ou un coq chanter, on se sent transporté dans un monde libre comme les nuages.

    Lorsqu’on écoute, au milieu de ses livres, les cigales striduler ou un corbeau croasser, on accède à un autre monde au sein de la quiétude.

     

    Regardons, par notre fenêtre grande ouverte, l’eau verte et les montagnes bleues qui avalent et recrachent les nuages. Cela nous fait comprendre la spontanéité de l’univers.

    Écoutons, dans les forêts de bambous touffues, les jeunes hirondelles apprendre leur babil et les tourterelles roucouler au fil des saisons. Cela nous fait oublier la distinction entre le moi et les autres créatures.

     

    Si on s’applique à réfléchir à ce qu’il y a avant la naissance et après la mort, les pensées se taisent et le cœur s’apaise. On se sent porté au-dessus des choses de ce monde, promené dans ce qui fut avant ce qui est. »

     

     

    Hong Zicheng (1572-1620)

    Propos sur la racine des légumes

    Traduit du chinois et présenté par Martine Vallette-Héméry

    Zulma, 1995, réédition 2021

    https://www.zulma.fr/livre/propos-sur-la-racine-des-legumes/