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  • Charles Ferdinand Ramuz, « Joie dans le ciel »

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    DR

     

    « Il s’appelait Augustin ; elle s’appelait Augustine.

    Eux aussi s’étaient retrouvés, ayant été séparés l’un de l’autre, étant morts loin l’un de l’autre, dans l’autre vie ; mais, de nouveau, ils étaient réunis.

    Il lui avait fallu venir de loin, il lui avait fallu venir depuis tout là-bas, sur les bords d’un lac, et c’était plusieurs jours de marche ; mais à présent l’amour est appelé par l’amour. Et, quand il eut sorti sa tête, dans l’éloignement d’elle, tout là-bas, et sur le bord des eaux qui ont brillé d’abord pour lui au lieu des glaciers et des neiges ; sitôt qu’il eut sorti sa tête, il s’est entendu appeler, et elle l’appelait déjà.

    Il n’a pas hésité, il ne pouvait pas se tromper, elle l’appelait, il s’est mis debout.

    Il a d’abord sorti sa tête, puis tout son corps dans la lumière, mais en même temps qu’il sortait son corps, son corps se tournait de lui-même dans la direction qu’il fallait.

    Il n’aurait pas eu besoin de voir, il aurait pu être aveugle comme Bé. Il y avait une main qui le tenait, et elle le tenait par le haut du bras, le tirant sans cesse à elle. Il n’aurait pas voulu venir qu’il serait venu ; il ne savait pas s’il voulait venir ou non ; il n’a pas eu à se le demander. Il a longtemps suivi la route qui va le long de l’eau vers l’est et les levers de soleil, et vers où est Jérusalem. Le ciel s’est habillé de blanc, puis de rose. Il marchait dans le matin, il marchait à midi, il marchait encore le soir ; et le ciel à présent s’habillait de vert devant lui. Les hommes étaient partout heureux et beaux dans le grand vignoble, ayant leurs épis de maïs qui séchaient devant les maisons, et, en dessous de l’avant-toit de l’écurie, sur une sorte de galerie à claire-voie, leurs noix bien étalées sur les lattes dans le courant d’air. Les femmes, debout sur les portes, lui disaient : “Voulez-vous entrer ?” On lui faisait un lit. On ne lui demandait point d’argent. On ne lui demandait même pas son nom ; on n’a plus de noms.

    On lui faisait un lit. Il couchait dans un bon lit. Il se levait de grand matin, il recommençait à marcher, il se levait en même temps que les gens de la maison ; et ainsi peu à peu il a quitté le lac, il est entré dans la grande vallée qui y fait suite ; là, il est remonté le fleuve, qui en occupe le milieu, coulant entre deux hautes chaînes de montagnes toujours plus hautes.

    Et les deux chaînes se sont rapprochées toujours plus ; elles ont fini par se rapprocher tellement qu’il n’y a plus eu devant lui qu’une étroite porte entre des rochers ; mais il marche toujours et c’est midi et il passe la porte ; tout aussitôt la vallée s’est élargie : et c’était dans le bout, sur un de ses versants.

    Elle l’attendait, elle savait qu’il devait venir, elle n’était pas pressée.

    Il allait vers elle, et, elle, elle avait été l’attendre dans le bois des Ciernes ; elle savait qu’il allait venir, lui savait qu’elle l’attendait.

    Maintenant on ne peut pas ne pas être réunis et on ne peut pas ne pas être ensemble, quand on est fait pour être ensemble ; – et c’était dans le bois des Ciernes, où la pente pierreuse et très raide avait été entaillée à deux places, l’une pour y faire passer le canal, l’autre pour y faire passer le chemin.

    C’était juste au-dessous du bisse, qui est le nom qu’on donne à ces canaux d’irrigation qu’il y avait dans l’autre vie et qui allaient chercher très haut dans la montagne de quoi rester pleins tout l’été. Et le bisse était toujours là, avec son eau toujours la même ; tout était comme autrefois sous les pins ; les pins eux non plus n’avaient pas changé avec leurs troncs rouges nus jusqu’à une grande hauteur et ne montrant qu’à leur fin bout un petit plumet de branchage. »

    Charles Ferdinand Ramuz

    Joie dans le ciel

    Bernard Grasset, 1925

     

  • Pascal Quignard, « L’enfant d’Ingolstadt »

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    © : CChambard

     

     

    « Compter pour du beurre, c’est ne pas être pris en considération, ne pas être rangé dans ce qui est, fut, sera. Compter pour du beurre, c’est ne pas compter. La vie enfantine à sa naissance est conditionnée au lait de la mère qui se substitue au liquide amniotique de l’ombre. La conception enfantine du faux dans notre langue est marquée au coin du beurre qui en dérive — et à un coin de beurre qui fond.

    Compte qui ne compte pas.

    Art.

    Intrusion d'un monde “intrus” à l'intérieur du monde naturel.

    Espèce de parenthèse onirique, dans la nuit, ou ludique, dans le jour, qui, une fois refermée, ne doit plus entrer en ligne de compte dans le réel. “Cette partie compte pour du beurre” signifie qu’on ne pourra exciper du résultat qui sera obtenu pour instituer la victoire, ni pour acter la défaite, ni pour évaluer les gains.

    Les membres du petit groupe inmodifiable des enfants joueurs conviennent, en prononçant ces mots, que la partie à laquelle ils vont participer, après qu’elle aura été jouée, fondra dans le réel de la même façon que le morceau de beurre dans la poêle noire où le cuisinier ou la cuisinière l’a déposé.

    Morceau sacrifié qui ne peut plus être ramené à son existence antérieure.

    “Pour du beurre” s’oppose à “pour de vrai ”. Comme ce qui fond s’oppose à ce qui est dur ou en dur. Véritable est tout ce qui ne fond pas dans le réel comme s’il n’avait jamais été. Quand le sexe mâle est-il vrai ? Quand il rêve. C’est-à-dire quand la psychè se ment à elle-même en hallucinant involontairement. Quand est-il faux ? Dans le réel c’est-à-dire quand l’imprévisibilité qui définit le réel le prend de court en le rabougrissant. Jouer pour de vrai c’est, comme le lait dans la casserole, déborder le langage et s’achever dans le réel revenu à l’état sauvage. »

     

    Pascal Quignard

    L’enfant d’Ingolstadt

    Grasset, 2018

    https://www.grasset.fr/lenfant-dingolstadt-9782246817932

  • Pascal Quignard, « Dans ce jardin qu’on aimait »

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    photogramme © cc

     

    « Ce n’est pas parce que les nuages s’en vont qu’on aperçoit la montagne.

    C’est parce qu’on aperçoit soudain la montagne tout entière dans le ciel que la pluie cesse tout à coup et que l’or du soleil vient brusquement remplir nos mains.

    Mais ce n’est pas parce que nous vivons encore que nous sommes heureux.

    Ce qui est merveilleux, c’est que dans la mort, nous nous tenions encore dans les bras l’un de l’autre. »

     

    Pascal Quignard

    Dans ce jardin qu’on aimait

    Grasset, 2017

  • Pascal Quignard, « Les larmes »

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    photo du bandeau © Henry Pellequer

     

    « Frère Lucius et l’image

    (extrait)

     

    Il est doux d’accrocher sur le mur de sa chambre l’image de celui qu’on aime.

    Un jour qu’il était seul, dans le soir, alors qu’il attendait le retour de celui qu’il aimait, Frater Lucius prit un morceau de braise éteinte dans sa bassinoire et exécuta le portrait de son chat sur la muraille de sa cellule.

    Il l’aimait tant que l’image était parfaite : c’était le petit chaton, assis sur les pattes arrière, sur le mur, qui le regardait avec ses beaux yeux noirs.

    Avoir le portrait de son ami dans sa chambre – quand le chat aux beaux jours chassait dans la nuit devenue chaude, quand les chants des oiseaux résonnaient de toutes parts et l’attiraient, quand ils excitaient en lui le désir erratique et véloce de la chasse plus encore que la jouissance de dévorer, quand il quittait ses bras, sautait sur le carrelage, bondissait sur le bord de la fenêtre, s’envolait dans la pénombre – apaisait non pas son amour mais son attente. »

     

    Pascal Quignard

    Les larmes

    Grasset, 2016

  • Pascal Quignard, « Les désarçonnés »

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    photographie © :CChambard

     

    Chapitre xlii

    Ovide

     

    « L’anthropomorphose n’est pas achevée.

    On ne peut définir l’homme sans en faire une proie pour l’homme.

    La question humaniste : “Qu’est-ce que l’homme ?” énonce un danger de mort.

    Si on forme le vœu de ne pas exterminer les humains qui ne répondent pas à leur définition – religieuse, biologique, sociale, philosophique, scientifique, linguistique, sexuelle – l’homme doit être laissé comme incompréhensible.

    Ovide : L’homme doit être laissé comme non fini, c’est-à-dire comme appartenant à une espèce en cours de métamorphose infinie dans une nature qui est elle-même une métamorphose infinie. »

     

     Pascal Quignard

    Les désarçonnés

    Grasset,  2012

  • Pascal Quignard, « Mourir de penser »

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    photo : © CChambard

    En librairie le 10 septembre 2014

     

    Sur la radiation de la pensée

    [extrait du chapitre xxxii]

     

    « À la fin de la nuit, quand les chats quittent les coussins, quand tout à trac ils renoncent au point d’eau qui luit dans l’ombre sur le carrelage rouge de la cuisine, quand ils passent sans le voir devant le bol rempli de croquettes, quand ils gravissent avec leurs pattes de velours les marches de l’escalier qui monte à la chambre, quand ils poussent du front la porte ou qu’ils abaissent la poignée d’un coup de patte, ils ne grimpent pas sur le lit, ils ne piétinent pas le torse de leur maître pour le réveiller comme nous en avons, chaque aube, l’impression pénible ou irritée ; ils ont détecté de très loin l’arrêt du sommeil ; ils surprennent le réenclenchement neurologique. Sentant que le radiateur de pensée s’est remis en route, ils ne tolèrent pas qu’on feigne de dormir ou qu’on cherche à gratter des secondes sur la nécessité de se lever. Se fait alors un branchement neurologique de cerveau à cerveau ; non pas de signification à signification ; mais d’activité cérébrale à activité cérébrale. Les chats détectent l’électricité de la veille à distance (avant que le corps soit présent dans la pièce). Ils captent. (Par exemple de la cuisine au bureau, ils perçoivent à distance, de là ils trottent.) Ils se dirigent là où la pensée est la plus chaude. La concentration mentale de leur maître, ou d’un autre chat, ou de n’importe qui (un petit mulot qui a peur, un écureuil qui tremble), les appelle comme un pôle magnétique. C’est l’agitation de la pensée (en latin l’e-motio de la co-agitatio, en grec l’énergeia de la noèsis) qui les rend heureux. Les contenus de la pensée (les noèmes) leur sont parfaitement indifférents. L’effervescence électrique de l’autre corps est comme un poêle de faïence tout chaud, un gros radiateur de fonte où passe l’eau en gargouillant, auprès duquel ils se sentent bien. Auprès duquel leur vie est sous tension, où la relation s’est rejointe. Ils posent leurs coudes, rangent leurs mains, ou s’enroulent ou s’allongent, ils sont comme dans le ventre de leur mère, ils peuvent s’endormir avec confiance auprès d’un être dont la vigilance géante les protège. »

     

     Pascal Quignard

     Mourir de penser

    Grasset, 2014

  • Pascal Quignard, "nostalgia"

    Pascal Quignard, Abîmes, Hofer, Mulhouse, Grasset, Folio«  Le mot nostalgia fut créé par un médecin de Mulhouse qui s’appelait Hofer. Cette invention eut lieu en 1678. Le médecin Hofer essayait de trouver un nom pour définir une maladie qui frappait les soldats mercenaires, particulièrement ceux natifs de Suisse.

    Soudain ces Suisses, piétons ou officiers, sans même chercher à déserter les troupes dans lesquelles ils s’étaient engagés, se laissaient mourir dans le regret de leurs alpages.

    Ils pleurent.

    Quand ils parlent, ils rapportent sans fin les souvenirs des mœurs de leur enfance.

    Ils se pendent aux branches des arbres en nommant les chiens de leurs troupeaux.

    Le médecin Hofer chercha dans son dictionnaire de langue grecque le mot de retour puis préleva celui de souffrance. De l’addition de nostos et d’algos il fit nostalgia.

    En façonnant ce nom, en 1678, il baptisa la maladie des baroques.

    […]

    La nostalgie est une structure du temps humain qui fait songer au solstice dans le ciel.

    […]

    La maladie du retour impossible du perdu — la nostalgia — est le premier vice de la pensée, à côté de l’appétence au langage. »

     

    Pascal Quignard

    Abîmes, extraits du chapitre xii

    Grasset, 2002, rééd. Folio n°4138, 2004

    photo © : C. Chambard