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Écrivains - Page 60

  • Lu Yu, “Le vieil homme qui n’en fait qu’à sa guise”

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    étudiant les livres

     

    à l’écart je me suis réfugié, au bord des fleuves et des lacs,

    séjournant sagement au milieu du vent et de la pluie

    le papier neuf à la fenêtre est extrêmement blanc

    dans le poêle chaud le feu rouge vif rougeoie

    marque-pages et étuis de livres je viens à l’instant d’arranger

    la prononciation et la forme des caractères j’étudie en détail

    si je ne meurs pas tout de suite et surmonte la décrépitude,

    pendant dix années encore je me consacrerai à l’étude

     

    Lu Yu

     Le vieil homme qui n’en fait qu'à sa guise

    traduit du chinois par Cheng Wing fun & Hervé Collet

    Moundarren, 1995

     

    en remerciant Lambert Schlechter depuis Eschweiller

  • Pierre Veilletet, « Querencia & autres lieux sûrs »

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    Le canif

     

    « Jamais, dans leur histoire d’animaux préhensibles, les hommes n’auront vu autant de choses et jamais ils n’en auront touché aussi peu. La multiplicité des images nous fait perdre la singularité du contact. Un de nos sens s’émousse, annonçant une évolution de l’espèce qui se recycle en voyeurs non-touchants. Comme si, désormais, la saisie était une activité dégradante, nous en abandonnons la besogne à toutes sortes d’intermédiaires mécaniques, de télécommandes, qui obéiront bientôt à la voix et à l’œil, non au doigt qui, du silex, a fait jaillir l’étincelle fondatrice et se transforme peu à peu en un appendice de chair.

    Nous tuons à distance, supprimant ainsi le remords qui prenait dans nos cauchemars l’aspect d’une main ensanglantée dont aucune eau ne lavait les taches. De tous les assassins, seuls les surineurs méritent quelque estime, car ils se salissent les mains.

    Je n’aime pas les armes, même blanches. Le petit canif que j’ai au fond de ma poche n’en est pas une. Je le verserais plutôt au nombre des gris-gris hérités de l’enfance, tels que le brin de celle ou le caillou ramassé en chemin, qui n’ont d’autre fonction apparente que d’être pris en main. De temps à autre, je palpe le manche de corne ou d’ivoire, l’acier de la lame, inoxydable comme il se doit, entretenue avec soin. Il me semble que toucher des objets usuels rassérène et libère l’esprit en favorisant son essor vers des contrées de la mémoire où ces objets avaient leur place, à proximité de gens dont les traits se précisent alors. Le stylo n’est pas d’une autre catégorie.

    Le canif est utile. Il sert à couper la viande, à décacheter les lettres, à déculotter le fourneau de la pipe, à marquer une page dans un livre, à tailler un bâton pour l’enfant soudain admiratif. Et quand, en pleine page d’écriture, se présente une situation à couper au couteau, il suft de le regarder. C’est lui qui tranche. »

     

     Pierre Veilletet

    Querencia & autres lieux sûrs

    Arléa, 1991

     

    Pierre Veilletet est né le 2 octobre 1943 à Momuy dans les Landes, et mort le 8 janvier 2013 à Bordeaux.

  • Luba Jurgenson, « Au lieu du péril »

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    « Les mots qui vivent tellement plus longtemps que nous, qui voient se succéder tant de générations, les mots qui vieillissent en beauté et, une fois morts, ressuscitent sous une autre apparence, qui survivent avec des organes en moins ou en plus, qui voient leur corps se transformer, se déformer, muer, qui perdent des bouts lors de réformes d’orthographe, les mots qui se font écorcher vifs, qui se font torturer, ou au contraire glorier et porter sur les slogans, les mots qui sont les témoins les plus dèles et les plus indèles de l’histoire humaine, se font toujours ramener à leur origine par des savants qui veulent leur faire dire ce qu’ils ont été au moment de leur apparition parce qu’ils croient à la vérité de l’origine. Les mots doivent toujours présenter leur acte de naissance alors que celle-ci se perd dans la nuit des temps. Mais le bilingue sait, pour s’être penché dessus, que leur berceau est vide, que l’origine a été dérobée par des gens du voyage – partie sur les routes, l’origine, pour mendier, recueillir des nourritures de hasard. »

     

     Luba Jurgenson
    Au lieu du péril
    Verdier, 2014

  • Chantal Dupuy-Dunier, « Mille grues de papier »

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    173

     

    Avec un fragment de soleil,

    l’enfant aurait plié une grue

    qui en aurait valu plus de cent.

     

    Origami incandescent

    de nature à s’opposer au rayonnement de la bombe ?

     

     187

     

    Sadako plie une grue

    dans l’aile diaphane d’un oiseau mort.

     

    Un peu de poudre sur les doigts.

     

    287

     

    Dans une larme,

    Sadako plie une grue aux ailes liquides.

    Dans la courbure d’une larme

    sa vie s’infléchit.

    Des globules blancs prolifèrent au ciel

    aux côtés des étoiles.

     

     

    506

     

    J’avais l’âge de Sadako,

    je vénérais Thérèse et ses roses,

    voulais devenir carmélite.

    Il ne demeure rien de ma folie d’enfermement.

    Cependant j’ai conservé

    comme un fétiche amérindien,

    une statuette de ma sainte.

    Dans chaque église visitée, c’est elle que je cherche.

    Tant de grandeur dans cette petite vie,

    si vite éteinte, tels les cierges sur le présentoir.

     

    Dans une goutte de cire

    tombée sur le fer forgé,

    Sadako plie une grue.

     

    635

     

    Il pleut des grues d’origami

    sur la couverture en coton d’un lit d’hôpital,

    au long des couloirs blancs,

    dans les paumes ouvertes du visiteur.

     

    Il pleut de vrais oiseaux dans les rêves.

     

    Dans les rêves,

    on parviendrait à compter jusqu’à mille,

    à aller jusqu’au bout du voyage ?

    Dans les rêves, on pourrait…

     

    Chantal Dupuy-Dunier

     Mille grues de papier

     Poésie / Flammarion, 2013

  • Brigitte Palaggi & Olivier Domerg, « Fragments d’un mont-monde »

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    « Désécrire le poème quand il vient. Jalonner son chantier d’inscriptions citations injures ou de formules prétendument définitives. Vouloir que Manse soir le lieu d’une bataille au long cours, d’une empoignade, d’un règlement de conte poétique et alpin. Et, chaque matin, à heure dite, se retrouver sur le pré, pour, dans l’intervalle et dans l’amble du présent, enregistrer tout ce qui survient, séance tenante, fragments de temps, bribes de chant, pans de mont et de monde. Pour consigner l’inconsignable, stigmates du sol, mouvements invisibles, géologies intérieures, pluralité (rurale) du réel, de même que cet “infini détail du fini”.

     

    Faire syntaxe de tout.

     

    Perpétrer quelques exactions, chutes de registres ou fautes de goût, au passage. Se comporter comme un maladroit, un persifleur, un soudard, un grossier personnage. Pousser la poésie à la faute, à la sortie de piste ou de virage. L’envoyer sur les rosses, plutôt que sur les roses. L’acculer dans ses ultimes ressources et retranchements. Lui faire la misère : entourloupes, pied de nez, croche-pattes ; la mettre en cause et en doute ; lui tendre sans cesse des embuscades, dans ce défilé repéré, hier encore, par exemple, au bas de la crevasse, au pied du Puy immense, au seuil de sa très lente hémorragie, dans son repli le plus intime, le plus interne, comme au plus près de la masse. »

     

     Brigitte Palaggi & Olivier Domerg

    Fragments d’un mont-monde

    Autres et pareils / Le bleu du ciel, 2013

    http://autresetpareils.free.fr/index.htm

  • Hélène Lanscotte, « Pas prête »

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    « Il n’a pas grandi avec elle. Il est resté le même, longtemps, sans qu’elle sache ce que grandir veut dire. Une toise de corps, hauteur largeur. Timide, il dit peu à peu la gêne à enfiler ses manches, révèle la nudité du poignet, désigne la paire de genoux en sage côte à côte, le manteau de plusieurs hivers.
    Il est son exacte ressemblance. Elle est cette teinte, ce col, cette rondeur de bouton, cette épaisseur de lainage. Il est l’attache du bras au cou, de la main au genou. Autant de tendresses qui la lient à elle-même. Elle l’habite. Il revêt. Le corps se redécouvre : on a donc des épaules, ici. Le corps le rejette. Ne s’aime pas. Le corps l’affectionne. L’ouvre, le ferme. Elle s’appartient.
    Maintenant elle n’a qu’à se l’ordonner et elle s’écroulera. Une flaque de petite fille elle sera, en manteau à carreaux. Non, il n’est pas trop court. Non, elle ne veut pas le donner – à cette lointaine cousine, à ce bébé idiot. Non, elle ne l’enlèvera pas. Tant pis si elle n’a pas enfilé sa robe. Oui, elle va sortir comme ça en culotte et manteau. Et croiser les bras pour qu’on ne le lui retire pas. Sans lui, elle ne peut pas s’aimer. 

     

     

    La vérité est qu’elle cherche à se chérir »

     

     

    Hélène Lanscotte

    Pas prête

    L’Escampette, septembre 2014

  • Georges Bataille, « L’Expérience intérieure »

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    Georges Bataille est né le 10 septembre 1897 À Billom

     

     « Le génie poétique n’est pas le don verbal (le don verbal est nécessaire, puisqu’il s’agit de mots, mais il égare souvent) : c’est la divination des ruines secrètement attendues, an que tant de choses gées se défassent, se perdent, communiquent. Rien n’est plus rare. Cet instinct qui devine et le fait à coup sûr exige même, de qui le détient, le silence, la solitude : et plus il inspire, d’autant plus cruellement il isole. Mais comme il est instinct de destructions exigées, si l’exploitation que de plus pauvres font de leur génie veut être “expiée”, un sentiment obscur guide soudain le plus inspiré vers la mort. Un autre, ne sachant, ne pouvant mourir, faute de se détruire en entier, en lui détruit du moins la poésie.

    (Ce qu’on ne saisit pas : que la littérature n’étant rien si elle n’est poésie, la poésie étant le contraire de son nom, le langage littéraire — expression des désirs cachés, de la vie obscure — est la perversion du langage un peu plus même que l’érotisme n’est celle des fonctions sexuelles. D’où la “terreur” sévissant à la n “dans les lettres”, comme la recherche de vices, d’excitations nouvelles, à la n de la vie d’un débauché.) »

     

     Georges Bataille

    L’Expérience intérieure

    Gallimard 1943, rééd. 1954, rééd « Œuvres complètes tome V, La Somme Athéologique », 1981

  • Pascal Quignard, « Mourir de penser »

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    photo : © CChambard

    En librairie le 10 septembre 2014

     

    Sur la radiation de la pensée

    [extrait du chapitre xxxii]

     

    « À la fin de la nuit, quand les chats quittent les coussins, quand tout à trac ils renoncent au point d’eau qui luit dans l’ombre sur le carrelage rouge de la cuisine, quand ils passent sans le voir devant le bol rempli de croquettes, quand ils gravissent avec leurs pattes de velours les marches de l’escalier qui monte à la chambre, quand ils poussent du front la porte ou qu’ils abaissent la poignée d’un coup de patte, ils ne grimpent pas sur le lit, ils ne piétinent pas le torse de leur maître pour le réveiller comme nous en avons, chaque aube, l’impression pénible ou irritée ; ils ont détecté de très loin l’arrêt du sommeil ; ils surprennent le réenclenchement neurologique. Sentant que le radiateur de pensée s’est remis en route, ils ne tolèrent pas qu’on feigne de dormir ou qu’on cherche à gratter des secondes sur la nécessité de se lever. Se fait alors un branchement neurologique de cerveau à cerveau ; non pas de signification à signification ; mais d’activité cérébrale à activité cérébrale. Les chats détectent l’électricité de la veille à distance (avant que le corps soit présent dans la pièce). Ils captent. (Par exemple de la cuisine au bureau, ils perçoivent à distance, de là ils trottent.) Ils se dirigent là où la pensée est la plus chaude. La concentration mentale de leur maître, ou d’un autre chat, ou de n’importe qui (un petit mulot qui a peur, un écureuil qui tremble), les appelle comme un pôle magnétique. C’est l’agitation de la pensée (en latin l’e-motio de la co-agitatio, en grec l’énergeia de la noèsis) qui les rend heureux. Les contenus de la pensée (les noèmes) leur sont parfaitement indifférents. L’effervescence électrique de l’autre corps est comme un poêle de faïence tout chaud, un gros radiateur de fonte où passe l’eau en gargouillant, auprès duquel ils se sentent bien. Auprès duquel leur vie est sous tension, où la relation s’est rejointe. Ils posent leurs coudes, rangent leurs mains, ou s’enroulent ou s’allongent, ils sont comme dans le ventre de leur mère, ils peuvent s’endormir avec confiance auprès d’un être dont la vigilance géante les protège. »

     

     Pascal Quignard

     Mourir de penser

    Grasset, 2014

  • Jean-Christophe Bailly, « Description d’Olonne »

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    « … encore un tour de manège, encore un tour dans la porte-tambour, l’effritement lent des saisons, les crues de la Sauve (avec les niveaux les plus hauts gravés sur la tour de la Pente), des nuits de clochettes et d’autres de grand vent, ville pimpante et ville noyée de brume, j’y étais mais maintenant où se tient-elle, immobile en appui sur le bord de ses eaux vives, rêvant ? Ce que l’on quitte demeure, ce que l’on retrouve suit la pente et chaque jour qui passe aiguise en moi à la fois le désir d’y revenir et la crainte de le faire – ce que j’ai été là-bas, je ne pourrais plus l’être, ce que j’ai vu là-bas, je ne pourrais plus le voir, le voir ainsi, et tout l’inchangé, si vaste et si calme, ne serait qu’un masque de tragédie intime me disant que je n’y suis plus, que je n’y serais plus jamais – à moins de m’enfoncer tranquillement dans une retraite précoce, face à une petite allée d’iris et de glaïeuls dont je guetterais comme un seul homme la floraison, entre des bonjours de boulangères et des promenades de petit vieux. Olonne, Olonne, c’est le nom désormais, il le faut, d’un souvenir, d’une carte pliée qu’à chaque instant je peux rouvrir et d’autant plus facilement qu’elle le fait d’elle-même, en moi, de tous ses plis et de tous ses pores, de stase en stase comme une seule équipée. Vol haut, très haut, des oiseaux sur l’estuaire, claquant dans le ciel rapide à travers la grande verrière de l’atelier de Sam, carrefour d’ombres où toutes se recoupent, celles de Mériel comme celles de l’ami américain, chacune avec son pesant d’or, sans bruit, comme si j’avais battu les cartes d’un jeu d’archanges ou croisé sur un quai la dame de Vermeer qui tient la balance : c’est bien ainsi, et je prospère dans le vent du tableau, allée de parc ou porte cochère, on peut même le rimer. Quand la carte se replie, c’est comme si tout était lié et comme si l’harmonie n’était plus un vœu mais la certitude d’une rumeur lointaine. Petits puits apposés pour l’écoute, solennité de fontaine à quatre heures du matin, quelque chose se tient près de moi, qui est dans le souvenir comme l’écho d’un souvenir enfoui que l’autre éveillerait de son songe dormeur, et si je marche en rêve sur les contre-allées sableuses du boulevard Minton, c’est comme en allant à la rencontre d’un autre rêve, mais d’où je proviendrais, ruban de Möbius d’un temps qui penche vers le passé avec des allures d’avenir. Couche indistincte, parallèle au présent qui la forme et la soulève, et qui n’est pas tant l’enfance elle-même qu’une enfance de la sensation et de la durée – quelque chose qui se couche, qui fait son lit, sans finir, et de telle sorte que les trois années d’Olonne sont comme un seul jour découvert en une seule fois, et qui m’éclaire. »



    Jean-Christophe Bailly

    Description d’Olonne

    Christian Bourgois, 1992, rééd. Titres (n° 110), 2014

  • Roland Barthes, « La Papillonne »

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    La Papillonne

     

    « C’est fou, le pouvoir de diversion d’un homme que son travail ennuie, intimide ou embarrasse : travaillant à la campagne (à quoi ? à me relire, hélas !), voici la liste des diversions que je suscite toutes les cinq minutes : vaporiser une mouche, me couper les ongles, manger une prune, aller pisser, vérifier si l’eau du robinet est toujours boueuse (il y a eu une panne d’eau aujourd’hui), aller chez le pharmacien, descendre au jardin voir combien de brugnons ont mûri sur l’arbre, regarder le journal de radio, bricoler un dispositif pour tenir mes paperrolles, etc : je drague.

    (La drague relève de cette passion que Fourier appelait la Variante, l’Alternante, la Papillonne.) »

     

    Roland Barthes

    Roland Barthes par Roland Barthes

    Seuil, 1975

  • Roland Barthes, « Journal de deuil »

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    « 30 octobre

    À Urt : triste, doux, profond (sans crispation).

     

    10 novembre

    Gêné et presque culpabilisé parce que parfois je crois que mon deuil se réduit à une émotivité.

     

    Mais toute ma vie n’ai-je été que cela : ému ?

     

    30 novembre

    Ne pas dire Deuil. C’est trop psychanalytique. Je ne suis pas en deuil. J’ai du chagrin.

     

    27 décembre 1977

    Urt.

     

    Crise violente de larmes.

    (à propos d’une histoire de beurre et de beurrier avec Rachel et Michel). 1) Douleur de devoir vivre avec un autre “ménage”. Tout ici à U. me renvoie à son ménage, à sa maison. 2) Tout couple (conjugal) forme bloc dont l’être seul est exclu.

     

     24 mars 1978

    Le chagrin comme une pierre…

    (à mon cou,

    au fond de moi)

     

    Vers le 12 avril 1978

    Écrire pour se souvenir ? Non pour me souvenir, mais pour combattre le déchirement de l’oubli en tant qu’il s’annonce absolu. Le – bientôt – “plus aucune trace”, nulle part, en personne.

     

    Nécessité du “Monument”.

    Memento illam vixisse.* »

     

     Roland Barthes

    Journal de deuil

    Seuil/Imec, 2009

     

    * Souviens-toi que celle-là a vécu.

  • Jacques Lèbre, « La mort lumineuse »

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    © : C.Chambard

     

    Sensibilité des feuilles

     

    « Ce sont peut-être les quelques voix humaines

    issues des immeubles aux fenêtres ouvertes

    — c’est une matinée de printemps, un jour férié —

    qui font que parfois les feuilles bougent,

    même sans vent, même sans aucune brise,

    comme si elles étaient sensibles à un langage

    ou du moins à son souffle, et qu’importe alors le sens

    pour des oreilles vertes dont l’ouïe est si fine.

    Je peux préciser qu’au moment même aucun drap

    n’est secoué dans le silence, aucun couple de ramiers

    ne copule sur une branche, ce qui pourrait prêter à confusion

    si l’on peut aussi confondre les gémissements lointains

    d’une femme au bord de la jouissance avec les roucoulements

    de pigeons postés sur une corniche toute proche.

    Pas de vent donc, dans cette matinée, pas de brise non plus,

    mais dans une lumière que tamisent quelques nuages blancs

    parfois, un instant, les feuilles bougent, frémissent.

    Et si les voix que j’entends, me dis-je soudain,

    provenaient d’une radio, ou bien d’une télévision ?

    Alors, la sensibilité des feuilles serait tout autre

    que celle que j’imaginais il y a juste un instant.

    D’ailleurs, désœuvré, je m’accoude à la fenêtre,

    une musique s’échappe de la source profonde d’un intérieur,

    elle glisse comme une onde sur la paroi de l’air

    et je vois que les feuilles bougent, frémissent. »

     

     Jacques Lèbre

    La mort lumineuse

    L’Escampette, 2004