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Livre - Page 17

  • Jean-Christophe Bailly, « Aventure de Thomas Jones »

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    Thomas Jones, Un mur à Naples, 1782, Londres, National Gallery

     

    « Un art délivré de l’intention — qui n’en a pas rêvé ? Or voici que par dépit peut-être et heurté par tout ce que lui renvoyait de négatif le monde de l’intention picturale, qui est avant tout celui d’une dictée de types et de rituels, Jones s’en est rapproché. Nous sommes loin, très loin, maintenant. Loin de tout effet de halo ou d’annonce, loin de toute “nativité”, de tout supplément auratique, mais nous sommes en plein dans un commencement, qui n’a même pas le pathos des commencements : un matin, un beau matin, avec en lui cette opacité presque éteinte que Jones a su percevoir en plein jour. [­…] Jones s’est porté un peu plus loin, ce qui est une façon de parler, car en fait c’est plus près qu’il est allé, plus près de la surface, qui est ce que nous pouvons connaître du monde. Pour la première fois peut-être avec autant de simplicité et si peu d’emphase, quelque chose de la peau du monde au monde est montré, quelque chose qui n’est rien, en tout cas rien de haut ou de sublime, on le redit encore une fois : un mur usé sous un pan de ciel bleu d’été, à Naples, des toits et des dômes qui se succèdent et forment la skyline de ce temps, une géométrie austère installée sous le ciel au-dessus des ors et des secrets de la ville baroque, des murs encore, pleins de coulures et de cicatrices, avec dans un recoin une terrasse recouverte de branchages et même, si l’on y tient, du linge qui sèche : mais dépourvu de tout appel à l’anecdote ou au cliché (alors même que le linge partout accroché dans les ruelles constitue aujourd’hui un véritable topos du pittoresque napolitain), simplement pendu au balcon de bois du Mur à Naples avec, au centre, comme un fléau ou un balancier, un long flambeau blanc traînant dans le vide écrasé de lumière.

    Le paradoxe, c’est que le commencement qu’inaugurent ou que confirment les huiles sur toile est aussi un adieu. Les séances sur la terrasse sont de 1782, or c’est en août de l’année suivante qu’il embarque avec sa famille sur le brigantin suédois qui le ramènera en Angleterre, où il mettra fin à sa carrière de peintre. Le moins que l’on puisse dire, c’est que le destin de Thomas Jones est étrange, il y a dans son refus des conventions picturales et davantage encore dans l’abandon à peine ultérieur de son art comme une préfiguration du Bartleby de Melville. Jones serait comme un Bartleby artiste refusant soudain lui aussi d’avancer dans le sens qu’on lui indique : I would prefer not to — c’est comme si le refrain obstiné du petit scribe new-yorkais venait faire un tour sur une terrasse de Naples pour rebondir au beau milieu du pays de Galle et s’y éteindre entre les collines sur un fond de résignation et de tristesse. En tous cas il convient parfaitement à ces gestes par lesquels Jones, sans souveraineté ni superbe, mais absolument, tourna le dos à son époque pour se mettre devant ce qu’elle longeait chaque jour mais sans le voir et qui n’était pas tant sa face cachée que sa face réelle et son propre abîme quotidien. »

     

    Jean-Christophe Bailly

    Saisir — Quatre aventures galloises

    Coll. Fictions & Cie, Seuil, 2018

  • Mathieu Riboulet, « Les Portes de Thèbes – Éclats de l’année deux mille quinze »

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    Voici déjà deux ans que Mathieu Riboulet est parti vers un ailleurs pas si lointain, un ailleurs d’où il scrute encore son établi — comme dit son amie Marie-Hélène Lafon. C’est là qu’attendait cet ensemble de pages, où les morts et les vivants sont une simple communauté, c’est là qu’attendait ce qui devient son ultime livre, puisque « le désir est sur la table » et qu’il est inlassablement remis sur le métier pour demeurer désir.

    Les Portes de Thèbes – où résonnent les Sept contre Thèbes d’Eschyle (« Quelles angoisses funestes, inexprimables, me font pousser le cri des douleurs ?! – Tais-toi ! que pas un cri de détresse ne retentisse dans Thèbes ! ») —, sous-titré Éclats de l’année deux mille quinze, cette année, rude, où le 16 novembre Mathieu Riboulet apprend qu’il a un cancer du foie, soit trois jours après les tueries que l’on sait, est un livre puissant car sa force est de prendre le personnel pour le rendre collectif, et inversement, d’en faire une tragédie moderne — « Le corps malade de l’Europe, le corps malade du monde, c’est le mien » —, un vrai livre politique donc.

    Recopions : « Il a donc fallu que j’accepte l’ouverture de mon corps. Ce n’est pas le moindre des paradoxes du temps : tout se ferme (les hommes, les regards, les frontières, les esprits), et plus tout se ferme plus il me faut ouvrir, c’est la réponse, je ne sais rien faire d’autre. Écrire c’est ouvrir, bien sûr, je sais cela, mais il suffit d’écrire fermé pour que l’élan se perde. Et des livres fermés, il s’en publie à la pelle. Il faut donc s’attacher à écrire des livres ouverts pour raconter des histoires ouvertes, aérer les fictions, valser avec les chronologies, dire que les corps, nos corps, sont encore ce qui s’ouvre et le plus et le mieux et le plus aisément, même quand on ne le veut pas. » Et plus loin : « Nous aurions eu, ensemble, quelques nuits d’insomnie / À parcourir à pied la cité assiégée, / À concevoir, d’un trait, des pièges où tomber, / Des embuscades féroces, des complots insensés, / Ensemble, vous et moi, nous aurions conçu “Thèbes”, / À chacune de ses portes nous aurions mis des hommes, des idées et des voix, / Imaginé un jeu où pénétrer ensemble les arcanes de la paix, / Les arcanes de la guerre ; et l’ouverture des portes / Garantes de la présence de la cité paisible / Au cœur de son pays de paix et d’attention. »

    Et Mathieu Riboulet, en un nécessaire va-et-vient entre les faits et le moment où il écrit, entre la prose tendue et ondoyante et la poésie de conteur, de chanteur, d’aède, entre les voyages, entre les corps des amants, des frères — « Les sept marioles de novembre quinze sont mes frères […]. Je l’écris pour redire qu’il n’y a pas de guerre qui ne soit pas civile et que nous finirons massacrés par nos frères […] Le paradis, pour nous, n’est pas plus une option qu’il n’en est une pour eux. » —, traque nos faiblesses, nos grandeurs, le danger et l’amour, dans ce monde mourant, et nous offre en partage le tragique de nos vies. Et si, à la fin, on ferme le livre, ému par l’extraordinaire présence de celui qui est un de nos plus importants écrivains, c’est-à-dire un de nos plus importants compagnons, c’est parce qu’il hante nos tables, nos vies, pour nous permettre — il faut le souhaiter à chacun — de finir en beauté, « confiant et corps ouvert. »

    Claude Chambard

    On adjoindra, avec profit, à ce livre exemplaire, Compagnies de Mathieu Riboulet, ensemble généreux et puissant de quelques amis qui partagent avec infiniment de justesse leurs lectures de l’œuvre et de l’homme. Nous en avons sur ce blog partagé deux extraits de Marielle Macé et Marie-Hélène Lafon.

     

    Mathieu Riboulet

    Les Portes de Thèbes – Éclats de l’année deux mille quinze

    76 p. ; 12€50

    Verdier, 2020

  • Marie-Hélène Lafon, « Abécédaire » (Compagnies de Mathieu Riboulet)

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    [Extraits]

     

    « Ardent. — Il le fut. Il l’était. Il l’est. Il le demeure. Dans les livres. Dans les images, dans les films, sur les écrans. Dans nos vies.

     

    Désir. — Et il habite le désir comme un pays.

     

    Or.Or il parlait du sanctuaire de son corps.

    C’est un titre.

    C’est le sujet.

     

    Politique. — Je voudrais écrire, il faudrait écrire, son vertige, le vertige essentiel du politique ; sans doute a-t-il toujours déjà été là ; c’est un rapport au monde et une rage d’être ; mais, au lieu de s’éliminer en lui avec les années, la quinquagéniture, et l’abrasion des jours ordinaires, le vertige est monté en houle profonde pour tendre la phrase et bander l’arc du texte, et, surtout de plus en plus puissamment, des textes publiés depuis 2008 chez Verdier. Rien de dogmatique, pas d’envolées rhétoriques ni de leçon de bien pensance confortable ; des noms exhumés, la litanie des morts, des tués, des rabotés, des laissés sur le carreau de l’histoire, des histoires, les petites, la grande, les minuscules, la majuscule ; des noms, des dates, des gestes, des faits, des chemins frayés, inventés, taillés à la machette dans le maquis des choses, de toutes les choses, les brûlantes, les écorchées, les sanglantes, les douces, les tendres, les désirées, les douloureuses qu’il empoigne, qu’il envisage. Le visage du monde, sa gueule tordue, bouleversante, irrésistible, et l’élégance sauvage de Mathieu Riboulet, les deux, en face à face, dans les livres et dans la vie, c’est ce qu’il faudrait saisir, écrire, sans rien caricaturer, sans rien figer, dans la gélatine froide de la glose. C’est un geste impossible, une ligne d’horizon qui, toujours, se dérobe.

     

    Syntaxe. — J’hésite ; il y aurait Secret ; il y aurait Sœur.

    Syntaxe l’emporte.

    La syntaxe emporte tout ; l’étrave de la phrase charrie tout, les sœurs, les secrets, les silences, les solitudes, les familles, les vertiges, les sommets, les saisons, Berlin, Berlin, des peintures, Thucydide et les autobus de banlieue. La phrase est une architecture. Elle donne forme au chaos. Elle rend grâce. Elle fait joie. Elle s’encolère, elle s’enrage, elle se tient toujours, elle tient. Elle est savante et puissante. Elle sinue sans barguigner. Elle y va, elle s’enfonce, elle s’y colle, elle ne mégote pas, elle ne perd pas le nord, de virgule en virgule, et encore et encore. Elle ose les deux points, carrément, la parenthèse, les tirets, les relatives, les complétives carabinées, les adjectifs ébouriffés et suspendus, résignées et patientes, tremblants mais rigoureux et fins.

    Elle ose. Il ose.

     

    Tendre. — Tendre la phrase. Un geste politique. Un geste poétique.

    Je l’ai dit, j’insiste.

    Tendre éperdument, dans tous les sens, et pour les siècles des siècles. Nuques fraîches, épaules nues, et pivoines à cœur. »

     

    Marie-Hélène Lafon

    Abécédaire

    in « Compagnies de Mathieu Riboulet »

    Verdier, 2020

    https://editions-verdier.fr/livre/compagnies-de-mathieu-riboulet/

  • Michael Ondaatje, « Le grand arbre »

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    Zou Fulei, Un souffle de printemps, 1360

     

    « Zou Fulei est mort comme un dragon abattant un mur…

     

    ce vers composé et enrubanné

    d’une écriture cursive

    par son ami le poète Yang Weizhen

     

    dont le père bâtit une bibliothèque

    entourée de centaines de pruniers

     

    C’était Zou Fulei, presque inconnu,

    qui faisait les plus belles peintures de fleurs de pruniers

    de tous les temps

     

    Une branche dressée dans le vent

     

    et la ligne verticale des caractères de son ami

     

    leurs couleurs d’encre

    – de délavé à opaque

    de sombre à pâle

     

    chaque mouvement et chaque geste

    appris et différent

    renvoyant à l’art de l’autre

     

    Dans la haute bibliothèque entourée de pruniers

    où le jeune Yang Weizhen étudia

    on retira l’escalier mobile

    pour assurer sa concentration solitaire

     

    Sa grande œuvre

    “libre” “originale” “non conformiste”

    “sans trace de superficialité”

       “sans mouvement flamboyant”

     

    utilisant parfois les queues recourbées

    de l’écriture archaïque,

     

    partageant avec Zou Fulei

    ses bonds et ses obscurités

     

    *

     

    Ainsi je t’ai toujours gardé dans mon cœur…

     

    Le grand poète calligraphe du XVIe siècle

    pleure la mort de son ami

     

    Le langage attaque le papier depuis les airs

     

    Il n’y a qu’un chemin semé de fleurs

     

    pas de mouvement flamboyant

     

    Une nuit d’encre noire en 1361

    une nuit sans escalier »

     

    Michael Ondaatje

    Écrits à la main

    Traduit de l’anglais(Canada) par Michel Lederer

    Bilingue

    L’Olivier 2000, rééd. Points Seuil, 2019

  • Christine de Pizan, « Ce jour saint Valentin… »

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    Christine de Pizan  & Etienne de Castel, The British Library Board.

     

    L’amant

     

    Ce jour de la Saint-Valentin, ma belle dame,

    Je vous choisis pour dame pour l’année

    Et pour toujours une fois pour toutes.

    Bien que je vous aie déjà donné

    Mon amour sans faille,

    Ce jour, pour maintenir l’usage

    Des amoureux dont je fais partie,

    Je vous retiens à nouveau, belle et sage.

     

    Le doux printemps où tout se renouvelle

    Commence ce soir ; tout amoureux

    Doit donc ce jour retenir pour maîtresse

    Dame ou jeune fille, mais jamais

    Ne s’achèvera l’amour que sans partage

    Je mis en vous, c’est pour toujours,

    Et pour montrer que je ne cherche pas à m’en repentir

    Je vous retiens à nouveau, belle et sage.

     

    Je serai gai dans la saison nouvelle

    Pour votre amour, soir et matin,

    Car j’espère avoir beaucoup de nouvelles

    De vous ; j’en manifesterai une grande joie,

    Comme il est juste, si votre doux cœur

    Veut consentir à mon bonheur.

    Quoi qu’il en soit, jusqu’au mourir,

    Je vous retiens à nouveau, belle et sage.

     

    Souveraine de toutes, sans mentir,

    Amour m’a mis dans un tel servage

    Qu’il ne pourrait faiblir :

    Je vous retiens à nouveau, belle et sage.

     

    La dame

     

    Très doux ami, pour ta grande joie

    Je te choisis de nouveau et retiens

    Ce jour de Saint-Valentin, où Amour

    Prend volontiers sa proie : je te donne

    À nouveau mon cœur. Bien que depuis longtemps

    Il fût tout à toi, je te le confirme à nouveau

    Et promet de t’aimer d’un amour sûr.

     

    Pour ami, pour toujours, où que je sois

    Je t’ai retenu et jamais le lien

    N’en sera rompu. Mettons-nous sur le chemin

    De la joie dans ce doux temps, plein de félicité,

    Qui commence ce soir ; je l’affirme,

    Je suis à toi, rien ne peut m’en détacher,

    Et promets de t’aimer d’un amour sûr.

     

    Il est juste que ton cœur s’en réjouisse

    Et que pour moi, en acte et en maintien,

    Tu sois joyeux en ce temps où tout

    Se réjouit ; je me tiens aussi

    Au doux plaisir que je retiens de mon côté,

    Car vrai amour me l’a durablement donné,

    Et promets de t’aimer d’un amour sûr.

     

    Ainsi, ami, je suis à toi, sans fin

    Et promets de t’aimer d’amour sûr. »

     

    Christine de Pizan

    Cent ballades d’amant et de dame

    Présentation, édition et traduction de Jacqueline Cerquiglini-Toulet

    Poésie / Gallimard, 2019

  • Ariel Spiegler, « Jardinier »

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    Agnolo di Cosimo dit Bronzino, Noli me tangere, 1561, Paris, Musée du Louvre

     

    Ce n’est pas si courant qu’un livre de poèmes me transporte à ce point. Celui-ci est une vraie surprise. Acheté il y a 48 heures dans une bonne librairie après quelques pages sur place, il m’a bouleversé par ce qu’il donne à lire et à penser, mais aussi par ce qu'il rompt avec bien des façons actuelles. Ce n’est pas si courant aujourd’hui que la chair et l’esprit soient abordés avec générosité, réelle envie de partage, quête de soi-même dans l’amour de l’autre, qu’il soit humain ou d’essence divine – le jardinier on l’aura compris est le Christ ressuscité que Marie-Madeleine rencontre près du tombeau, comme le rapportent Jean & Marc. Reprenant, poursuivant, au fond, ce que quelques-uns de ces prédécesseurs ont mis en route – Thérèse d’Avila & Jean de la Croix, pour aller vite –, Ariel Spiegler – dont je ne connaissais rien –, bouleverse les habitudes et les sens en six parties, où le « je », le « tu » qui vont de l’un à l’autre — « petite », « Ariel », sont forcement plus définis —, sont les moteurs d’un dialogue intérieur et d’une passion qui porte à vaincre ce que le monde et le temps opacifient, abiment. Ce sont « L’appel d’un homme incompréhensible », « une mélodie, une espèce de couleur », « la meilleure part de toi », le désir, bien sûr, la recherche, l’erreur forcément, le questionnement permanent, qui constituent ce livre très sensuel et divin où, par exemple, « je me suis mélangée à son corps » et « j’ai chanté trop tôt la prière des humains et des anges » seraient des passages qui nous donneraient des nouvelles, de nous-même, perdus et déliés dans la passion et réunis dans l’écriture et la lecture. C’est dire si ce livre est nécessaire.

    Claude Chambard, 30 janvier 2020

     

    « Je t’adore

    Qui es-tu ?

     

    Avant que je parle, que je batte,

    il y avait l’espace immense.

    Tu as présidé à l’aurore.

    Aucun oiseau n’est tombé sans toi.

     

    Toute la nuit je t’ai voulu

    mais que dure la nuit ?

    Je t’adore.

     

    J’ai fait d’un rien du tout

    une histoire extravagante,

    des nœuds marins

    et les nuages allaient, sans pensée, au-dessus de moi.

     

    Que je t’adore en marchant, en dormant,

    que je t’adore par tous les visages.

     

    Soulève-moi jusqu’à ta face,

    effeuille-moi, amoindris-moi,

    disperse-moi dans ta lumière.

    Je t’adore.

     

     

    Surgis, vivante, lève-toi

    et cherche celui qui t’attend depuis

    avant ta naissance

    pour que tu deviennes

    libre comme lui.

    Ne cesse pas de chanter, de le vouloir,

    chante. »

     

    Ariel Spiegler

    Jardinier

    Gallimard, 2019

     

  • Lu Yu, « Écrit dans un moment de détente »

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    « Un vieil homme allant sur ses soixante-dix ans,

    En fait, tout pareil à un enfant

    Qui cherche en sanglotant les fruits des monts,

    Qui suit en éclatant de rire les mimes des villages,

    Ravi d’ajouter avec d’autres des tuiles sur le stupa,

    Debout, seul, se mirant dans un petit bassin,

    Qui prend entre ses doigts un livre usé à lire,

    Embrouillé comme s’il allait étudier à l’école… »

     

    Lu Yu – 1125-1210

    Traduit du chinois par Stéphane Feuillas

    in Anthologie de la poésie chinoise

    Pléiade / Gallimard, 2015

  • Robert Walser, « Ce que je peux dire de mieux sur la musique »

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    Si vous n’avez jamais lu Robert Walser, voici une excellente occasion de commencer. Ce joli livre que publient nos amies de Zoé est une petite anthologie qui traverse son écriture des premières aux dernières pages, de 1899 à 1933. On reconnaîtra – relira – certains de ces textes déjà publiés chez Zoé & ailleurs, mais la fidèle Marion Graf donne ici la traduction d’une jolie moitié d’inédits – dont celui que nous reproduisons plus bas, daté de 1933 (l’année où il cesse d’écrire). Ce choix de textes, axés autour de la musique, de la musicalité, on l’aura compris au titre de l’ensemble, seront pour les uns une magnifique révision avec l’émerveillement de l’inédit par surcroît et, pour les autres, une splendide et joyeuse introduction à la lecture du maître ès poèmes brefs, petites proses & autres microgrammes qui mourut, dans la neige, le jour de Noël 1956 lors d’une de ses promenades quotidiennes à Herisau.

     

    La belle nuit

    «  Je note ceci à la hâte : par exemple pendant le repas, on soulève par la douce peau du cou un petit chaton bien réel, qui n’est pas une allégorie, donc, pour voir s’il a envie de rester là où s’il préfère s’en aller. Il n’y a pas au monde un seul être pensant, pas un seul être sentant qui puisse imposer à un chaton ses caresses. Dans un recueil de poèmes, je viens de tomber sur une place de marché. Par rapport au problème qui vient de surgir à l’horizon des aspirations culturelles, “l’esprit et la technique”, j’ai pensé la nuit dernière, que j’aimerais qualifier de belle nuit parce qu’elle était sans vent et sans nuages, que la technique était un moyen de mettre de l’ordre dans les choses de l’esprit, que l’esprit, porté à des coups de génie etc. était le mâle que la technique, femelle, allait chercher dans ses divagations pour le ramener vers l’utile et le nécessaire. Le recueil de poèmes mentionné est signé Ludovic Boucledor, et ce sont les éditions du Rire, à Witzville, qui me l’ont adressé. Est-ce que je fais partie des journalistes épris de vérité, oui ou non ? Je veux planter mes dents dans cette question comme dans un gâteau croustillant, et pour y répondre, je déclarerai que jamais je ne parle du temps qu’il fait. Si je séjourne dans une ville étrangère où se jette peut-être sur moi un vent violent, j’écris ensuite que mes principes m’interdisent de m’étendre sur les détails. J’agis de la sorte parce que j’ai découvert que certaines sincérités ne sont en réalité que des dépendances intellectuelles. À mon avis, les correspondants, et je ne parle pas ici des commerciaux, mais bien des écrivains, ne doivent pas se soumettre aux influences du monde sensible, au nombre desquelles je compte les atmosphères, etc. À quoi sert la supériorité du journaliste ?

    La nuit qui m’enveloppait merveilleusement voltigeait autour de mon âme comme une Philomèle. Je venais de quelque part et je me rendais quelque part. Des êtres volants survolaient le théâtre de la vie avec leurs plumes d’argent, gagnant leurs honoraires et laissant tomber sur le sol des écrits imprimés afin que le public les ramasse et les lises. Un hôtel de montagne éclairé à l’électricité flottait comme dans les airs, du fait que dans la vapeur nocturne, la silhouette de la montagne était invisible, ce qui avait l’air splendide. Sur le cours d’eau où scintillait en profondeur une lueur dorée, des musiciens glissaient en gondoles, et on eût dit que les branchages qui s’inclinaient depuis les hauteurs étaient des auditeurs tendant l’oreille à ce concert, et de nouveaux morceaux de prose me vinrent à l’esprit. Les idées qui viennent à l’esprit d’un écrivain n’impliquent-elles pas la perspective d’efforts à venir ? Pour cette raison, je suis presque heureux quand rien ne me passe par la tête. “Une heure d’oubli”, c’est le titre d’une collection publiée à Paris dont je suis depuis longtemps l’ami.

    La belle nuit devint la plus belle nuit du monde au moment où dans une véranda, aux abords de la ville, j’aperçus des gens attablés pour le repas du soir, après le travail, tandis qu’un harmonica faisait monter d’un jardin endormi une mélodie pour dire bonne nuit et que les ombres des feuilles se découpaient contre une façade, et que des chemins à peine distinct menaient vers des maisons, ou s’en éloignaient. 

    À présent, un mot tout de même pour évoquer le plaisir que j’ai pris, dans la retraite de mon cabinet de travail, à me faire la lecture des vingt poèmes de Boucledor, c’était comme si je les avais lus d’une voix contenue à une femme ouverte à la poésie et à ces choses-là.

    La poésie m’amuse toujours dans la mesure où de petites fautes de rythme m’y réservent une délectation supplémentaire. Pour ce livre de poèmes assez maigre, je dis vingt fois merci à l’auteur, une fois pour chacune des vingt contributions ailées. D’autre part, Boucledor me saura peut-être gré de l’avoir entretissé dans cette belle nuit. »

    Traduction Marion Graf

     

    Robert Walser

    Ce que je peux dire de mieux sur la musique

    Choix de textes édités par Roman Brotbeck et Reto Sorg

    Traduits de l’allemand par Marion Graf, Golnaz Houchidar, Jean Launay, Bernard Lortholary, Jean-Claude Schneider, Nicole Taubes

    Zoé, 2019

    https://www.editionszoe.ch/livre/ce-que-je-peux-dire-de-mieux-sur-la-musique

  • Pierre Bergounioux, « Enfantillages »

     

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    « Courir après des insectes, récolter des cailloux, lire continuellement, au lieu d’agir, qui semblent insanes, passé un certain âge, le sont beaucoup moins et peut-être pas du tout si l’on admet que le passé demeure présent à chaque instant et ne s’éloigne, ne passe qu’autant qu’il a trouvé son achèvement. C’est parfois le cas et alors on est quitte, disponible pour des tâches nouvelles, actuelles. Mais il arrive, et c’est le plus souvent, au commencement, que notre ignorance, notre incurie nous empêchent d’obtenir ce qui nous est très manifestement destiné, nécessaire, salutaire. On ne coupera pas au dépit, à la tristesse. Mais si l’on est incapable d’intercepter les merveilles qui passent et que les adultes ne voient rien, ne font rien qui vaille, on a toujours la ressource de confier à celui qu’on sera peut-être devenu, à son tour, plus tard, le soin de réparer les dommages et les pertes qu’on a essuyés d’emblée. De lui à nous, il existe une continuité essentielle, et c’est le temps. »

     

    Pierre Bergounioux

    Enfantillages

    L’Herne, 2019

     

    Avec tous mes vœux pour 2020

  • Ishikawa Takuboku, « 7 tankas »

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    « Tout comme l’enfant qui parti en voyage

    revenu au pays s’endort

    aussi doucement en vérité est arrivé l’hiver

     

    Chose plutôt rare

    que ce calme plat dans mon cœur

    quand j’écoute avec plaisir jusqu’à l’horloge qui sonne

     

    Ah si pour sincèrement

    lui ouvrir mon cœur j’avais un ami !

    Je commencerais par lui parler de toi

     

    Ce dont les gens parlent

    cette beauté des cheveux défaits qui s’emmêlent aux tempes

    je l’ai reconnue en te voyant écrire

     

    De couleur cramoisie

    ce vieux carnet où subsistent

    l’heure et le lieu du rendez-vous secret !

     

    Dix ans déjà que je l’ai composé disait-il de ce poème chinois

    avant de le déclamer lorsqu’il était ivre

    Ami vieilli de tant voyager

     

    Quand donc était-ce ?

    Oh la joie que j’avais eue à entendre soudain dans un rêve

    cette voix que depuis si longtemps hélas je ne puis écouter ! »

                                                                                                                   1910

     

    Ishikawa Takuboku

    Une poignée de sable

    Traduit du japonais par Yves-Marie Allioux

    Philippe Picquier, 2016

  • Natsume Sôseki, « Dénigrement de soi servant à clore le cahier des “Copeaux” »

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    « Regardant à froid, je suis aise de m’éloigner du monde,

    Et déraisonnable et si lent à m’attirer les louanges.

     

    Prêt à brocarder les modernes, j’abandonne leur temps ;

    Proche de dauber les anciens, je fréquente leurs livres.

     

    Mon talent semble un vieux bidet poussif autant qu’ombrageux,

    Mon savoir tient de la dépouille d’insecte mince et vide.

     

    Il me restera ce faible pour les brumes du voyage.

    Jugeur de fleuves et de montagnes, je dors sous le chaume. »

    septembre 1889

     

    Natsume Sôseki

    Poèmes

    Traduit du chinois (Japon), présenté et annoté par Alain-Louis Colas

    édition trilingue, chinois, japonais, français

    Le bruit du temps, 2016

    https://www.lebruitdutemps.fr/auteur/natsume-soseki-47

  • Pierre Bergounioux, « Des salons de verdure »

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    « Il existe deux sortes de livres : les bons et puis les autres. Les premiers débordent en quelque sorte d’eux-mêmes. Ils n’instituent pas un monde à part, sui generis. Ils ouvrent celui qui les ouvre, changent sa pensée, donc sa vie. Deux facteurs contribuent à appauvrir celle-ci, l’ordre des choses, qui est toujours coercitif, dans les sociétés de classes, et la routinisation, qui est une défense contre le risque, l’angoisse, le nouveau. Les poètes s’inscrivent en faux contre le premier et nous délivrent, à leurs frais, de nous-mêmes, de notre triste finitude, de l’ennui, de la médiocrité. »

     

    Pierre Bergounioux

    Des salons de verdure

    in Cahiers de l’Herne n° 127, “Pierre Bergounioux”,

    sous la direction de Jean-Paul Michel, novembre 2019

    http://www.editionsdelherne.com/publication/cahier-pierre-bergounioux/