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Un nécessaire malentendu - Page 31

  • Franck Venaille, « Le Sultan d’Istamboul »

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    « Qui est vraiment cet homme ? se demandait l’enfant. Ce n’est pas mon père. Je le sais. Ce n’est pas un être ordinaire. Je l’ai bien compris. Pourquoi se tient-il ainsi, éloigné de toute intrigue, de toute attache envers le monde ? Est-il riche ? Je le crois. Ne dit-on pas qu’il est le maître du Bosphore ! Mais pourquoi le vénère-t-on ? Pourquoi sur chacune des rives, tant d’hommes s’inclinent-ils à son passage ? “Je ne le sais pas” cria l’enfant, “il me manque les clés pour comprendre. On dirait qu’il cherche sans cesse à m’aguerrir, à me faire vivre hors des normes. D’où lui vient son pouvoir ?” L’enfant marchait, traînait, regardait, analysait. L’enfant d’Istamboul apprenait à vivre dans les rues, à l’intérieur des cimetières, dans l’obscurité des ruelles. Son visage reflétait déjà une certaine sagesse. En même temps, il aimait : se baigner — pêcher le lüfer — jouer au football (comme il aimait l’équipe de Galatasaray !) Il adorait les glaces à la pistache. Qui est vraiment cet homme ? se demandait le petit noiraud. On dirait qu’il possède des souvenirs répartis sur cinq siècles ! Il me semble qu’il a traversé des guerres comme d’autres passent d’une rive du fleuve à l’autre ! Demeurait l’eau, calme comme celle d’un étang. Demeurait sa fascination pour cet homme qui parlait aux mouettes.

    […]

    Il me reste une main ! Je pourrais être un fœtus. Je ressemble à ces moutons d’abattoir qui — soudainement — découvrent l’odeur du sang et, maladroitement, se révoltent. Je suis tout cela à la fois et également bien autre chose : une conscience agissante ! Cela n’a pas de nom. Cela échappe à toute dénomination. C’est un état. Pourtant, j’ai des souvenirs. Je possède tout un réseau de nerfs malades. J’ai surtout ce poignard que je porte sous l’aisselle. Dieu grand ! Si je ne me trouvais pas déjà hors des normes, il me semble que je me mettrais à croasser sous la lune et à battre des ailes. Vous ne répondez pas ? Je suis sans âge. J’ai décidé de ne plus croire en Vous. Eh ! Que les mouettes, que l’ensemble des corbeaux m’écoutent : et si, moi-même, j’étais l’égal de Dieu ? Impossible ! Je dois m’arracher de l’esprit cette idée qui m’obsède. Je suis celui qui s’est emparé de Constantinople : le sultan Magnifique, n’est-ce pas suffisant ? En attendant, me voici dans l’état fœtal. Quelque chose se produira. Une femme va se mettre à crier, à se tordre et, superbe, je vais naître ! Ennemi acharné de toute concupiscence. Adversaire du mal. Je longeais la mer de Marmara. Voyant passer les pétroliers, leurs équipages. Mais le silence divin me terrorise. Que sais-je vraiment de ce qui me fait face ? J’ai la maladie de l’absolu ! »

     

    Franck Venaille

    Le Sultan d’Istamboul

    Salvy, 1991

  • Franck Venaille, « Jack-to-Jack »

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    Peinture de Peter Klasen

     

    « Souviens-toi homme putain souviens-toi de ces nuits où si peu tous les 3 nous dormîmes ! Aujourd’hui tu n’es plus que le masque d’un masque quelque chose qui s’agrippe à la vie la lumière de la vie avant de. Disparaître. Ombre. J’ai dit ce mot. Où si peu nous dormîmes. Moi, je ne veux pas qu’ainsi tu t’éloignes face de la nuit je ne le veux pas ! Souvenons-nous. Le temps joue. L’effroi gagne. Écrire plus vite encore pour rattraper les heures les étoiles filantes de ce ciel de lit-là. Fenêtre grande ouverte sur la ville. La montée du silence. Je t’ai écrit. J’ai aligné des mots des phrases de jolies ponctuations indociles. Ma main s’est posée sur la feuille de papier tu aurais pu ! combien de jours déjà ? répondre, homme putain de la nuit. Orphelin de sexe et de père. Jack-to-Jack. Tu disais le bonheur de naître sans géniteur et ainsi de limiter quelques risques d’angoisse. Pas de visage à aimer / haïr. Être seul. Être soi-même le monde le trou l’essence l’origine de tout : seul. Paternel évanoui. Salope en couches gommée ! Tu promèneras ton gros ventre ailleurs. Pardon, mère, il le fallait ! tellement vous fûtes l’un et l’autre. Pesants. J’ouvre la fenêtre. J’allume toutes les ampoules. Pieds nus je marche en déclamant. Mon amour nous regarde. J’embrasse les genoux de la femme étrange nommée amour. Toi : tu regardes tu t’en moques tu nous aimas bien pourtant ces nuits-là mon amour blond et moi. Je. L’ai dit. Mais saurais-je même te reconnaître si au milieu de tes frères vers nous tu avançais ? Ce fut la nuit. Ce fut cette nuit-ci. Cette rencontre-là. Tout de même cela ne t’aurait pris que quelques, dans ce passé je plonge et suis malade d’avoir vécu rêvé souffert. Je. Qu’un simulacre. Quelqu’un est-il jamais mort à cause de la langue d’une maladie de l’écriture ? Je vais — comment dit-on — vais te quitter mais quel malheur pour moi d’être celui qui vit le texte. Te dire : au revoir. Le train roulait et défilaient les paysages. Gens de partout. Elle et eux dans la soirée la matinée dans ce qui fut un jour de plus. J’allume cette énième cigarette. Je vais plier cette lettre. Éteindre. Attendre. Je vais. Tu marches sur un trottoir. Tu montes et tu descends sans cesse de ce trottoir. Voilà que tu écoutes un homme te parler peut-être même lui souris-tu ! Je me regarde dans une glace. Je vois mes rides, ensemble vous partez. Je me fais des grimaces j’ai. Peur. »

     

    Franck Venaille

    Jack-to-Jack

    Luneau Ascot, 1981

  • Franck Venaille, « Le Descente de l’Escaut »

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    DR

     

    « Mais je vous écrirai encore : j’ai tant de choses à vous dire ! J’aime ces petits magasins qui regardent le fleuve. Il s’y vend de la dentelle, des abat-jour, d’anciennes cartes postales humides d’avoir trop approché les âmes des enfants morts enfermées dans des coffrets d’argent. Désormais — mais vous le savez — ce n’est plus ma langue. J’éructe des mots étranges venus de loin, de là-haut et qui, lentement, de village en village, sont venus à ma rencontre. Ma bouche est pleine de sable. Et ma langue est salée. Topografische kaart van België. J’y ai mes points de repère, annotant, soulignant, encadrant courbes du fleuve, lieux et paysages. J’avance et je coche. Tantôt il me semble progresser sur un terrain miné, tantôt entendre quoi ? Des anges, peut-être ! Verrai-je un phoque ? Un cygne noir ! Descendrons-nous en bande hurlante cette eau jamais soumise ? Oui, je vous écrirai. Cette carte, que je tiens serrée, vous indiquera l’endroit exact où je me suis envolé — dispersé ô décembre ! Pardonnez-le moi : je ne crains plus la mort. La formule vaut ce qu’elle vaut, mais quel bel exercice mental de — sans cesse — comparer la réalité de ce relevé à celle du fleuve ! Il naît de tout cela un modeste bonheur dont j’ai presque honte de souligner l’impact. Somptueux tout cela ! Somptueux comme ces tapis que l’on déroule pour recevoir idiots et saints. Je marche en parlant. Çà ! Qu’ici l’on s’exprime et peu importe dans quelle langue ! Les mots craignent-ils la brume ? Ont-ils peur de ce livre ouvert : le brouillard ! Je fais ma guerre. J’attaque et viole la langue maternelle. Je la regarde se balancer sur les gibets. D’où me vient cette fureur ? Me mettrais-je à haïr ma mère après l’avoir, tant de mois, portée ? Eau trouble. Écluses qui, d’effroi, se vident. Voici l’instant où se mettent en marche les péniches et cela me rappelle le départ d’une manifestation où domineraient les drapeaux noirs jaunes et rouges. J’eusse dû m’engager comme soutier. Vivre dans la majesté du mazout. Ô grands arbres blancs ! Vos branches ploient sous une foule d’oiseaux fous. Croyez-moi bien : je sais parfaitement quel luxe m’accompagne, ne suis-je pas redevenu enfant ? Me voici organique au fleuve. Soutier, je suis, prenant des notes, écoutant vieilles et vieux parler. Soutier. Et sans état d’âme ! Je partirai. Le fleuve demeurera sur place. Mais je ne savais pas que tout, ici, serait si noir. La lumière semble tamisée par le diable lui-même. Grisaille. Cela n’empêche pas les enfants de se rendre à l’école, d’entasser leurs vélos à l’avant de la barque du passeur d’eau. Je perçois des rires. Et je poursuis ma route, sans douter, sans frémir, mettant mes pas dans les marques laissées par les fers des chevaux. C’est peut-être ce jour-là que j’osai me poser la seule question qui en vaille la peine : suis-je déjà venu ici, autrefois, tirant les péniches ? Vous m’avez bien compris : ai-je vraiment été cheval ? Il me vient une lente angoisse que je ne cherche plus à dominer. Elle flotte. On dirait de la gaze sur l’eau. La voici qui s’entoure de buée, de larmes oui de larmes. Ai-je été qui j’ai dit ? Mon père, peut-être, le sait. Mais comment oserais-je lui poser la question ? D’ailleurs, que répondrait-il ? Il faut aller plus loin dans le caveau, plus bas, hardiment dans la terre. Soutier, vous dis-je. Ah ! quel métier sain ! Les poumons s’encrassent mais, au moins, ils saisissent tout de la marche du monde. Père ! Hennissez donc, parfois, le soir, rien que pour me mettre sur la voie, rien que pour m’enlever un peu de ce poids d’anxiété qui m’écrase la poitrine. Je n’avais pas songé à la vase. Je n’imaginais pas que cela fût si noir. Les mots, comprenez-le, sont insuffisants pour dire et exprimer la chose. Ô, demain encore, pourtant je vous écrirai ! 

     

    Franck Venaille

    La Descente de l’Escaut

    Obsidiane, 1995, rééd. Poésie / Gallimard, 2010

  • Franck Venaille, « La tentation de la sainteté »

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    © Jacques Sassier

     

    « Père. J’avais onze ans. J’étais présent lorsque de Ryck eut le tibia fracturé dans un choc avec un gardien de buts. Je me souviens encore du bruit de l’os brisé. De cette sorte de stupeur hébétée qui s’empara du stade. C’était la première fois que j’assistais à un match. Ma première rencontre avec le football a donc été marquée par une blessure, les cris de douleur d’un joueur, la sensation un peu diffuse que le malheur, toujours, se mêlait au plaisir. Vingt-neuf ans plus tard je me souviens encore de tout cela. Je sais maintenant que j’ai assisté ce jour-là à l’un de ces accidents du travail qui bouleversent la vie d’un homme et d’une communauté lorsque quelqu’un qui vend sa force de travail est blessé ou mutilé à jamais en accomplissant la tâche avec laquelle il gagne sa vie. C’est peut-être à cause de cette blessure que je me suis mis à aimer cette équipe. Après les rencontres, je traversais le hall de la gare du Midi, évitant les cabines téléphoniques d’où je ne vous appelais d’ailleurs jamais. Là, j’ai souffert d’une sorte de froid intérieur. J’ai été heureux et triste jusqu’à la honte de soi. Aujourd’hui encore dans les cafés de la rue de France, près des joueurs de billard, je regarde dans les glaces l’âge s’inscrire par petites touches à mon cou. Cela, parfois, me désespère. Puis je sors et je marche. Je sais qu’à ma manière je suis resté fidèle à l’enfant que je fus qui pleurait en revenant du parc Astrid quand l’équipe qu’il aimait et dont vous vous moquiez avait perdu. »

     

    Franck Venaille

    La tentation de la sainteté

    Coll. Textes, Flammarion, 1985

  • Franck Venaille, « Cinq éléments d’une réponse »

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    DR

     

    « Dans tout ce que j’écris il y a la permanence d’une grande pudeur. C’est donc tout le contraire d’une attitude qui se voudrait sciemment scandaleuse. Je m’attache au contraire à sauvegarder, préserver tout ce qui, j’y reviens, provient de l’enfance.

    Les actions d’un enfant, d’un adolescent, ne se jugent pas en terme de “normalité”. L’écriture non plus. Et puis, finalement, je ne cherche jamais à m’interroger sur les réactions de mes lecteurs. Bien sûr je préfère qu’ils aiment ce que j’écris, mais dès qu’un texte est écrit, tapé à la machine et à plus forte raison dès qu’il est édité il ne m’appartient plus. J’en suis très détaché. Je le lis comme s’il s’agissait de la création d’un autre. Alors, que ce texte soit “scandaleux” ou non, cela m’indiffère. Ce qui compte ce sont les mots qui lui ont donné naissance, le moment qui l’a fait naître.

    Je ne relis pratiquement jamais mes livres. Je me souviens très mal de ce que j’écris. En cours d’écriture je peux passer une journée entière sur dix lignes que je reprends encore le lendemain. Je me rends malade pour un mot, une ponctuation à propos de laquelle je m’interroge. Il m’arrive de ne pas en dormir de la nuit : c’est mon travail. Mais une fois que le livre est publié : c’est fini ! Je n’ai que mépris et haine pour la littérature en général et mon écriture en particulier. Puis, avec le temps, cela repart…

    À la base de la pudeur il y a mon attirance et la peur de la sexualité. Je crois à la nudité, à ces moments du corps à corps amoureux où l’on ne peut pas tricher, même et surtout dans la perversion. Et puis, la queue, c’est aussi l’anti-angoisse ! » *

     

    * (extrait du texte entièrement repris et écrit à partir de la série d’entretiens réalisée par Jean Daive sur France Culture, en 1976)

     

    Franck Venaille

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    Seghers, 1977

  • Franck Venaille, « L’apprenti foudroyé »

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    DR

     

    « Voici mes poignets assez fins pour qu’ils ressemblent à ceux d’une femme que l’on déshabille Je suis encore un adolescent triste qui réclame son père Mon déjà vieux père qui peine à porter sa valise quand nous nous retrouvons légers Et je suis ce fils mystérieux qui t’a tant fait pleurer mais qui maintenant appelle tes mains de menuisier du Faubourg Reviens Nous boirons jusqu’à nous retrouver Jusqu’à ce que je te ressemble Reviens Apporte aussi ta musette d’égoïsme et ton mépris pour tout ce que j’aime Reviens un soir déjà mon vieux père Que je cherche ton visage dans le meeting de la gare Que la nuit soit moins froide à mon dos Reviens oh viens de ta maison où l’on boit du vin chaud — »

     

    Franck Venaille

    L’apprenti foudroyé. Poèmes : 1966-1986

    Éditions Ubacs, 1986

  • Antoine Wauters, « Pense aux pierres sous tes pas »

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    DR

     

    «  […] à l’insu de Paps et Mams, une drôle de langue poussait en nous, en réaction à leur langue à eux, qui rétrécissait tout : “S’aimer trop fort abrège la vie, dessèche le corps, réduit le cerveau, détruit les yeux.” ; « la recherche du plaisir est un pêché mortel” ; “Travaille, idiote !” ; “Plus vite, allez !”

    Ravis par elle, cette langue qui n’était pas autre chose qu’un chant, et parfois simplement des cris en écho aux cloches de l’église de Barbaragia, le village voisin, on se propulsait dans la lumière, près des arbres et de ces champs de blé noir où on avait pris l’habitude de se cacher d’eux, je veux dire de nos bourreaux.

    Et puis grâce à cette langue, j’avais beau ne pas voir les arpents de terre que Marcio parcourait, serpe à la main, n’avoir vue que sur des piles de linge et des tas de poussière, je savais qu’il était là. Je le sentais. À chaque seconde. Même là, dans l’étroitesse de la cuisine, avec Mams collée à mes basques, il était là. Il respirait en moi et suait avec moi, tant il est vrai qu’on n’avait droit à aucun repos.

    Allez comprendre ceci : toute notre enfance, on vécut dans un temps hors du temps, où l’espoir enjambait le mal.

    Le soir, on se retrouvait dans les ravines où on se jetait avec Zbabou qui nous regardait nous toucher l’entrejambe et, parfois, quand on le lui demandait, nous bourrait le slip de tout un tas de petites choses qu’on aimait follement, comme des épines, des orvets, du bois flotté, mouillé, des coquilles, de la boue, des salives. On avait besoin, au contact de ces choses, de préserver notre corps, sa lumière, sa beauté. Et de se laver de tous ces mots que Paps et Mams nous enfonçaient dans le crâne pour qu’on arrive – c’est ce qu’ils disaient – à devenir quelqu’un. Des travailleurs, des gens biens.

    La nuit, dans le silence de la ferme, on se racontait des choses, des espèces de poèmes :

    – La tristesse est un mur élevé entre deux jardins, disait Marcio. Nous aussi on aura notre jardin, ma sœur. Nous aussi on y arrivera, à être heureux. […] »

     

    Antoine Wauters

    Pense aux pierres sous tes pas

    Verdier, 2018

    https://editions-verdier.fr/livre/pense-aux-pierres-2/

  • Jacques Dupin, « Fragmes »

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    DR

     

    « […] Écrire que tu étais moi, que tu étais nue, que je n’étais rien . que l’ombre d’un cep, que le délié d’une lettre, que la fleur de givre sur le carreau… qu’une cicatrice inversée, une morsure éteinte… que l’ouverture et le fermoir, – que l’aube d’hiver et la nuit d’été – que la senteur du genêt sur le tumulus au bord du chemin, – que la même phrase à l’infini, reprise, biffée, répudiée – écrite…

    ————————————————————————

    Qu’écrire de l’alouette, du liseron, du chêne vert, comment, à quel degré de passion, au risque d’embuer la vitre, et l’instant de la découverte… faut-il que les mots soient plus clairs que les choses, et la feuille blanche plus criminelle que la nuit qui les dérobe, qui les relance…

     

    objet du désir de l’autre, il suffit que tu danses, que tu ries, que tu glisses en dansant dans l’œil que tu ravis, pour qu’il cesse à jamais de voir, en donnant à lire ma disparition…

    ————————————————————————

    ­­­­­­­­­­­­­­­Écrire, un mourir qui ne finit pas de s’éteindre entre mes doigts, de rougeoyer sous la cendre, et de reverdir sur l’abrupt de la falaise, comme une naissance de l’un adossée à l’agonie de l’autre, – le partage à couteaux tirés de notre gémellité odorante… très loin de moi, seul, qui verse l’huile sur le feu de l’écriture, pour activer le brasier de la mort du livre, et graisser les minuscules rouages édenté de la poétique aphasie…

    ————————————————————————

    Lui, le rossignol, une nuit de mai, la perfection de son chant me tient en éveil, et me comble, et finit de me persuader de ne plus écrire, – ou de m’obstiner follement à écrire, l’un et l’autre, pour lui, allant de soi, étant ressaisis par son chant, relancés par sa folie, le jaillissement de sa gorge touchant le silence… […] »

     

    Jacques Dupin

    Échancré

    P.O.L, 1991

  • Jacques Dupin, « Lises lisières liseron »

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    © Jan Voss

     

    « la vigne serait claire le raisin lourd

    comme si le malheur n’avait plus de prise

    quand il nous atteint, et qu’il nous serre

    dans la séquence infinie de sa venue

    de son retour – et c’est toi que je dévisage

    il y a des papillons blancs sur tes lèvres

    et devant tes yeux, avec les appelants

    de la foudre, les prémices d’un désastre clair

    frange d’ébriété d’un sol d’humus et de feuilles

    où je sombre en m’allégeant de l’odeur

    toi et moi nous étions sur le point d’atteindre

    cette précocité rayonnante, ce survol

    éphémère plus loin que le fond du ciel »

     

    Jacques Dupin

    Rien encore, tout déjà

    Xylographies de Jan Voss

    Fata Morgana, 1990

  • Jacques Dupin, « Orties »

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    DR

     

    « Le poète – il n’existe pas –

    est celui qui change

    de sexe comme de chemise

     

     

    une humide contre une sèche

    une rose contre un caillou

    et vice vers…

                          précipice

    un feu de branches déjà vertes…

     

     

    quelles fleurs pourraient surgir

    rien ne presse

     

    que le pas

                     l’ombre

    qu’il jette »

    Jacques Dupin

    in Le grésil

    P.O.L, 1996

  • Jacques Dupin, « Matière du souffle »

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    DR

     

    « L’ambiguïté de l’empreinte : être le présent d’une image ou d’un signe, la marque brûlante, – et ensemble distance de l’une, absence de l’un, – une vieille histoire racontée marmonnée sans fin, et l’éclat de son futur imminent… Le battement de sa mort suspendue, sa dérogation d’être ici, son sursis, un élargissement de condamné, sa proximité, son éloignement, la barre, la ligne surchargée graffitée de son horizon…

     

    Une image dont la violence (la témérité de la coupe) est comme inhibée, fortifiée, prolongée dans son éclat – par ce qui l’entame et l’incise, l’infléchit, l’enrobe et la brouille… Trop prompte, trop vite levée, pour être coupée de l’enclave nourricière, de la terre aveugle, et de la pensée du double…

    ­——————————————————————————————————

    Il s’en faut d’une montagne ouverte, et d’un corps de bête frôlée, de femme désirée – entre blessure, tatouage, rituel et sauvagerie… le même lancinant étirement d’un songe, et la trace accolée du double et de la proie, devant la béance de la montagne et la nuit des yeux de l’aimée…

     

    …la nuit dont la grâce réfractaire affleure par le fendillement de l’étendue et la scarification de ses plaies… comme à l’écart de ce massif, de cette chaîne de peintures dont les voix de ruissellement baignent les racines et la danse… Un orgasme de la substance, un solipsisme de l’air, une accentuation du pli et du trait qui transgresse la voix païenne, et le cérémonial de la mise à nu – et la brûlerie d’aromates… »

     

    Jacques Dupin

    Matière du souffle (Antoni Tàpies)

    Frontispice de Antoni Tàpies

    Fourbis, 1994

  • Pier Paolo Pasolini, « La religion de notre temps »

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    PPP en Giotto dans Le Décaméron, 1971

     

    « Si – ne les voyant plus depuis deux jours seulement,

    maintenant, en les revoyant, à ma fenêtre, un court

    instant, là-bas, ignorés, disgracieux,

     

    tandis qu’ils grimpent sous un soleil blanc comme neige,

    je retiens à grand-peine un enfantin sanglot –

    que ferais-je, quand, ayant acquitté toute dette

     

    ici-bas, se sera perdu mon dernier râle

    depuis mille ans déjà, depuis l’éternité ?

    Deux jours de fièvre ! Au point

     

    de ne plus pouvoir supporter le décor,

    si insensiblement changé soit-il par les chaudes

    nuées d’octobre, et si moderne

     

    désormais – qu’il me semble ne pouvoir plus

    le comprendre – en ces deux gosses qui remontent la rue,

    là-bas, au fond, à l’aube de la jeunesse…

     

    Disgracieux, ignorés : et pourtant leurs cheveux

    reluisent d’une joyeuse couche

    de brillantine – volée dans l’armoire

     

    d’un frère aîné ; tandis que sont fanés

    par de millénaires soleils citadins

    leurs pantalons de toile, que le soleil d’Ostie

     

    et le vent ont décolorés ; et pourtant c’est un fin

    travail que le peigne a consolidé

    sur les chevelures aux mèches blondes bien démêlées.

     

    À l’angle d’un immeuble, ils apparaissent,

    debout, mais fatigués par la montée,

    et je vois disparaître, en dernier, leurs jarrets,

     

    à l’angle d’un second immeuble. Il semble

    que la vie, depuis toujours, se soit arrêtée.

    Le soleil, la couleur du ciel, cette hostile

     

    douceur, que l’air assombri

    de spectres de nuées, redonne aux choses,

    tout se passe comme en une heure

     

    révolue de ma vie : de mystérieux

    matins de Bologne ou de Casarsa,

    douloureux et parfaits comme des roses,

     

    renaissent de nouveau, ici, dans la lumière

    que contemplent les yeux abattus d’un enfant

    qui ne connaît en tout et pour tout que l’art

     

    de se perdre, motif lumineux sur fond sombre.

    Alors que je n’ai jamais péché : je suis

    aussi pur qu’un vieux saint, aussi

     

    n’ai-je rien eu ; le don

    désespéré du sexe, tout entier,

    s’est enfui en fumée : je suis bon

     

    comme un fou. Mon passé

    tel que me l’a assigné le destin

    n’est rien d’autre qu’un vide inconsolé…

     

    et consolant. J’observe, en me penchant

    à ma fenêtre, ces deux gamins qui vont, légers,

    sous le soleil ; et je suis là, comme un enfant

     

    que tourmente, bien sûr, ce qu’il n’a pas connu,

    mais aussi tout ce qu’il ne connaîtra point…

    Et en ces pleurs, le monde est une odeur,

     

    rien d’autre : des violettes, des près, que connaît bien

    ma mère, et en quels printemps…

    Une odeur qui ondoie pour devenir, là

     

    où les pleurs sont doux, matière

    à expression, nuance… la voix

    familière de cette langue folle et vraie

     

    que j’eus à ma naissance et que suspend la vie. »

     

    Pier Paolo Pasolini

    Poésies 1953-1964

    Bilingue

    Traduit de l’italien par José Guidi

    Gallimard, 1973, rééd. Poésir Gallimard n° 140, 2017