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Un nécessaire malentendu - Page 29

  • Su Shi, « Écrit pour les adieux de Cen »

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    Portrait imaginaire de Su Shi par Zhao Mengfu

     

    « Paresse semble souvent pareille au calme,

    Mais le calme est-il l’élève de la paresse ?

    Maladresse est tout près de droiture

    Mais la droiture est-elle maladroite ?

    Vous êtes calme et droit, messire,

    Naturel et délié au gré des circonstances.

    Hélas ! moi, que fais-je encore ?

    De vous avoir connu, je tire nouvelles joies.

    Je ne vais pas contre le monde,

    Nous sommes simplement différents.

    Moins habile qu’un pigeon dans les bois,

    Plus lent qu’un poisson sous les glaces.

    La droiture parfois s’étire et se déploie,

    Le calme n’est jamais définitif.

    Et moi je souffre de ces maux

    Que ne guérissent ni aiguilles ni simples.

    Au moment du départ, étonné des alcools si légers,

    Et après les adieux, laissé seul dans les larmes.

    Nous nous reverrons un jour, c’est certain,

    Même si, j’en ai peur, la vie publique nous éloigne.

    Je m’en remets seulement au rêve des anciennes collines

    Qui vous emmènera dans ma pauvre chaumière. »

     

    Su Shi (Su Dungpo) – 1037-1101

    « La dynastie des Song du Nord »

    Traduit par Stéphane Feuillas

    In Anthologie de la poésie chinoise

    La Pléiade, Gallimard, 2015

  • Luo Fu, « En raison du vent »

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    DR

    «  En raison du vent

     

    Hier j’ai longé la rivière

    Sans me hâter jusqu’à

    L’endroit où les roseaux se penchant pour boire

    Et j’ai demandé à la cheminée

    D’écrire pour moi dans le ciel une longue lettre

    Sans doute un peu confuse

    Mais mon intention

    Était aussi claire que la chandelle à ta fenêtre

    Qu’on y trouve un peu d’ambiguïté

    C’est bien difficile à éviter

    En raison du vent

     

    Que tu comprennes ou non cette lettre n’a pas d’importance

    L’important c’est qu’il faut

    Avant que les chrysanthèmes n’aient complètement fané

    Que sans tarder tu te mettes en colère, ou que tu ries

    Que sans tarder tu prennes dans le coffre cette fine chemise qui est à moi

    Que sans tarder tu peignes à ton miroir cette noire et souple séduction qui est la tienne

    Et qu’ensuite avec l’amour de toute une vie

    Tu allumes une lampe

    Je suis un feu

    Qui à tout moment peut s’éteindre

    En raison du vent »

    1981

     

    Luo Fu

    En raison du vent

    Traduit du chinois (Taïwan) par Alain Leroux

    Circé, 2017

    http://www.editions-circe.fr/livre-En_raison_du_vent-588-1-1-0-1.html

     

  • Joël Cornuault, « Tes prairies tant et plus »

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    DR

     

    « Que si le temps aux trousses

    – vieilles faux

    que vous faut-il encore

    roses noires squelettes piquants ? –

    il reste tant de ces temps

    d’allégresse suffisamment douce

    pour ne pas nous exploser

    tu es faite comme un moineau de cerisier

    une moinelette de sorbier –

    mais intense assez

    pour faire feu à fleur et à fourrure

    des quatre fers dans le cœur

    cela tient à l’esprit

    que tu as distribué

    sur nos heures

    ton affluence de dons

    – tu parles du haut d’un printemps

    Dans mon sac à pie tes diamants ont chu

     

    Je l’ai senti si fort hier

    ce courant

    ce courant de cavalcade

    dans le plus grand secret

    d’une parfait générosité

    et que cette influence

    digne des fleurs de jasmin et des perce-neige réunis

    est ta création

    – belle comme une horloge qui a perdu ses aiguilles

    une goutte de parfum sur la nuque à l’attention du fiancé

    quand il s’endort contre la fiancée –

    ta graine au jardin

    dans ce désert

    désert de fées

    ta veille au grain d’Éden

     

    À longueur de jours nos mille et une nuits »

     

    Joël Cornuault

    Tes prairies tant et plus

    Dessins de Jean-Marc Scanreigh

    Pierre Mainard, 2018

    http://pierre-mainard-editions.com/boutique/grands-poemes/tes-prairies-tant-et-plus/

  • Franck Venaille, « Visage du condottiere »

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    DR

     

    « D’une douleur prégnante je cherche la raison

    quand cesserai-je de porter à mon cou cette pancarte

    où s’étale le mot : “c.o.u.p.a.b.l.e” ?

    Pourrais-je enfin vivre et penser, agir, aimer et caresser

    la chair de l’autre sans me croire installé

    sur le bûcher de souffrir ?

    D’une blessure ancienne suinte le pus.

    Quelque chose se tord et ricane en moi.

    Peut-être la vision que j’ai de l’infini.

    Peut-être ce qui perdure en moi de primitif.

    Rien que la sensation d’être cet homme désigné

    fatigué de tirer l’attelage des jours.

    Çà ! Ma douleur !

    Ne pouvons-nous pas ajouter un brin de comique à nos rapports ?

    (je me contenterai d’un pétale d’humour).

    Déjà : on installe devant moi cette bouilloire.

    Déjà : dans mon uniforme d’officier du 54e régiment des Trop Sensibles

    je prie ma compagne de partager, avec moi, le breuvage fort !

    C’est alors qu’un cheval avance sa tête par la fenêtre blonde ouverte

    avec harmonie ses longs cils se mêlent aux broderies du rideau.

    Ah ! Montagnes bleues peintes par l’Éternel !

    Ah ! Mélodie rose de la fleur de lupin !

    La douleur est bien là : n’est-elle pas organiquement mienne ?

    Mais j’en fais don au pasteur intègre du village.

    Et c’est d’un air léger que je termine de boire,

    alors que

    pour moi seul, cette femme entière

    soulève sa voilette.

     ——————————————————————

    En ces après-midi où surgissaient les merles

    – petits orateurs agités et pugnaces –

    je ne demandais rien d’autre à la vie que cela

    partager avec eux le silence capiteux

    me laisser abuser par leur si incompréhensible joie

    et

    pourquoi pas ?

    à mon tour étendre sur ma douleur mes ailes noires

    afin de la cacher au regard d’autrui

    en ces après-midi où surgissaient les merles.

    D’une chambre à l’autre

    en leurs fenêtres ouvertes

    passait, bon compagnon : le vent d’avril !

    J’étais ce condottiere venu pour régner sur quelques icônes

    forcément chastes. Ce soldat adossé à cet arrole noir

    lui servant de rempart – main nue qui se tend au passage d’une jupe –

    Rien que moi !

    Tout de moi !

    En ces après-midi où s’agitaient qui vous savez.

    Elle était donc douce et lumineuse cette vie !

    Pourquoi, soudainement, cette étrange odeur glissant dans les couloirs ?

    Et d’où venait, rauque et rauque, cette roux rauque, qui :

    s’élançait

    contournait

    s’immisçait partout, si rauque ?

    De quelle poitrine ? Ça je le saurai.

    De quels poumons ? On me le confiera.

    De quel appartement avec vue sur le lac ?

    Rauque et rauque cette toux signalant à toutes et tous

    que, parmi eux, un être souffrant, sur sa couche, mal respirait.

    En ces après-midi où surgissaient les merles. »

     

    Franck Venaille

    Tragique

    Obsidiane, 2001, rééd. Poésie/Gallimard, 2010

  • Lutz Seiler, « Kruso »

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    DR

     

    « “La mission de l’Est, Ed, je veux dire de l’Est tout entier à commencer par les yourtes casaques, par la tente de cirque de ma mère à Karaganda, tu sais, de là-bas jusqu’ici, jusqu’à cette île, cette arche…”, il avala de travers et recracha, mais la bouillie lui faisait manifestement du bien, “… ce sera de montrer la voie à l’Ouest. La voie vers la liberté, tu comprends, Ed ? Ce sera notre mission à nous et la mission de l’Est tout entier. La montrer à ceux qui, d’un point de vue technique, économique, infrastructurel sont allés…”, il déglutit et reprit avec une voix plus forte, “à ceux qui ont fait tant de chemin avec leurs autoroutes, leurs chaînes de montage, leurs parlements, leur montrer le chemin de la liberté, cette face perdue de leur… leur existence.” À nouveau il avala de travers, puis une quinte de toux, comme si un géant invisible l’avait saisi par les épaules pour le secouer.

    Chut”, fit Ed mais il se tut aussitôt lorsqu’il aperçut le regard perçant de Kruso.

    “C'est notre mission, Ed. Protéger la racine des scories qui nous arrivent maintenant, qui la submergent sous des  avalanches si agréablement parfumées, incroyablement séduisantes et douces, sous des scories d'une grande beauté, tu comprends, Ed ?”

    Mal à l’aise Ed essaya de continuer à le nourrir, mais Kruso n’avalait plus, il ne faisait que serrer les lèvres un peu plus, et ainsi une partie de la bouillie ressortait.

    “La liberté nous attire. Elle reconnaît ceux qui l’aident. Toi aussi elle t’a reconnu Ed !”

    Ed frotta autant qu’il put pour nettoyer de cette bouillie jaunâtre sa barbe de plusieurs jours et lui frictionna aussi la poitrine. Cette fois-ci les ablutions ont lieu l’après-midi, cette idée absurde frôla Ed. Il chercha à rassurer son ami avec des mots encourageants.

    “Nous devons manger quelque chose, Losch. Je veux dire pour être fort, pour combatte les scories, je veux dire, qui d’autre sinon saurait comment…”

    Comme Ed n’avait plus grand chose à dire à ce sujet (alors qu’il ressentait comme souvent une grande envie d’être d’accord avec son compagnon, d’être uni à lui malgré toute la distance), il se mit à réciter du Trakl. Il avait bien oublié quelques strophes, voire des textes entiers. Ce n’était pas grave. Il convoquait des vers et des rimes de textes venus d’ailleurs, l’ensemble des stocks sus par cœur était un peu mité à présent, et il chuchotait tout cela comme pour lui-même, il en faisait une seule et unique mélodie chargée d’amour et de désespoir – son ton à lui. Les poèmes de Kruso en faisaient partie aussi, et puis aussi des passages dont jusqu’ici il avait ignoré l’existence. Quelque chose comme un poème à lui – comme s’il avait commencé à écrire.

    La cuillère toucha la bouche de Kruso et le sésame s’ouvrit.

    “Bien Losch, c’est très bien, murmura Ed, nous y arriverons, tu verras.” »

     

    Lutz Seiler

    Kruso

    Traduit de l’allemand par Uta Müller et Bernard Banoun

    Postface de Jean-Yves Masson

    Coll. « Der Doppelgänger »

    Verdier, 2018

    https://editions-verdier.fr/livre/kruso/

  • Michel Jullien, « L’île aux troncs »

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    DR

     

    « Tchoubine et Sniezinsky furent des premiers colons, la fournée de 49, deux vétérans parmi les cent trois estropiés cinglant vers l’île le mardi 4 octobre, un vapeur. Personne ne vit les voyageurs débarquer à la force des bras, une queue-leu-leu sur la passerelle, leur démarche sur les mains, le tronc oscillant, un paquetage minuscule accroché dans le dos, leur regroupement sous les mélèzes, cent trois samovars postés sur la grève et l’au-revoir de tous ces bras à l’équipage. Bientôt le lac durcirait pour des mois. Le vapeur appareilla, sa cheminée fit un toupet noiraud dans les brumes de Valaam, on ne le vit plus – sa fumée, son fuselage –, et lorsque la colonie s’ébranla vers le centre de l’île avec cette neige et cette façon d’aller, on pensait à un banc de pingouins. Cent trois samovars, une petite congrégation insulaire, le ramassis des grands lendemains.

    Au monastère, les nouveaux arrivants eurent le choix des cellules. Kotik et Piotr élurent deux loges attenantes au centre de l’allée, dans l’enceinte, presque à regret. Ils auraient préféré la même, empiler des châlits afin qu’aucune cloison ne les éloignât mais, cette année-là, le parc immobilier permettait que chacun fût chez soi. Ce n’est qu’ensuite, fallut se tasser, le monastère se remplissant à la faveur des transports printaniers. Pour l’heure, début d’hiver, les nouveaux résidents ne se marchaient pas sur les pieds, les murs marquaient une tendance au vide, en plus de quoi quelques âmes affectées dans cette retraite insulaire n’avaient pu supporter les rigueurs magistrales de la première saison, libérant des cellules. Ce ne fut pas le cas des deux comparses en leur nouvelle terre. Au contraire, Valaam les secoua, l’espace, le frimas, la nature, une certaine hygiène recouvrée, un minimum de soins dispensés, une vie communautaire mieux réglée parmi leurs prochains, la quiétude insulaire, les vapeurs lacustres, une diète éthylique vivifiante, du bouillon chaud, un toit, des nuits, du régime, un peu des bienfaits d’une cure. Après des années de macadam, la pause erratique les transforma. Aux heures de la journée, leur métabolisme savait renouer avec les conséquences d’une cuite. Les couperoses s’affadirent aux joues de Sniezinsky. Il désenfla, le pourtour mieux cintré et l’humeur retrouvée, non pas pour le petit gain esthétique mais, principalement, parce qu’en ces derniers temps à Leningrad il se fatiguait de traîner son ventre à même le sol lorsque les jambes n’aidaient en rien à le rehausser. Voici qu’entrait désormais un trop-plein de vide entre son froc et lui-même. Il s’en procura un nouveau, moins ample, de bon tissu. Ses toux s’apaisèrent, se turent, n’éclatant qu’aux premières minutes du réveil ; encore un peu et sa trachée s’épura au sortir du premier hiver. Il s’occupait. Sur le seuil de sa cellule Piotr s’adonnait à un petit commerce épatant, tailler des cuillères en pin sibérien, des bols dans le bois, creuser des écuelles au canif, racler des timbales, ses mains occupées à façonner des couverts qu’il entendait troquer non pas contre une planchette mobile comme beaucoup en possèdent mais un vrai fauteuil, avec des roues, une assise et un dossier. »

     

    Michel Jullien

    L’île aux troncs

    Verdier, 2018

    https://editions-verdier.fr/livre/lile-aux-troncs/

  • Jacques Roman, « D’entente avec oui »

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    Vincent Ottiger

     

     

    « Il est étendu dans l’herbe

    un livre tombe à terre

    pourquoi le ramasse-t-on

    et se relever

    pourquoi donc se relever

    à quelle page l’ouvrir

    si l’on ne peut plus lire

     

    Est-ce le poids du ciel

    que soulève la poitrine

    qui donc tourne les pages

    d’un bleu papier

    et télégraphie

    de la détresse stop

    sourire de la farce stop

     

    –––––––––––––––––––––––

     

    D’entente donner le jour

    de ce côté-ci

    à d’étranges constellations

    entrevues intimes

    au respir et au lit

    de la conscience

    son étendue nocturne

     

    D’entente avec oui

    aveugle chancelant

    effleurer la face

    de l’invisible sens

    et voir d’un instrument fou

    le revenant dire je

    dire avoir entendu »

     

    Jacques Roman

    D’entente avec oui

    Gravures sur bois de Vincent Ottiger

    Paupières de terre, 2008

    https://paupieresdeterre.wordpress.com/2012/02/22/jacques-roman/

  • Katherine L. Battaiellie, « Récit »

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    « Selon les besoins du ménage, et ses sentiments, elle transporte l’urne d’une pièce à l’autre. Quand les soucis s’accumulent, elle se poste en face d’elle et admoneste les cendres avec véhémence.

    Elle leur crie qu’elle n’en peut plus, entre la chaudière qui est tombée en panne, la cave qui a été inondée, le voisin qui se plaint des branches qui dépassent sur sa propriété, les papiers des impôts qui ont disparu. Il aurait pu ranger un peu, mais ça, ça n’a jamais été son fort, et il s’est bien défilé, il la laisse toute seule se débrouiller.

    Et quand elle a dit tout ce qu’elle avait à dire, elle prend l’urne, la fourre par terre dans un coin sombre derrière un meuble, et quitte la pièce en claquant la porte. »

     

    Katherine L. Battaiellie

    Récit

    Rhubarbe, 2018

    http://www.editions-rhubarbe.com/recit.htm

  • Christophe Manon, « Qui vive »

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     Christophe Manon & Frédéric D. Oberland, concert Jours redoutables,

    à la Bibliothèque Mériadeck, 23 mars 2018 © cchambard

     

    « Maintenant tu as mal camarade, d’une douleur sans âge, celle qui parcourt à gros bouillons de sang la longue histoire de l’humanité. Maintenant tu voudrais cesser d’entendre et de voir, te transformer en plante ou mieux encore en pierre, incapable d’un cri ou d’un geste, et tu voudrais sombrer dans un long sommeil qui n’arrive pas.

     

    Maintenant tu as mal camarade. Tu agonises ou tu es déjà mort. Peu importe. Tu séjournes dans un espace intermédiaire, dans un temps intermédiaire, dans un de ces lieux de transition entre réel et irréel, on ne sait où, étendu, saignant, très calme cependant, tu fermes les yeux et te recroquevilles en position fœtale. Tu voudrais simplement rejoindre ton terrier natal, te coucher dans ta ruche tout confort pour une nuit sans rêve. Désireux maintenant de dormir en paix.

     

    Tu ignores qui tu es, où tu es, et ce que tu fais, camarade. Tu ignores si tu te trouves au centre ou à la périphérie de la mort. Et quelle importance d’ailleurs ? Lèvres closes, tu cherches. Tu cherches des mots, mais dans quelle langue et pour communiquer avec qui ? Les yeux écarquillés comme un animal sauvage surpris dans sa fuite, tu protestes. Tu ne comprends pas et tu protestes.

     

    Ne t’en fais pas, camarade. Mourir n’est pas difficile. Vivre l’est beaucoup plus. Vivre est une réalité. Ne t’en fais pas. Ta mort était déjà ancienne quand ta vie commença et tu as renoncé à toi-même depuis longtemps déjà. Mais est-ce mourir cette incompréhension, cette surprise, la bouche ouverte, les bras ballants ? Tu fermes les yeux et tu vois maintenant. De ton lointain passé surgissent des souvenirs que tu croyais disparus à jamais, séparé d’eux par l’infranchissable épaisseur du temps comme un obstacle de verre invisible et trompeur. »

     

    Christophe Manon

    Qui vive

    Nouvelle édition revue et corrigée,

    suivie de Missive du Conseil autonome des partisans rouges et de Derniers Télégrammes

    Dernier Télégramme, 2018 (première édition, 2010)

    http://www.derniertelegramme.fr/_Christophe-Manon_

  • Patricia Cartereau & Albane Gellé, « Pelotes, Averses, Miroirs »

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    « Tu te rappelles

    on ramassait des allumettes,

    une enfant se lançait dans ses questions

    avec une vigueur de poisson-chat

    tu me diras qu’un jour tous les murs finissent

    par être repeints

    mais pour quel palais,

    et jusqu’à quels estuaires.

     

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    On emmènera les animaux

    parler à ceux qui ne parlent plus,

    on s’occupera des drames,

    on veillera la joie,

    on prendra le temps de se dire au-revoir

    devant des maisons,

    des bouquets de fougères.

     

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    Sur la colline le ciel s’ouvre,

    prépare la neige, tout est dehors.

    Une maison est posée

    sous le ventre d’un cheval,

    le monde tremble, a de grandes rages.

    J’additionne et je range

    toutes les minutes de silence.

     

    Tout vole et je marche

    dans des éclats,

    mille et cent signes, je touche

    une écorce frottée par un sanglier,

    viens voir ce cercle de houx,

    entends-tu. »

    Patricia Cartereau & Albane Gellé

    Pelotes, Averses, Miroirs

    Lecture de Ludovic Degroote

    L’Atelier contemporain, 2018

    http://www.editionslateliercontemporain.net/collections/litterature/article/pelotes-averses-miroirs

  • Louis Calaferte, « Rosa mystica »

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    DR

     

    « 46

    Visage levé, bouche ouverte, offert à la pluie qui l’inonde. Les gouttes frappent le front, les joues, les épaules, les bras nus dans la robe, se suspendent, ruissellent le long du cou, s’étoilent en s’écrasant sur le bord décolleté de la poitrine.

    Au bout des bras écartés, les paumes creuses recueillent de cette eau abondante, tandis que les lèvres s’essaient à la happer.

    Aspersion. Rose suave. Précieux Sang. Fons-signatus. (Où êtes-vous, multitude des Anges ?)

    Le regard vif, joyeux et secret.

    (Ô ! pourquoi n’avons-nous plus ta pureté ?

     

    Gracilité de la silhouette frêle immobilisée dans l’ombre du jardin.

     

    Blancheur de la robe qui la vêt.

     

    C’est le calme matin. C’est le jour. C’est l’occlusion de la nuit. Elle est là.

     

    J’entretiens un silence.

     

     

    62

    Il y aura, liés, dans le souvenir à des gestes, à des attitudes, à une façon de prononcer un mot, ou de rire, ou de se taire, ou d’adresser un regard, toute cette beauté d’herbe, de forêts, de champs verts, de fleurs, de lumière, de soleil, de nuages torturés ; tel aspect du paysage, à un certain endroit, à une certaine heure de la journée, sous un certain éclairage ; telle forme de bouquet, telle atmosphère dans la maison…

    Cela —, qui n’existera que pour moi seul, qui me prépare à l’adieu. »

     

    Louis Calaferte

    Rosa mystica

    Denoël, 1968, rééd. Folio n° 2822, 1997

     

  • Yang Wan Li, « Vivant retiré »

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    Antoine Watteau, Lao Gine ou le vieillard chinois, Musée du Louvre

     

    « L’arbre Yuo mu, sur une île de l’Océan de l’ouest, est l’arbre au-delà duquel le soleil se couche

     

    convalescent, j’ai du mal à marcher

    longtemps assis, mon sentiment ne s’apaise pas

    têtu devant ma femme,

    j’ai honte d’avoir à lui demander du soutien pour me lever

    je préfère faire appel à ma canne en bambou taché

    à chaque pas elle m’accompagne

    je n’ai pas l’intention d’aller bien loin,

    je vais juste faire un tour dans la cour

    quand le terrain est plat, personne ne s’en rend compte

    mais si ça monte ou si ça descend aussitôt on ralentit

    ma vie durant l’ambition m’a mené dans les quatre directions

    les huit extrémités je les regardais comme rien

    à l’ouest je me suis envolé, cassant une branche de l’arbre Yuo mu*

    à l’est j’ai traversé l’océan en chevauchant une baleine

    aujourd’hui me voilà allongé sur un lit en chénopode

    dès que je me lève neuf fois je halète

    ma force est épuisée mais mon ambition est intacte

    au-dessus du lit je saisis mon épée précieuse

     

    en plus d’être malade, j’ai mal aux pieds et suis las de rester assis toute la journée, j’écris pour tromper l’ennui

     

    ma vue est brouillée, la neige couvre mon crâne

    dans le flou sont passées les trois ou quatre dernières années

    qui sait que c’est le mal aux pieds qui m’empêche de marcher ?

    à me voir rester sagement à la maison, on pense que je suis assis en méditation

    si mon éventail tombe de la table, je suis trop paresseux pour le ramasser

    aller consulter un livre près de la fenêtre, comment me déplacer ?

    les gens de ce monde tous envient les immortels parce qu’ils volent

    moi, j’envie ceux qui marchent, c’est ça pour moi être immortel »

    Yang Wan li – 1127-1206

    Le son de la pluie

    Poèmes choisi et traduits du chinois par

    Cheng Wing fun & Hervé Collet

    Moundarren, 1988, 2008, 2017

    http://www.moundarren.com/poeteschinois/yangwanli