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Un nécessaire malentendu - Page 80

  • Jean-François Bory : d'Annunzio

    avec méthode mais « comme en vacances »

    Jean-Francois Bory_La Touriale.jpg

     

    Voici un joli petit livre dont chacun pourra tirer profit s’il a un tant soit peu de curiosité, d’humour, de goût pour la digression, la surprise, et la prose (re)tenue – c’est dire si elle est absolument débridée.
    On ne présente plus Jean-François Bory qui, depuis longtemps, délivre du plaisir, de la dérision, et des raisons de croire encore aux pouvoirs de la littérature puisque aussi poète visuel soit-il, le récit ne l’a jamais abandonné – ou est-ce l’inverse – et voici qu’il nous en apporte une nouvelle preuve joyeuse bien qu’érudite. De D’Annunzio, donc il est question, mais aussi de Walter Scott, du monstre du Loch-Ness, de Francis Ponge, de Jules Renard, d’Ivan Messac, de traduction, d’un hôtel rococo au bord du lac de Garde, de plusieurs fiancées, de la Yougoslavie – et principalement de la recherche de la direction du château de Trsat –, du Vittoriale, d’un œil +un œil perdus… bref « de la vie, c’est-à-dire pour moi, de l’écriture ».
    Problématique D’Annunzio ? Certes. Mais si on ne « s’intéresse à rien qu’à tout à la fois », le terrain est libre, la rive ferme, le ratage infini, et l’objet du mythe toujours repoussé d’être approché « avec méthode, mais “comme en vacances” ». D’ailleurs, il reste, à Jean-François Bory, plusieurs « façons » de rater un livre sur Gabriele D’Annunzio et c’est tant mieux.


    Claude Chambard


    Jean-François Bory
    Dix-sept façons de rater un livre sur D’Annunzio
    Spectres familiers
    72 p. ; 12 € ; isbn : 978.2.909857.13.8

    Pour la photographie de Jean-François Bory merci à Poésie Marseille

  • De seuil en seuil

    Hier, Anne-Françoise Kavauvea a mis en ligne un article sur trois de mes livres. Non seulement sa lecture est d'une justesse rare mais elle lève quelques lièvres qu'elle a été jusqu'à maintenant la seule à voir courir, je l'en remercie. Une telle lecture du travail d'un auteur me semble suffisamment rare pour être soulignée. Et tous les articles d'Anne-Françoise Kavauvea sont du même tonneau. Je me dois donc de vous inciter à lire son blog le plus régulièrement possible.

    http://annefrancoisekavauvea.blogspot.com/2011/01/claude-chambard-lire-ecrire-vivre.html

    Tannhaüser+détail.JPG


  • Bonne année 2011 avec Emily Dickinson

    Que tous mes vœux vous accompagnent au long de cette année nouvelle.

     

    « Fais moi un tableau du soleil —
    Que je l’accroche dans ma chambre.
    Et fasse semblant de me réchauffer
    Quand les autres s’écrieront “Jour” !

    Dessine-moi un Rouge-gorge — sur une tige —
    À l’entendre, je rêverai,
    Et quand les Vergers ne chanteront plus —
    Rangerai — mon simulacre —

    Dis-moi s’il fait vraiment — chaud à midi —
    Si ce ne sont des Boutons d’or — qui “voltigent” —
    Ou des Papillons — qui “fleurissent” ?
    Puis — omets — le gel — sur la prairie —
    Omets la Rousseur — sur l’arbre —
    Jouons à ceux-là — jamais n’adviennent ! »


    Emily Dickinson
    Y aura-t-il pour de vrai un matin, Cahier 9
    Traduit de l’anglais (États-Unis) par Claire Malroux
    José Corti, 2008

  • Lionel Bourg, Comme sont nus les rêves, L'immensité restreinte où je vais piétinant

    Bourg_Lionel.jpgLionel Bourg

    Comme sont nus les rêves

    Apogée

    148 p. ; 15 €

    L’immensité restreinte où je vais piétinant (poèmes)

    suivi d’un entretien avec Thierry Renard 

    La Passe du vent

    128 p. ; 10 €

     

    Lionel Bourg est un homme en marche. Depuis 1949. Même la fatigue ne l’arrête pas. La maladie, à peine. Il se contente de se calfeutrer un temps sous les toits – lézardés, crevassés mais classés – où il « campe entre des piles de bouquins et des monceaux d’objets hétéroclites » – de sa ville de Saint-Étienne (après son Saint-Chamond natal distant de 11 kilomètres) — au célèbre stade Geoffroy-Guichard, car on peut être poète et aimer le football et même en parler au Cameroun. Et puis il repart. N’écrit-il pas qu’il faut « se perdre au sein de sa propre stupeur ». Pourtant en voyage « l’angoisse le dispute au bien être ». Adolescent, il faisait halte dans des troquets, avec Antoine qui voulait rapidement craquer la jolie rondelette qu’avait amassée sur son livret de caisse d’épargne des parents qu’il ne supportait plus, espérant ainsi fuir son milieu originel. Aujourd’hui il les affectionne moins, l’âge venant et Nadja ne venant plus. Reste les parcs où flâner où regarder les gouttes tomber dans le bassin, où cueillir « une fleur dont les pétales se détachent aussitôt : il est amer le goût des baisers que l’on n’osa voler ». Reste la campagne à vaches et la visite aux momies deux, trois fois l’an – « j’ai le goût des pèlerinages » –, reste la Bretagne. Reste Elice Meng qui délivre ces personnages « de l’ombre où ils étaient ensevelis », reste Rebeyrolle, Lequier. Reste Pirotte, Josse et Michaël Glück  – « C’est de nécessité qu’il s’agit. » Reste la lettre de l’oncle « si triste, si pleine de chagrin et de mélancolie ». Reste Jean-Jacques, Villon, Rutebeuf et Nerval, Hölderlin, Larbaud, Ginsberg, Rimbaud, Baudelaire, Cendrars et Scève, reste Melville, reste Breton… « La poésie, dites, la poésie, qu’est-ce que c’est ? » Quand on est peu ou mal aimé, qu’est-ce que c’est, qu’est-ce que c’est…

    « Je me souviens enfant des mots qui m’obsédaient » dit le premier vers d’un poème et cet autre « Comme les jours sont longs et longue cette attente ». Plus sombre que sa prose, la poésie de Lionel Bourg est d’un seul tenant, tirant à elle les poètes qui l’accompagnent. Poursuivre avec eux est une nécessité et, au fond, le seul viatique, le principal enjeu de ce grand livre.

    « La poésie, dites, la poésie, qu’est-ce que c’est ? » Peut-être simplement la recherche d’« une phrase ultime un geste dérisoire quelque chose / d’indéfinissable vraiment… ». Toute l’œuvre de Lionel Bourg.

    Claude Chambard

     

     

  • Bernard Noël, 80 ans

    Aujourd’hui, 19 novembre 2010,

    Bernard Noël a 80 ans.

    Excellent anniversaire Bernard.

     

    b.noel-2.jpg« Sous ma porte, une lettre.

    Une feuille bleue dans une enveloppe blanche.

    C’est la lettre du 19. Je la reçois une fois l’an, et, par chance, quelqu’un l’a fait suivre cette année encore.

    Où es-tu ?

    Je t’écrivais : « ma petite âme », à cause de ton visage de mouette. J’ai perdu ta vue. Et tu parles maintenant de cette part de vie qui est trop belle pour être mal vécue,

       la vie, la vue

       et l’espace blanc,

       il ne se passe rien, et c’est tout.

    Une chambre blanche… Comment dire ? nous étions suspendus dans cet espace blanc… un blanc qui faisait une voûte très haute, s’estompant à l’infini… et le ciel tombé infiniment blanc. Nous étions là, assis face à face, au pied d’un immense lit, dont la tête disparaissait dans la brume blanche… Et rien, sauf la vie si tendue qu’elle presse la peau à tel point que la voici devenue blanche… la vie extrême… le lien invisible.

    Cette lettre, d’où venue ? je ne peux y répondre, aussi ressemble-t-elle au livre que je n’écrirai qu’en mourant, car il sera ma vie. Et le désir me vient de déranger cette dérangeante pensée n’importe comment. J’ouvre à ma droite et :

    Rendre hommage à notre passé est le seul geste qui comprenne aussi l’avenir.

    Celui qui parle ainsi est un livre auquel j’arrache aussitôt sa page, car le consultant de l’oracle rêve d’arracher la langue qui le gratifie afin de la conserver en l’état le meilleur d’elle-même. Ô langue, tu n’auras plus de bouche pour te trahir ! Et je la fourre dans ma poche, qui vaut bien, après tout, l’autre sac à paroles.

    Je m’assieds.

    Je vois le fleuve : l’image et son souvenir ne sont-ils pas séparés comme l’image et son reflet ? Mais le souvenir tire son image du temps, alors que le reflet descend dans l’épaisseur de l’eau.

    Je voudrais penser quelque chose qui ne soit pas ce que peux penser.

    Et laisser les livres fermés.

    J’écris :

    […] »

     

    Bernard Noël

    Le 19 octobre 1977

    Flammarion, coll. Textes, 1979

     

     

     

  • Cœur d’oiseau dent de lion, Joël Cornuault

    CornuaultCoeurDents.jpgEst-ce ainsi que l’on poursuit la tradition des troubadours en ce début de XXIème siècle ? Joël Cornuault serait-il un des derniers à encore et toujours chanter l’amour courtois ? Courtois mais décidé et sensuel. Mais pas l’amour de loin, pas de trop loin, même de très près.

    D’un peu loin, par contre, les importuns, les empêcheurs de penser, de jouer, de jouir, les rabat-joie, « les pères fouettard / minables casseurs / de pattes aux canards », ceux qui pleurnichent, les aigres, les procéduriers, les faux culs, les parvenus de tout poils, ceux-là oui il les tient loin de son nid, de sa plume, de son cœur d’oiseau.

    Mais elle, celle-là qui vibre, qui tourbillonne dans son cœur, celle là dont il ouvre les genoux, celle à qui il chante : « Quand tu me déplies tes ailes / m’offres ta voûte de plumes blondes / déploies ton cou / âme d’oiseau / j’ai faim de loup / cœur d’oiseau / j’ai dent de lion // à n’en plus finir. », celle là, oui, à bien de la chance, et peut être un peu plus même, un amant qui sait dire sa passion et l’explosion d’icelle.

    Claude Chambard

     

    Joël Cornuault

    Cœur d’oiseau dent de lion

    Dessins de Jean-Marc Scanreigh

    28 p. ; 6 €

    Pierre Mainard, 2009

    14, place Saint-Nicolas
    47600 Nérac
    Tél. : 09 50 34 22 48
    Fax : 05 53 65 93 92
    Courriel : mainardeditions@free.fr

  • Paul Celan

    220px-Celan_passphoto_1938.jpg« […] Car le poème n’est pas intemporel. Certes, il élève une exigence d’infini, il cherche à se frayer passage à travers le temps, – à travers lui et non par-dessus.

    Le poème, en tant qu’il est une forme d’apparition du langage, et par là d’essence dialogique, le poème peut être une bouteille jetée à la mer, abandonnée à l’espoir – certes souvent fragile – qu’elle pourra un jour être recueillie sur quelque plage, sur la plage du cœur peut-être. Les poèmes, en ce sens là également, sont en chemin : ils font route vers quelque chose.

    Vers quoi ? Vers quelque lieu ouvert, à investir, vers un toi invocable, vers une réalité à invoquer.

    C’est de telles réalités qu’il en va, selon moi, pour le poème.

    Et je crois que de tels cheminements de pensée ne marquent pas seulement mes propres efforts, mais aussi ceux d’autres poètes d’une génération plus jeune. Ce sont les efforts de celui qui, survolé d’étoiles, qui sont œuvre humaine, qui, exposé en ce sens jamais pressenti encore et par là effroyablement à découvert, va de tout son être au langage, blessé de réalité et en quête de réalité. »

    Paul Celan

    « Discours de Brême »

    In Poèmes

    Traduit de l’allemand par John E. Jackson

    Éditions Unes, 1985

     

  • Adorno/Celan, Correspondance

    25971.JPGAdorno / Celan

    Correspondance

    Traduit de l’allemand par Christophe David et présenté par Joachim Seng

    96 p. ; 16 €

    Nous http://www.editions-nous.com/

     

    Cette brève correspondance – 1960-1968, 17 lettres en tout  – paraît aux éditions Nous, préfacée par Joachim Seng. C’est heureux car nombre d’allusions, dans les lettres de Paul Celan principalement, seraient difficiles à saisir, à situer, sans la justesse et la clarté des propos du préfacier. Plusieurs fois Celan fait allusion à la pénible affaire avec Claire Goll qui, on le sait, l’accusa d’avoir plagié les poèmes de son mari Yvan avec qui Celan était très lié, celui ayant même envisagé la création au décès de son épouse d’un Fonds Claire et Yvan Goll, dont Celan devait faire partie. Le temps a montré, que ces accusions étaient infondées, mais Celan en fut terriblement meurtri : « Celan a été qualifié d’escroc, plagiaire et charlatan, comme je vous le dis ! », écrit-il dans une lettre à Albert Sperber. Et à Adorno : « Votre Sioux qui vend aussi de vieilles métaphores sur les chemins dérobés de la littérature » qui est une allusion directe à une lettre de Claire Goll où celle-ci écrivait : » Celan, le Sioux de la poésie qui emprunte des chemins dérobés. » et ce n’était pas une amabilité.

    À l’époque de cette correspondance entre le poète et le philosophe, Celan publie Dialogue dans la Montagne qui a pour objet une rencontre manquée avec Adorno à Sils-Maria et qui fait dialoguer le Juif Große (le grand Juif) et le Juif Klein (le petit Juif) (Celan comprendra tardivement qu’Adorno, dont la mère est catholique, n’était pas juif) et obtient le prix Büchner le 14 mai 1960. À cette occasion, il prononce un étonnant discours le Méridien où, à travers une lecture de Büchner, il explique ce que sont pour lui l'art et la poésie.

    Au centre de cette correspondance on trouve des allusions également à la fameuse formule d’Adorno « Écrire un poème après Auschwitz est barbare ». C’est pourquoi la publication du Dialogue dans la Montagne est si importante où Celan prend position contre ce qu’il entend comme un verdict, en donnant de son côté « un dialogue entre deux Juifs, un dialogue sur les précipices et les failles de la langue, une langue d’après Auschwitz » comme le rappelle Joachim Seng.

    Celan, par ailleurs, attend d’Adorno un article sur sa poésie et il le lui rappelle plusieurs fois, mais il n’aura jamais ce qu’il aurait été en droit d’espérer, même si quelques pages sur son travail paraîtront après la mort du philosophe.

    Cette correspondance montre combien les rapports entre les deux hommes étaient complexes malgré leurs points communs et combien l’attente de l’un ne fut jamais réellement comblée. Mais Celan avait cette « faculté de résister au pire en le transformant en langage »

    Claude Chambard

     

  • Tita Reut

    Bless

     

    DSCN1325.JPG« Dieux vivants plus affreux que les dieux morts

    mangeurs de réel

    Insoutenables propriétaires

    traqueurs de planches où vont tranquillement les pas

     

    La voix touche les petits organes

    le poids des cordes et des vessies   volume d’un timbre

    l’ombre en nous d’un écho – le double son –

    cette ombre qui est un mur produit par les boîtes et les crânes

    où vient cogner   musique matérielle   un souffle

    sans oxymore   notre invisible passerelle

     

    Dieux de la perte absolue

    du manque à voir et de l’absence de lire

    de la victoire   de la victime   et du supplice nommés par la bouche du bouc

    la tragédie répétée de la guerre

    avec les masques bruns   ses casques enfouis

    ses têtes enfoncées   ses yeux cuits dans la boue par l’orage

    et le bouillonnement des matières froides sous l’incandescence du contre

     

    Il n’a manqué aux hommes

    que l’imaginaire de la mémoire »

     

    Tita Reut

    Péronne, la visite des ombres

    Dessins de Arman

    Dumerchez, coll. Regard, 2004

     

  • Al Berto

    al berto_foto.jpgChromo

     

    nous arpentons le monde
    en expérimentant la mort
    des cheveux blancs des mots
    nous traversons la vie avec le nom de la peur
    et la consolation de quelque vin pour nous soutenir
    l’urgence d'écrire
    on ne sait à qui

    le feu la sève des plantes infectées par les astres
    la vie polycopiée et distribuée ainsi
    par le biais de la langue… gratuitement
    l’amère saveur de ce pays contaminé
    les taches d'encre sur la bouche blessée des tigres de papier

    tandis que je dors à la vitesse des pipelines
    j’ébauche des chromos pour une collection de rêves lunaires
    et au réveil… l’incohérente ville éprouve de la haine
    envers celui qu’elle devrait aimer

    le temps s’égoutte dans la musique silencieuse de cette mer
    ah mon ami… comme j’envie cet après-midi de feu
    où il te plaisait de mourir et de rentrer

    Al Berto

    Salsugem

    Traduit du portugais par Michel Chadeigne & Ariane Wikowski

    L’escampette, 2003

  • CosmoZ

    9782742793198.jpgCeux qui lisent ce blog avec régularité savent que les notes de lecture y sont rares. J’ai choisi de plutôt mettre le petit extrait de texte qui donne envie, c’est tout de même l’écriture de l’auteur qui prime plutôt que les longs discours. Mais parfois, le livre est rétif, il ne se plie pas aisément à l’extraction, on se dit alors qu’un seul morceau aussi bien choisi soit-il ne suffira pas, sans doute à tort. C’est pourquoi je prends le risque d’être le énième, de rabâcher, et je me lance dans le cyclone CosmoZ, un des livres qui m’a raconté le plus de choses en cette rentrée. Un évènement à mon sens.

    D’emblée je le cale près de deux autres, dont il est parfois très proche – et cependant très éloigné –, que sont le Siècle des nuages de Philippe Forest (Gallimard) et Éclairs de Jean Échenoz (Minuit). Ces trois livres, chacun à sa manière, nous parlent du siècle passé, nous donnent des points de vue, ce qui n’est pas si courant (sans jeu de mot).

    D’entrée j’y ai entendu (cf. le post du 13 septembre), les Hommes creux de Thomas Stearns Eliot et, au fur et à mesure de l’avancée de ma lecture, j’ai vérifié ce son comme si j’étais l’homme en fer blanc, comme si la voix d’Eliot passait par là, que je la captais avec de plus en plus  d’ampleur. Mais c’est la voix de Claro qui résonne, qui vibrionne , qui remue, brutalise parfois, malaxe… Dès lors, pris dans le tourbillon de cette langue en mouvement qui brasse large et construit par strates, le livre s’ouvre sur Dorothy, que nous connaissons tous à priori, puis va de l’ablation d’une tumeur de la langue de Franck Baum, au XIXe siècle, à un certain jour de 1956 devant un poste de télévision CT-100 où passe le Magicien d’Oz de Victor Fleming . Car de la fiction de Baum à celle de Claro les personnages se modifient et font même des incursions dans l’Histoire, traversent le siècle, ses soubresauts, ses drames, ses horreurs.

    La violence des tranchées, les camps, la bombe atomique nous entrainent de trou noir en trou noir vers – dans – le magma du CosmoZ et la multiplicité des approches ne rend que plus dense, plus singulière, la façon de tracer le sillon du récit comme nous le propose Claro. Guère d’équivalences me semble t’il. Tant mieux.

    CosmoZ vous attrape et ne vous lâche plus, c’est un monde vaste, plus vaste que le monde, un ultramonde et un inframonde : un métamonde, une féerie qui démantibule la féerie, en fait autre chose, une impossibilité à choisir entre fiction et réalité pour mieux se glisser dans chaque possible de chaque personnage et du personnage que devient le texte, le corps du texte emplissant ceux qui sont creux, les freaks, les inadaptés, les réfractaires, repoussant les manigances des magiciens et autres manipulateurs.

     

    Claro

    CosmoZ

    14,5x24 ; 488 p. ; 22,80 €

    Actes Sud, 2010

     

  • Les Hommes creux, Thomas Stearns Eliot

     

    20071213-ts-eliot-at-19.jpg

     

    Les Hommes creux

    un penny pour le vieux guy

     

    « Messa Kurtz – lui mort »*

     

    I

    Nous sommes les hommes creux

    Les hommes empaillés

    Cherchant appui ensemble

    La caboche pleine de bourre. Hélas !

    Nos voix desséchées, quand

    Nous chuchotons ensemble

    Sont sourdes, sont inanes

    Comme le souffle du vent parmi le chaume sec

    Comme le trottis des rats sur les tessons brisés

    Dans notre cave sèche.

     

    Silhouette sans forme, ombre décolorée,

    Geste sans mouvement, force paralysée ;

     

    Ceux qui s’en furent

    Le regard droit, vers l’autre royaume de la mort

    Gardent mémoire de nous – s’ils en gardent – non pas

    Comme de violentes âmes perdues, mais seulement

    Comme d’hommes creux

    D’hommes empaillés.

     

    II

    Les yeux que je n’ose pas rencontrer dans les rêves

    Au royaume de rêve de la mort

    Eux, n’apparaissent pas :

    Là, les yeux sont

    Du soleil sur un fût de colonne brisé

    Là, un arbre se balance

    Et les voix sont

    Dans le vent qui chante

    Plus lointaines, plus solennelles

    Qu’une étoile pâlissante.

     

    Que je ne sois pas plus proche

    Au royaume de rêve de la mort

    Qu’encore je porte

    Pareils francs déguisements : robe de rat,

    Peau de corbeau, bâtons en croix

    Dans un champ

    Me comportant selon  le vent

    Pas plus proche –

     

    Pas cette rencontre finale

    Au royaume crépusculaire.

     

    III

    C’est ici la terre morte

    Une terre à cactus

    Ici les images de pierre

    Sont dressées, ici elles reçoivent

    La supplication d’une main de mort

    Sous le clignotement d’une étoile pâlissante.

     

    Est-ce ainsi

    Dans l’autre royaume de la mort :

    Veillant seuls

    À l’heure où nous sommes

    Tremblants de tendresse

    Les lèvres qui voudraient baiser

    Esquissent des prières à la pierre brisée.

     

    IV

    Les yeux ne sont pas ici

    Il n’y a pas d’yeux ici

    Dans cette vallée d’étoiles mourantes

    Dans cette vallée creuse

    Cette mâchoire brisée de nos royaumes perdus

     

    En cet ultime lieu de rencontre

    Nous tâtonnons ensemble

    Évitant de parler

    Rassemblés là sur cette plage du fleuve enflé

     

    Sans regard, à moins que

    Les yeux ne reparaissent

    Telle l’étoile perpétuelle

    La rose aux maints pétales

    Du royaume crépusculaire de la mort

    Le seul espoir

    D’hommes vides.

     

    V

    Tournons autour du fi-guier

    De Barbarie, de Barbarie

    Tournons autour du fi-guier

    Avant qu’le jour se soit levé.

     

    Entre l’idée

    Et la réalité

    Entre le mouvement

    Et l’acte

    Tombe l’ombre

    Car Tien est le Royaume

    Entre la conception

    Et la création

    Entre l’émotion

    Et la réponse tombe l’ombre

    La vie est très longue

    Entre le désir

    Et le spasme

    Entre la puissance

    Et l’existence

    Entre l’essence

    Et la descente

    Tombe l’Ombre

    Car Tien est le Royaume

    Car Tien est

    La vie est

    Car Tien est

     

    C’est ainsi qui finit le monde

    C’est ainsi que finit le monde

    C’est ainsi que finit le monde

    Pas sur un boum, sur un murmure.

     

    La Terre est vaine et autres poèmes

    Traduit de l’anglais par Pierre Leyris

    Seuil, 1976, rééd. Coll. Points Poésie n°1448, 2006

     

    Dédicace spéciale à Claro & edg


    * Joseph Conrad, Au Cœur des ténèbres