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Un nécessaire malentendu - Page 10

  • Lu Guimeng & Pascal Quignard

     

    Quand le temps ne permet pas, un chinois & une photographie à la rescousse.

    Deux poèmes de Lu Guimeng, dans la si belle Anthologie de la poésie chinoise publiée,sous la direction de Rémi Mathieu, à La Pléiade, en 2015. Ici, en bonus, un envoi vers un petit traité de Pascal Quignard – comme on peut le lire sur ma note au crayon –, ”Petit traité X”, Vie de Lu, qui se termine ainsi – ce qui n'est pas rien pour les lecteurs de ce travail à nul autre pareil – : ”Les poissons et les berges, les théiers, les reflets et les eaux regrettèrent sa barque silencieuse.” Bonne lecture.

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    Les Petits traités de Pascal Quignard, initialement publiés partiellement aux éditions Clivages (entre 1981 et 1984), furent publiés magnifiquement dans leur intégralité à la Galerie Maeght en 1990, et repris depuis en Folio.

  • Pascal Quignard, « Sur le caractère garamond dans lequel est composé ce livre »

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    Emmanuel & Pascal lisant Inter aerias fagos, le 17 mars 2011, à la Maison cantonale de Bordeaux-Bastide, à l’initiative de Permanences de la littérature. Photo © Claude Chambard

     

     

    « Claude Garamond possédait une très étroite maison sur la rive gauche de la Seine. L’entrée de la maison donnait rue des Grands-Augustins. Mais l’avancée en bois du balconnet finement sculpté et ouvragé de la maison surplombait l’eau. On a conservé une gravure. C’est plutôt un bois gravé. On y voit un saule, des aulnes, une barque noire, une berouette, des barriques. Tournait-il les yeux vers l’est, il voyait les flèches délicieuses de la Sainte-Chapelle que le roi Saint Louis avait fait bâtir dans le jardin fruitier de son palais. Il avait une brouette à deux roues à l’aide de laquelle il longeait la rivière jusqu’à sa boutique. Il était tailleur et fondeur de lettres. Il vendait les lettres de plomb qu’il avait dessinées rue Saint-Jacques, à l’enseigne des Quatre Fils Aymon. Ce fut durant le mois de novembre 1540 qu’il creusa les grandes “lettres grecques du roi”. Les romaines sont d’avril qui suit. C’est dans ce caractère romain de la Renaissance que je faisais composer mes livres pour peu qu’on me permît de choisir mon corps. Emmanuel Hocquard les assemblait patiemment à la main. Il glissait l’étrange tiroir au-dessus du feuillet blanc dans la machine d’imprimerie à bras. Durant tout le mois de novembre 1971 je pesai sur ce bras quand mon ami m’en donnait, de sa voix sourde et empâtée, que j’aimais plus que tout, dont j’aimais l’émotion plus que tout, le signal. La lettre, tel est le veilleur ultime sur la nature du langage. Elle en surveille avec méfiance, avec la plus grande méfiance possible, les pouvoirs qu’elle lui retire. Elle anéantit jusqu’au son qui le fit apparaître en sorte de seulement l’évoquer et de désadresser. On la lit sans bouger les lèvres. Le signe vide, une fois écrit, qui éteint tout dans l’absence, qui ajoute à la langue un silence qui n’appartient en rien à son essence, est le medium du soir. Le medium extrême, obscur, eschatologique, qui dit la fin de tout. Le medium vespertinal qui se fond peu à peu au silence de la nuit stellaire. Il est mort. Mon ami Emmanuel Hocquard est mort dans les congères au-dessus de Tarbes, le matin du dimanche 27 janvier 2019, dans la montagne entièrement prise de glace. »

     

    Pascal Quignard

    L’Homme aux trois lettres

    Grasset, 2020

     

    Je rencontre Emmanuel Hocquard, chez Mathieu Bénézet, en 1979. L’année suivante, nous avons le projet Mathieu et moi de publier un livre hommage à Thérèse Bonnelalbay, dont on vient de retrouver le corps dans la Seine. Mathieu écrit Résumant ma tristesse dans les mois qui suivent. Nous songeons à Raquel pour faire le travail au noir du peintre. Dès lors je me rends à Malakoff où Raquel et Emmanuel vivent. Dans la cour, quelques écrivains bavardent. Pascal Quignard en est que je lis déjà depuis ses premiers textes dans L’Éphémère. Voilà.

    Nous avons, Sophie et moi, composé à la main en Garamond, et imprimé sur nos presses, le livre de Mathieu & Raquel à 44 exemplaires, sur Japon Nacré & vélin de Rives, en mars 1982. Emmanuel et Pascal sont toujours mes amis, à travers le temps, la distance… Lire ce texte de Pascal sur son – nôtre – ami, au cœur de L’Homme au trois lettres, me bouleverse. Aujourd’hui Pascal aurait du être à Bordeaux, la pandémie s’est interposée. « De quoi témoigne le témoin ? / De rien qu’il sache. »

  • Ryôichi Wagô, « Jets de poèmes, dans le vif de Fukushima »

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    « […]

    mon pays natal est un crépuscule

    5 avril 2011- 22:25

     

    sur la colline de chair     se dresse un château     solide     il ne s’endort jamais     sous la lumière de la lune il se fait imposant     au soleil du matin     son allure est gracieuse

    5 avril 2011- 22 :31 

     

    d’innombrables oiseaux     volent vers nous     amenant la saison nouvelle     les canons tonnent     annonçant la fin d’une époque     mais derrière les murailles du château     rien ne change

    5 avril 2011- 22 :33

     

    quand je lève la tête     le célèbre château     dresse haut son donjon     comme s’il régnait sur le monde entier     comme s’il poussait un cri     immobile     dans les flammes de l’invasion du temps     inébranlable

    5 avril 2011- 22 :35

     

    moi qui suis à la fois le seul maître et le serviteur    dans les galeries sombres     je dégaine mon sabre     comme un possédé     je le brandis     le jour     où je serai chassé du château     approche inévitablement

    5 avril 2011- 22 :38

     

    ah     c’est effroyable     tranche l’air     mets-le en charpie    nous sommes seuls au monde     toi ô toi     tu dois protéger le château     toi ô toi     tu dois être toi-même jusqu’à la folie

    5 avril 2011- 22 :40

     

      

    enfant qui vas à travers les prairies

    5 avril 2011- 22 :54

     

    sur la plante de tes pieds

    5 avril 2011- 22 :54

     

     

    la prière de la Terre

    5 avril 2011- 22 :55

     

    sur ta joue     le paisible soleil du soir

    5 avril 2011- 22 :58

    […] »

     

    Ryôichi Wagô

    Jets de poèmes dans le vif de Fukushima

    Traduit du japonais par Corinne Atlan

    encres sur papier de soie Elisabeth Gérony-Forestier

    Coll. Po&psy a parte, érès, 2016

    https://www.editions-eres.com/ouvrage/3764/jets-de-poemes

     

    Voici un livre surprenant et bouleversant de Ryôichi Wagô, poète reconnu dans son pays depuis son premier livre en 1999, After, pour lequel il a reçu le prix Nakahara Chuya. Depuis, il n’a pas cessé d’écrire et de publier. Le 11 mars 2011, lors de la catastrophe de Fukushima, où il vit, il choisit de rester dans son appartement. 5 jours plus tard il commence à tweeter ce qui va devenir ce livre – Jets de poèmes (prix de la Revue Nunc), remarquablement traduit par Corinne Atlan et subtilement accompagné d’encres sur papier de soie d’Elisabeth Gérony-Forestier. Chaque jour est accompagné d’indications concernant la catastrophe et ce qui l’entoure. Voici un court extrait, qui sans la copier respecte, autant que faire se peut, la mise en pages des éditions érès qu’il faut saluer pour ce remarquable travail d’édition. « J’avais à peine donné le nom de “jets de poèmes” à mes activités d’écriture entamées hier que l’eau est revenue chez moi. J’avais l’impression que le même sang circulait dans mes veines et dans celles de mon appartement. “Jets de poèmes”, eau qui jaillit. Cela a entrouvert les vannes de mon esprit en panne. Cela a rétabli la circulation entre moi et le monde que j’ai sous les yeux. »

  • Yi Sang, « Plan à vol de corbeau »

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    « Poème n°12

     

    Un ballot de linge sale s’envole dans les airs et retombe. C’est une volée de colombes. C’est une annonce de la fin de la guerre et de la venue de la paix, de l’autre côté du ciel grand comme une paume. La volée de colombes nettoie ses plumes encrassées. De ce côté du ciel grand comme une paume, une guerre sordide qui matraque à mort les colombes commence. Quand l’air est noir de suie, la volée de colombes s’envole encore une fois vers l’autre côté du ciel grand comme une paume.

     

    Image de soi

     

    Ce lieu est le masque mortuaire* d’un certain pays. La rumeur circule aussi que ce masque mortuaire a été dérobé. Cette barbe, herbe pubère à l’extrême nord, a perçu le désespoir et ne pousse plus. Au fond du piège où le ciel est tombé de toute éternité, le testament repose discrètement submergé comme une pierre tombale. Alors des gestes inaccoutumés passant à côté traduisent la gêne d’être sain et sauf. Solennel le contenu finit par se froisser.

    * En anglais dans le texte, death mask

     

    Fin

     

    Une pomme est tombée. La Terre est souffrante au point de se briser. Fin.

    Déjà plus aucune pensée ne germe. »

     

    Yi Sang – 1910-1937

    Plan à vol de corbeau, suivie de « Parole de l’auteur de Plan à vol de corbeau »

    Traduit par Cori Smith & Jean-Yves Darsouze, avec la participation d’Olivier Gallon

    La Barque, 2019

    https://labarque.fr/librairie/livres/auteurs/yi-sang/plan-a-vol-de-corbeau/

     

    J'ai découvert Yi Sang par les bons soins de la William Blake & Cie en 2003, lorsque Bona Kim y publia sa traduction de Cinquante poèmes suivi de Les ailes. Cette publication n'est pas rien qui, 66 ans après la mort de l'auteur à Tokyo — quelle ironie pour lui qui ne connut son pays que sous l'envahisseur japonais et passa outre l'interdit d'écrire dans sa langue natale, à partir de juillet 1933 —,  faisait ainsi connaître un travail pour le moins original et décalé. Yi Sang est un mythe en Corée. Il serait temps que l'on se penche sur ses livres  (aux Petits matins, chez Zulma, chez Imago) et en particulier celui-ci qui s'inscrit au cœur d'une œuvre résolument liée à la vie, comme le fait fort justement remarquer Olivier Gallon, son nouvel éditeur français.

  • Suzette Gontard, « Lettre à Hölderlin »

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    Susette Gontard et Friedrich Hölderlin, gravure sur bois, vers 1870, d’après un dessin de Norbert Schrödl.

     

    « Le matin

    J’ai bien dormi, mon tendre et cher, et il me faut te dire à nouveau combien ta lettre m’a fait plaisir et te remercier pour toute cette douce félicité que tu m’as procurée. Ah, ne lis plus ma lettre si elle t’a procuré du chagrin et tiens-t’en à l’avant-dernière que tu as tant aimée. Hier, je n’ai pas pu m’empêcher de réfléchir encore intensément à la passion, – – – La passion de l’amour le plus sublime ne sera sans doute jamais satisfaite sur terre ! Partage avec moi ce sentiment ! Ce serait folie que de chercher à la satisfaire. – – – Cela signifierait mourir ensemble ! – – – Mais je me tais, au risque de passer pour une douce rêveuse, même si c’est tellement vrai, voilà comment la satisfaire. – – Cependant, nous avons des devoirs sacrés envers ce monde. Il ne nous reste qu’à croire l’un en l’autre avec la plus grande béatitude, ainsi qu’au pouvoir tout puissant de l’amour qui, éternellement invisible, nous dirigera et nous unira sans cesse de plus en plus. – – – Être silencieusement résignés ! Faire confiance à son cœur, à la victoire de ce qu’il y a de vrai et de mieux dans le dévouement qui fut le nôtre. Et nous pourrions périr ? – – – Alors, oui, alors tout équilibre disparaîtrait nécessairement et le monde se changerait en un chaos si ce n’était pas ce même esprit de l’harmonie et de l’amour qui le garde et nous garde également ; si cet esprit vit pour toujours dans le monde, pourquoi, comment pourrait-il nous abandonner ? sommes-nous bien en droit de nous comparer au monde ? Et pourtant, il ne peut pas en aller autrement en nous-mêmes, ce qui est valable à grande échelle l’est à petite échelle, et nous ne devrions pas avoir confiance ? Nous à qui tous les jours la nature prouve sa magnificence tout en nous donnant vie et en ne nous témoignant que de l’amour, nous devrions abriter en notre sein une lutte et une dissension quand tout nous appelle à la quiétude de la beauté ! – – – Ô mon tendre et cher, il est évident que nous ne pouvons pas devenir malheureux puisque cette âme vit en nous. Et je sais que la douleur ne nous rendra que meilleurs et nous unira plus fortement.

    C’est pourquoi, désormais, tu ne dois pas éprouver du chagrin à l’idée de m’avoir rendue triste. Tu vois, tout sera fini quand tu auras retrouvé ton calme et que je serai forte. Il me faut te dire également que ma confiance en toi est illimitée. Quoi que tu sois, quoi que tu fasses me semblera tacitement juste, je ne me demande pas moi-même pourquoi. La semaine dernière, tu n’es pas venu, tu n’as pas dit hier que tu voulais passer à nouveau ici, que tu voulais revenir ce matin, alors que je te l’ai d’emblée proposé dans ma lettre. Je puis t’assurer que je n’en ai pas éprouvé le moindre trouble, tant ta lettre m’avait rendue heureuse et j’ai simplement pensé que c’était bien sûr de l’amour et je ne me suis pas posé davantage de questions. Et c’est dans la foi qu’on voue à ce sentiment qu’il faut honorer l’inexplicable. Ô mon tendre et cher, mon amour ! Retrouve ton calme, ta sérénité et donne-moi le seul sentiment qui puisse me rendre bienheureuse, celui de te savoir satisfait, et, à ton tour, rends-moi ma sérénité. C’est à ce moment-là certainement, oui, que je serai heureuse. – – – » septembre 1798

     

    Suzette Gontard, la Diotima de Hölderlin

    Poèmes, lettres, témoignanges

    Édition d’Adolf Beck

    Traduction, présentation et notes de Thomas Buffet

    Collection « Der Doppelgänger », Verdier, 2020

    https://editions-verdier.fr/livre/susette-gontard-la-diotima-de-holderlin/

    https://poezibao.typepad.com/poezibao/2020/07/note-de-lecture-suzette-gontard-la-diotima-de-h%C3%B6lderlin-par-isabelle-baladine-howald.html

  • Wang Wei, « La rivière bleue »

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    Shitao, Au pied des Monts Jinting, vers 1670

     

    « pour me rendre dans la vallée des Fleurs jaunes,

    j’emprunte la Rivière bleue

    je longe les montagnes, dix mille tournants,

    la distance parcourue est à peine de cent li

    dans le vacarme au milieu d’un chaos de rochers,

    la couleur apaisante des pins denses

    flottent, tanguent les châtaignes d’eau

    clairs, immobiles, luisent les jeunes roseaux

    mon cœur depuis toujours est serein,

    comme la rivière limpide

    ah ! rester là sur un grand rocher,

    avec une canne à pêche à finir mes jours »

     

    Wang Wei

    Le plein du vide

    poèmes choisis, traduits du chinois et présentés par Cheng Wing fun & Hervé Collet

    Moundarren, 2008, réédition, 2016

    https://moundarren.com/livre/wang-wei/

     

    pour Marie-Hélène Lafon &  la Santoire

  • Wang Wei, « Séjour dans la montagne, décrivant ce qui se passe »

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    Shitao, Recherche d'immortels, vers 1700

     

    « solitaire je referme mon portail en branchages

    dans l’immensité floue face aux rayons du couchant

    les nids des grues peuplent les pins

    les visiteurs à ma porte rustique se font rares

    les nœuds des nouveaux chaumes de bambou sont saupoudrés de pollen

    les lotus rouges laissent tomber leurs vieilles robes

    à l’embarcadère les feux des lanternes s’animent

    de partout les ramasseuses de châtaignes d’eau sont de retour »

     

    Wang Wei – 701-761

    Le plein du vide

    poèmes traduits du chinois et présentés par Cheng Wing fun & Hervé Collet

    Moundarren, 2008, réédition, 2016

    https://moundarren.com/livre/wang-wei/

     

    Dédicace spéciale à Arthur & Sophie

  • Saint-Michel-de-Montaigne, le 29 août 2020

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    La Tille, ma rivière, à Lux (Côte d'Or)

     

    Nous sommes ici, à deux pas du château d’un ami, Michel de Montaigne, dans cette église de Saint-Michel-de-Montaigne où son épouse, Françoise de la Chassaigne, fit enterrer, selon ses dires, le cœur de l’homme qu’elle aimait avant que son corps le fusse au couvent des Feuillants à Bordeaux. Je dis d’un ami car pour tout lecteur un peu constant de son œuvre – c’est le cas pour toutes les œuvres aimées, n’est-ce pas – Michel de Montaigne est un ami.

    Montaigne écrivait à la toute fin de ses Essais : « C’est une absolue perfection, et comme divine de savoir jouir loyalement de son être. » Et plus avant, dans le chapitre X du livre III, où il traite entre autres de sa charge de maire de Bordeaux, il parle de « l’amitié que l’on se doit », que l’on se doit à soi-même mais que je n’entends chez lui bien sûr qu’adjointe à l’amitié que l’on doit à l’autre.
    Cette amitié que l’on se doit et que l’on partage, je la trouve dans le travail, des deux auteurs que nous allons entendre ce soir. J’ignore s’ils se connaissaient avant de faire ce voyage ensemble aujourd’hui, mais qu’importe, c’est parce que ce sont eux qu’ils sont là, en amitié avec Montaigne & avec nous.

    Dans ce paysage si particulier, près de cette tour mythique d’où Montaigne voyait le monde, où il écrivait, où il aimait.

     

    Qu’il me soit permis de glisser au passage la présence affectueuse d’un ami ébouriffé qui fut domestique ici et qui a écrit un des livres les plus considérables que je possède dans ma bibliothèque dans lequel il écrivait : « Écrire comme on tâtonne, frissonne, entrer par effraction dans la nuit de la langue, pressentir un espace, des sites à reconnaître de mémoire, c'est cela le sentiment géographique, sentiment que toute rêverie apporte sa terre, » Il s’agit on l’a compris du Sentiment géographique (1976) et de frère Michel Chaillou. Il aimait la Loire et la Gartempe, comme Marie-Hélène Lafon, que nous allons écouter, aime sa rivière, la Santoire, comme Michel de Montaigne aime sa Lidoire, & Pascal Quignard la Seine (qui est un fleuve), l’Yonne & la Bièvre de son ami Sainte-Colombe.

     

    Le paysage, le pays, traversé de rivières, sera donc, en amitié, dans l’échange et la lecture que nous allons faire avec Marie-Hélène Lafon qui depuis son premier livre Le soir du chien en 2001, qui obtint le prix Renaudot des lycéens, jusqu'à cette Histoire du fils qui va paraître dans quelques jours chez son éditeur fidèle Buchet Chastel, en passant par Joseph, Nos vies, Les pays, Les derniers indiens, Traversée, Album… creuse le langage et le paysage de son cher Cantal, certes, mais plus largement celui de la littérature.

    D’ailleurs en exergue à Histoire du fils elle a copié des mots de Valère Novarina : « Le langage est notre sol, notre chair. Je me représente toujours le chantier comme un creux, une ouverture du sol, et l’avancée d’un texte, sa progression, comme une marche en montagne. »


    Nous allons commencer avec ça, creuser le langage, creuser le paysage, écouter le travail de la rivière.

     

    Claude Chambard

    Introduction à la conversation-lecture avec Marie-Hélène Lafon en l’église Saint-Michel- de-Montaigne

     

    Une fois n'est pas coutume, comme on sait, voici quelques lignes miennes qui furent l'introduction à la conversation-lecture avec Marie-Hélène Lafon en l'église Saint-Michel-de-Montaigne, le 29 septembre 2020, avant que les voûtes résonnent du récit-récital de Pascal Quignard & Aline Piboule, "Boutès ou le désir de se jeter à l’eau". Ces quelques lignes ne prétendent qu'à ceci, ouvrir et faire souvenir de ces deux moments exceptionnels réunis grâce à la fine intelligence, à la fine prescience, de Marie-Laure Picot, pour son Festival Littérature en jardin. Qu'elle en soit, une nouvelle fois, remerciée.

  • Anonyme, «  La blancheur de la lune dans la nuit »

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    Carte de Duhuang, vers 650, dynastie Tang. Une des premières représentations des étoiles.

     

     

    « La blancheur de la lune brille dans la nuit,

    Des criquets crient dans le mur de l’est.

    La Grande Ourse indique l’hiver,

    Les étoiles ressortent dans le ciel,

    La gelée blanche mouille les plantes dans la campagne.

    Le temps soudain change,

    La cigale d’automne crie dans les arbres,

    L’hirondelle, où donc est-elle partie ?

    Mes camarades et amis d’autrefois

    Se sont élevés haut et se sont envolés

    Sans plus se souvenir que nous nous tenions par la main.

    Ils m’ont abandonné comme les traces que l’on laisse.

    Une constellation indique le nord et une autre le sud

    Et l’étoile du Bœuf ne porte pas de joug.

    Si l’amitié n’est pas solide comme le roc,

    Un renom vide, quel intérêt a-t-il ? »

     

    Chanson populaire anonyme de l’époque Han — 206 avant J.-C - 220 après

    In Anthologie de la littérature chinoise classique

    Présentée et traduit par Jacques Pimpaneau

    Philippe Picquier, 2004 rééd. 2019

    http://www.editions-picquier.com/ouvrage/anthologie-de-la-litterature-chinoise-classique-2/

  • Gérard Haller, « Menschen »

    Les Inédits du Malentendu, volume 8.

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    semblable maintenant d’un bord à l’autre

    de la terre on dirait l’image se clôt

    et l’image se déclôt qui nous tenait

    ensemble et c’est comme si tout de nouveau

    me quittait. Le visage autrefois du dieu

    mort que tu étais. Comme s’il revenait

    mourir sous mes yeux

     

    regarde

     

    irressemblant maintenant vide l’enclos

    là-bas lumineux de ta voix

     

    tout le heim autrefois. Regarde. Gisant

    nu de part et d’autre du grillage ici

    qui le défigure et les traces partout

    du sang sur l’herbe et les rails et le linceul

    bleu du fleuve au loin miroitant sous le bleu

    incicatrisable du ciel oh et tout

    le ciel comme ça lèvre contre lèvre

    de nouveau qui s’ouvre et les larmes dans nous

    sans mer à la fin où retourner

     

    Gérard Haller

    Inédit, extrait de Menschen

    à paraître aux éditions Galilée le 17 septembre 2020

     http://www.editions-galilee.fr/f/index.php?sp=liv&livre_id=3534

    on pourra regarder cette lecture de Nous qui nous apparaissons de et par Gérard Haller sur le site « Philosopher au présent » ttps://www.youtube.com/watch?v=3ftmFUkUns8

     

    Gérard Haller est un auteur rare, qui compte infiniment pour moi, dont j’attends chaque livre avec une vertueuse et tremblante patience depuis Météoriques (Seghers) en 2001, en passant par all/ein, Fini mère, Le grand unique sentiment (Galilée) etc. Dans quelques jours celui-ci, Menschen, sera sur nos tables, nul doute qu’il éclairera avec quelques rares autres – ceux d'Isabelle Baladine Howald, Fragments du discontinu (Isabelle Sauvage), Pascal Quignard, L'Homme aux trois lettres (Grasset), Camille de Toledo, Thésée, sa vie nouvelle (Verdier), pour n'en citer que trois essentiels – cet été qui se termine & cet automne qui commence.

  • Su Dongpo, « En souvenir de ma mère qui ne faisait pas de mal aux oiseaux »

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    « Lorsque j’étais jeune, en face de mon bureau, il y avait des bambous, des peupliers, des pêchers et toutes sortes de fleurs ; des bosquets remplissaient la cour et des oiseaux s’y nichaient. Ma mère détestait qu’on détruise la vie ; les enfants et les serviteurs avaient ordre de ne pas attraper les oiseaux. Pendant plusieurs années, ceux-ci firent leurs nids sur les branches basses et on pouvait apercevoir leurs oisillons en baissant la tête. Il y avait aussi quatre ou cinq perruches qui voletaient tous les jours parmi eux. Les plumes de ces oiseaux sont très précieuses et très rares. On pouvait les apprivoiser, car ils ne craignaient pas du tout les hommes. Les villageois en les voyant trouvaient cela extraordinaire. Il n’y a pourtant pas là d’autres raison : en l’absence sincère de mauvaises intentions, même d’autres espèces ont confiance en vous. Un vieux paysan disait : “Si les oiseaux nichent loin des hommes, leurs petits seront la proie des serpents, des rats, des renards, des chats sauvages, des hiboux, des milans. Aussi, si les hommes ne les tuent pas, ils se rapprochent d’eux pour éviter ces malheurs.” On voit ainsi que si ensuite les oiseaux nichent sans oser s’approcher des hommes, c’est qu’ils considèrent que ceux-ci sont pires que les serpents, les rats et autres prédateurs. On peut donc faire confiance à cette parole de Confucius : “Un gouvernement tyrannique est plus terrible qu’un tigre !” »

     

    Su Dongpo – Su Shi (8 janvier 1037 – 24 août 1101)

    Sur moi-même

    Choix de textes, traduits et présentés par Jacques Pimpaneau

    Philippe Picquier, 2003, rééd. Picquier poche, 2017

     

    Su Dongpo – Su Shi – né le 8 janvier 1037 à Meishan, est mort le 24 août 1101 sur la route de Changzhou.

    C'est un homme selon mon cœur, un poète essentiel, aimé et lu par ses pairs – et au delà, je l'espère – (Jim Harrisson, Lambert Schlechter, Volker Braun, par exemple, le citent volontiers).

    Pour souligner la date anniversaire de son décès, pour que l'on se souvienne encore de lui, j'ai eu envie des oiseaux de sa mère, à n'en pas douter ceux qui encore – à l'exception des perruches – conversent chaque jour dans le petit jardin où ils aiment à se reproduire.

  • Frédérique Germanaud, «  8.6 — Notes urbaines »

    Les Inédits du Malentendu, volume 7.

     

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    © : Frédérique Germanaud

     

    Installée au plein cœur de la ville, depuis la fenêtre, j’observe, je grappille, je note. Je tente de saisir la matière urbaine dans ce plan serré et fixe. La 8.6 est « le réchaud de la rue », cette bière à 8.6 degrés d’alcool, vendue en canette de 50 centilitres. Elle a remplacé le vin chez les gens de la rue.

    8.6 est un chantier en cours.

     

     

    *

    Je vivais avec les oiseaux. Je suis projetée dans l’espace des hommes. Dans le temps des hommes. Frottements. Contacts. Électricité. Un gros nuage noir.

    C’est neuf et c’est vieux. Des trafics et des vengeances. Des alarmes, des guerres. On sort le couteau. La prochaine fois, c’est la mort. Pour une femme.

    Je somnole, bercée par la rue sonore du matin.

    La ville cousue serrée. Rugueuse. Raide. Ma place dedans. Sans déchirure ni accroc. M’y glisser.

     

    *

     

    Devant le Stalingrad, bar à Chicha, des hommes seuls. Survêt noir à bandes blanches, claquettes chaussettes ou baskets siglées. Ils fument. Entrent. Sortent. Entrent. Poignée de main à un jeune noir. Jamais une fille.

    Des canettes de bière payées en pièces jaunes au Diagonal. La 8.6 la bière des mecs à chien, des bras tatoués, des sacs à dos.

    Au soir les camions. Fracas. Vacarme. Nos poubelles dégueulant dans les bennes. Nos ordures mâchées. Les os craquent.

    Après minuit la rage des voitures. Sèche. Puissante. Le moteur ronfle pour dire la vie.

    La geste tapageuse des jeudis soirs. Vociférations nocturnes. Des flambeurs. Rapides. Verbe haut. Toute cette énergie injectée dans la nuit. La tension. (Ma jalousie, mon dépit) (Au tensiomètre ce sont toujours eux qui gagnent)

     

    *

     

    L’homme du parking. Yannick. Son gros blouson au cœur de l’été. Capuche rabattue sur la tête, boîte de bière à la main. Le matin, clair, interpelle le cafetier, les gens dans leurs voitures. Son rire plein la rue, jusqu’à ma fenêtre. Son crâne rasé. Il tend la main timidement (sans conviction). Son sac à dos noir. Sa boîte de 8.6.

    Au soir il insulte les filles de la supérette. Il geint. Il ne sait plus pourquoi il est là. S’arrime avec peine au poteau du parking, Yannick.

    – Quand est-ce qu’on sort ?

    – T’es dehors, mon gros.

    Les passants insomniaques.

    Une nuit. Bruit de verre. Bruit de poubelles.

     

    Frédérique Germanaud

    8.6

    Inédit

     

    Les Inédits du Malentendu, septième semaine. Aujourd'hui, Frédérique Germanaud, dont le travail, découvert grâce à l’œil de mon copain Claude Rouquet lorsqu’il publia, en 2012, à ses éditions de L’Escampette, La Chambre d’écho, étonnant ensemble de textes qui me sidéra littéralement, est un de ceux qui comptent en ces temps improbables et mortifères. Depuis, Courir à l’aube, Vianet, et Journal pauvre — tous à l’excellente Clé à molette (Alain Poncet) — confirment ces impressions premières en y ajoutant de l’épaisseur, de la simplicité, un œil rare pour une écriture nette, attentive à ce qui la fonde et au monde qui l’entoure. Bonne lecture.