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Un nécessaire malentendu - Page 12

  • Thomas Bernhard, « il me semble »

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    DR

     

    « Il me semble que j’étais beaucoup plus jeune

    plus jeune encore que ceux qui sont déjà morts,

    je voyais les villes et la fatigue des yeux

    était la plainte de l’été dans les ruisseaux.

     

    Plus jeune j’étais que ceux qui me blessaient souvent

    et qui ont oublié mon nom depuis longtemps

    derrière le métier à tisser, sous le marteau,

    ou dans l’abrupt sillon de la herse.

     

    Il me semble que j’étais beaucoup plus jeune

    et qu’en mars avec les nuages j’étais suspendu dans le ciel,

    construisant les marchés sans repas de mort

     

    et les cœurs carbonisés

    avec l’avril j’étais aussi en voyage

    migrant avec les oiseaux en aval des fleuves,

     

    riais sous les bosquets

    et étais triste avec les herbes.

    Dans les chambres je voyais mourir

     

    beaucoup de ceux qui m’aimaient.

    Mais pour parler avec le vent

    je fus élu.

     

    Il me semble que j’étais beaucoup plus jeune,

    je sentais des messes de mort sauvages,

    les étoiles sauvages,

     

    les églises s’élevaient sur la mer de blé,

    toujours

    la joue de ma colline

     

    était familière de ma colère.

    Je n’étais si fatigué que là

    où sonnaient les pommes et où chantait l’hiver

     

    de mille coquillages.

    Le jour s’en allait en soupirant,

    l’année était acculée contre le mur

    noirâtre, perturbée par les angoisses de mon époque.

     

    Il me semble que j’étais beaucoup plus jeune. »

     

    Thomas Bernhard

    Sur la terre comme en enfer

    Bilingue

    Traduit de l’allemand et présenté par Suzanne Hommel

    Orphée, La Différence, 2012

  • Franck Venaille, « Ô voici des ruines »

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    DR

     

    « ô voici des ruines combien pénibles à franchir l’amoncellement de pierres voici qu’il forme rivière à traverser et le lit de l’eau craque et murmure

     

     

     

    mais qu’il fait tendre également dans la douceur des peaux, l’odeur prégnante du foin qui fut hier ramassé par un essaim d’enfants parlant langue immature

     

     

     

    et te voici allant seule dans ton corps, allant si claire toi sur qui, en entier, repose l’instinct de vie, retournez-vous allant à vos travaux, saluez celle-là

     

     

     

    dis-je à l’entour mais nul n’écoute et les oiseaux dans l’alpage s’installent formant damier sur lequel prudemment les longs doigts d’un dieu bougent les figurines

     

     

     

    mes angelots au plumage de flammes dirait-on près de la fontaine vous vous querellez est-ce en vous sentiment d’une mort à venir ou simple soif qui s’exprime enfançons ! »

     

    Franck Venaille

    Tragique

    Osidiane, 2001, rééd. Poésie / Gallimard, 2010

  • Michaël Glück, « 7 jours en mai »

    Les Inédits du Malentendu, volume 2.

     

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    Lysiane Schlechter, Dreaming – craie/papier– décembre 2019

     

     

    01/05

    il écrit : cette fleur, la beauté de cette fleur, la beauté est cette fleur ; il écrit ce qu’il tait : la laideur du jour qui n’est pas cette fleur, les couleurs et les cris du matin à l’écoute des nouvelles du monde ; il écrit entre laideur et beauté, entre la bouse et les cils soulignés de khôl des belles Aubrac.

     

    Il écrit : ce jourd’hui n’est pas celui de la fête du travail, ce jourd’hui est anniversaire des luttes des travailleurs, la beauté est cette fleur des luttes, la beauté est dans le refus de la domination, la laideur du jour est dans cette nomination : fête du travail.

     

     

    02/05

    il écrit qu’aujourd’hui n’est pas lendemain de fête, qu’il ne travaille plus, qu’il ne travaillera jamais plus, il écrit qu’une phrase d’arthur rimbaud lui tourne dans la tête et que pourtant il lui faudrait faire travailler sa mémoire, qu’hier n’est pas si loin, hier, il pouvait se souvenir de tant.

     

    il écrit il, parce que sortir de il est exil et qu’on ne connaît pas encore le mot exelle, excelle, oui, ce mot est bien recensé, mais exelle non, il y a comme ça des mots dont on dira néologisme sans le laisser paraître dans l’ordinaire des usuels, c’est ainsi la patience, la lenteur des lexicographes, c’est ainsi.

     

     

    03/05

    il écrit que dans sa main tient le stylo, qu’il aime la couleur et le parfum de l’encre, que les instruments anciens ont une musique d’enfance, qu’écrire est cette enfance muette qu’il affrontait dans la nuit silencieuse quand il entendait derrière les murs de sa chambre les hoquets ou ronflements des parents dans leur grand lit.

     

    il écrit qu’écrire se souvient encore de l’enfance et que la rage lui vient de savoir aujourd’hui enfances plus meurtries encore que la sienne ; il écrit contre. il écrit pour. il écrit pour ne pas guérir de cette belle maladie de vivre ; dehors l’églantine écolière fait des lignes de ciels avec pâtés de nuages.

     

     

    04/05

    il écrit que la main qui écrit est une main négative, que l’écriture dit l’absence, dit la main qui se soustrait au fouissement de la terre, au geste de porter la terre vers la bouche, à celui d’ensemencer et plus tard cueillir, il écrit que la main qui écrit désapprend à tuer.

     

    il écrit : j’ai posé sur le bois le couteau de la faim ; une autre main a pris le bois, le couteau a taillé une autre absence dans le bois, le couteau a taillé les petits dieux absents, a cessé de vénérer, il écrit que la main a offert aux enfants les figurines d’un jeu autre avec l’absence.

     

     

    05/05

    il écrit la soif, l’indécence qu’il y a à écrire la soif quand l’eau manque ; la main tavelée par la soif et les ans ; il écrit, il décrit ; la main cherche dans l’encre façon d’apaiser la soif ; il dit qu’il ne sait d’où lui vient cette soif, cette faim des mots ; il écrit l’enfance muette des phrases restées au fon de l’encrier, sous la craie.

     

    il écrit les vieilles guerres d’écoliers ; se souvient des insultes qui tombaient du ciel avec la poussière des paillassons ; sales étrangers, youtres, youpins ; il écrit ces mots qu’il a entendu derrière les otites ; ces mots qu’il a lus plus tard, qui ne faisaient pas dans la dentelle, sous les bagatelles ; il écrit : massacre.

     

     

    06/05

    il écrit la nostalgie des odeurs d’encre dans la salle des rotatives, les souvenirs des voix qui cherchent les questions plutôt que les réponses, il regarde sa main tachée, le noir bleuit sur la peau rosée et ridée, il murmure le mot événement puis balbutie avènement, il écrit, il n’entend pas sur la place les chants d’oiseaux.

     

    il écrit qu’il aurait aimé écrire, qu’il y a des chansons d’amour inaudibles sous les décombres, que le service public se retire de tout soutien au silence entre les mots, qu’il faut faire du chiffre et mettre en concurrence les longueurs des listes de poètes, qu’il faut assermenter assermentir.

     

    07/05

    il écrit qu’il a commencé l’écriture d’un nouveau livre et sait qu’il lui faudra changer de chemin, emprunter les laies transversales, il écrit qu’il faudra donner autre corps autre chair à ce pronom personnel, étoffe vide qui ne préserve ni du dehors ni du dedans, il écrit qu’il a à renoncer.

     

    il écrit tourments des jours des matins, tourments des nuits qui s’encrent, il écrit parce qu’il ne dit pas, parce que quelque chose en lui a cédé au silence ; il écrit pour céder et celer ce silence ; il sait trop la profusion des phrases, les envolées ; il sait qu’il eût pu basculer vers l’excès ; il écrit qu’il lui faudrait brider l’écriture.

     

    Michaël Glück

    7 jours en mai 

    2018

     

    Publié ce jour d’hui pour fêter l'anniversaire de Michaël Gluck.

  • Claire Malroux, « Soleil de jadis »

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    DR

     

    « L’enfant s’apprête à franchir le pont

    serrant l’anse d’un panier rempli de très rouges cerises

    Loin, dans le bas du village

    elle a pris l’embranchement de la grand-route

    passé le dos d’âne où tient en équilibre

    la maison de l’entrepreneur des transports

    Un car lilliputien conduit les paysans

    au chef-lieu de canton les jours de foire

    De l’autre côté elle aperçoit en contrebas

    une petite maison blanche et sa terrasse adjacente au lavoir

    Elle est tombée un jour dans ce lavoir

    en glissant sur l’ombre liquide des dalles

    Le trou de la serrure découpe une allée

    de branches en fleurs sous lesquelles

    des vêtements gonflent indolemment sur une corde à linge

    et une enfant nue se balance

    rescapée du temps

     

    *

     

    L’enfant s’apprête à franchir le pont

    serrant l’anse d’un panier rempli de très rouges cerises

    Les porte à qui ?

    Elle a oublié, happée par le prodige du matin d’été

    le déluge de plis bleus sur ses épaules

    les remous argent de la rivière

    autour des rochers captifs au milieu de son lit

    Les filles de l’ogre crachent en souriant la salive de l’écume

    loin du couteau paternel

    L’enfant jette une poignée de cerises sur l’eau blanche

    Si tu avales le noyau, l’a-t-on avertie

    un arbre poussera dans ton ventre

    Un verger peut-il jaillir de l’eau ?

     

    *

     

    L’enfant s’apprête à franchir le pont

    serrant l’anse d’un panier rempli de très rouges cerises

    Plus loin la rumeur de la forge s’élève

    sinistre en ce bas-fond

    On dit que les deux filles du forgeron

    sont atteintes de tuberculose

    En face rouille la grille jamais ouverte du château

    caché par les arbres de son parc, sapins et mélèzes

    C’est un lieu interdit où n’entre

    et d’où ne sort personne

    Un sentier mouillé rongé d’ornières le longe

    Ses hautes murailles de buis

    crépitent de chaleur en été

    De ce labyrinthe on sait

    qu’on ne trouvera jamais seul l’issue

     

    *

     

    L’enfant ne franchira pas le pont

    L’univers déborde d’univers aussi ronds que ses cerises

    mais elle ne peut faire un pas

    sans déchirer la trame

    où son être est inséré

    Figée au confluent des images

    elle naît à elle-même à cet instant

    ayant découvert ses propres rives »

     

    Claire Malroux

    Soleil de jadis

    Préface d’Alain Borer

    Couverture de Colette Deblé

    Le Castor Astral, 1998

    https://www.castorastral.com/livre/soleil-de-jadis/

  • Armand Dupuy, « vingt août, huit heures cinquante-trois… »

    Premier Carnet des Inédits du Malentendu.

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    Tableau radiographique de Claire Combelles

     

    vingt août, huit heures cinquante-trois, relisant les notes

    de C.C., s’active mon sentiment de plongée dans le

    T-Shirt bleu de la veille, tube odorant, cheminée grand

    tirage, parfumant, fumant dans ma lecture, le texte et l’odeur

    mêlés, traces végétales et vitesses des phrases dans le nez.

    neuf heures vingt-huit, toujours la mort galope et me rattrape

    dans l’odeur, bête traquée par toutes les extrémités (ses flancs

    traqués, sa nuque, sa queue, sa truffe traquées, ses oreilles),

    devenant l’équivalent d’une tâche aveugle ne cessant d'électriser,

    même d’érotiser ma vue pénétrée par couleurs et moussures

    lentes. vingt-et-un août, vingt heures onze, mon rapport

    d’échelle maladif, l’escalade sensorielle, tension de désir

    et de couleurs malmenées, déclinant, fanant, ma tête

    ramifiant les obstacles, branchies putréfiées, cherchant

    du secours dans mes rimailles visuelles, répétant le vert,

    le bleu, patinant dans l’étendue jusque sur mon torse :

    ciel et glacier floqués sur le T-Shirt. vingt-trois août,

    huit heures, reprendre mon geste parlé, dictaphone

    occasionnant la dépression légère dans l’habitacle,

    générant ma phrase, main décousue, langagière,

    et quatre pneus roulant, pétrissant de plus belle mon élan

    de poisson réflexif, ma remontée puis mon retrait dans ce

    que creuse la vitesse – l’air seul destinataire –, ne reste

    qu’un flux, ce bruit de tristesse et d’ignorance mêlées.

    vingt-cinq août, sept heures cinquante-et-une, nuit mauvaise

    ramasse dans les épaules l’épuisette ou le tamis malmenés,

    mes grilles de lecture aphasiques, tout se verse mal à travers

    les yeux, ou me verse, sac de grisaille en moi, sa charge

    de bélier mou, l’assaut quand je détourne les yeux, le sac

    poubelle à mes pieds, masse fripée, close, cordon rouge,

    continue le ciel et, relevant la tête, le ciel répète les plis

    du sac à n’en plus savoir ce que continue l’étrange décor

    de papier mâché. huit heures treize, on est debout dans

    ses jambes avec, parfois, quelque chose encore plus debout

    que soi – ou bien les yeux debout dans ce debout de soi,

    non pas globes mais perches, flèches, ficelles ou sagaies

    lancées. vingt-six août, neuf heures vingt-cinq, j’en appelle

    à mes cavités, mes fosses, les grottes portatives qui marchent

    en moi d'un pied creux, foulent mes viscères, mes patinoires

    et muscles lisses, mon nez soudain lasso tournant sur

    son café, sur les cheveux qu’elle détache d’une épaule,

    les déposant sur l'autre, la bretelle de chemise de nuit,

    fil intime ou longue patte de mouche tordue – l’accroc

    dans son bronzage –, j’en appelle à ce qui n’est pas, sans

    savoir d’où ni pourquoi j’appelle, je serre les dents, les ombres

    se moquent et se resserrent autour de moi, d’un autour

    intérieur, se recroquevillent.

     

    Extrait de Selfie lent

    à paraître, Faï fioc, 2020

    http://www.editions-faifioc.fr/

  • Emily Dickinson, « Il est une fleur… »

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    « Il est une fleur que l’Abeille préfère —

    Et que le Papillon — désire —

    À gagner cette Pourpre Démocrate

    Le Colibri — aspire —

     

    Et Tout Insecte qui passe —

    Emporte du Miel

    À proportions de ses besoins divers

    Et de ce qu’elle — contient —

     

    Son visage est plus rond que la Lune

    Et plus vermeil que la Robe

    De l’Orchis dans la Prairie —

    Ou du — Rhododendron —

     

    Elle n’attend pas Juin —

    Avant que le Monde soit Vert —

    On voit — affronté au Vent —

    Son robuste petit Corps

     

    Disputer à l’Herbe —

    Sa proche Parente —

    Le don de la Motte et du Soleil —

    Doux Plaidants pour la Vie —

     

    Et quand les Collines sont garnies —

    Qu’éclosent les modes nouvelles —

    Ne soustrait pas la moindre épice

    Dans un accès de jalousie —

     

    Son Public — est Midi —

    Sa Providence — le Soleil —

    Son progrès — l’Abeille — le proclame —

    En Musique Soutenue — royale —

     

    La plus Vaillante — de la Foule —

    Elle se rend — en dernier —

    Ignorant même — sa Défaite —

    Quand l’annule le Gel  — »

     

    Emily Dickinson

    Y aura-t-il pour de vrai un matin cahier 31

    Bilingue

    Traduit et présenté par Claire Malroux

    Coll. « Domaine romantique », José Corti, 2008

    https://www.jose-corti.fr/titres/y-aura_il-un-matin.html

  • W. H. Auden, « Dis-moi la vérité sur l’amour »

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     « D’aucuns disent que l’amour est un petit garçon,

               D’autres disent que c’est un oiseau,

    D’aucuns disent qu’il fait tourner le monde,

               D’autres disent que c’est absurde,

    Et quand je demandai au voisin,

               Qui feignait de s’y entendre,

    Sa femme se fâcha vraiment,

               Et dit qu’il ne faisait pas le poids.

     

         Ressemble-t-il à un pyjama,

               Ou au jambon dans un hôtel de la ligue anti-alcoolique ?

         Son odeur rappelle-t-elle les lamas,

               Ou a-t-il une senteur rassurante ?

         Est-il épineux au toucher comme une haie,

               Ou doux comme un édredon pelucheux ?

         Est-il dur ou plutôt souple sur les bords ?

               Ô, dis-moi la vérité sur l’amour.

     

    Nos livres d’histoire en parlent

               Avec des petites notes ésotériques,

    C’est un sujet assez ordinaire

               Sur les navires transatlantiques ;

    J’ai vu la question traitée

               Dans le récit de suicides,

    Et je l’ai même vu griffonné au dos

               Des indicateurs de chemin de fer.

     

         Hurle-t-il comme un berger allemand affamé,

               Ou gronde-t-il comme une fanfare militaire ?

         Peut-on l’imiter à la perfection

               Sur une scie ou sur un Steinway ?

         Chante-t-il sans freins dans les réceptions ?

               N’apprécie-t-il que le classique ?

         Cessera-t-il quand on veut la paix ?

               Ô, dis-moi la vérité sur l’amour.

     

    J’ai regardé dans la maison de vacances ;

               Il n’y était même pas ;

    J’essayai la Tamise à Maindenhead

               Et l’air tonique de Brighton.

    Je ne sais pas ce que chantait le merle,

               Ou ce que disait la tulipe ;

    Mais il ne se trouvait ni dans le poulailler,

               Ni sous le lit.

     

         Peut-il faire des mimiques extraordinaires ?

               Est-il souvent malade sur la balançoire ?

         Passe-t-il tout son temps aux courses,

               Ou gratte-t-il des bouts de cordes ?

         A-t-il une opinion sur l’argent ?

               Pense-t-il assez au patriotisme ?

         Ses plaisanteries sont-elles vulgaires mais drôles ?

               Ô, dis-moi la vérité sur l’amour.

     

    Quand il viendra, viendra-t-il sans avertissement

               Au moment où je me gratterai le nez ?

    Frappera-t-il à ma porte un beau matin,

               Ou me marchera-t-il sur les pieds dans l’autobus ?

    Viendra-t-il comme le temps change ?

               Son accueil sera-t-il aimable ou brutal ?

    Bouleversera-t-il toute mon existence ?

               Ô, dis-moi la vérité sur l’amour. »

    W. H. Auden

    Dis-moi la vérité sur l’amour

    Traduit de l’anglais par Gérard-Georges Lemaire

    Christian Bourgois, 1995

    Repris, suivi de Quand j’écris je t’aime, traduit par Béatrice Vierne, Points / Seuil, 2009

  • W. G. Sebald, « …Le paysage, depuis la pièce au plafond bleu… Austerlitz, extrait »

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    « Le paysage, depuis la pièce au plafond bleu qu’Adela désignait toujours comme ma chambre, frisait en vérité le surnaturel. Mon regard dominait la cime des arbres, pour la plupart des cèdres et des pins parasols, tableau de vertes collines étagées depuis la route en contrebas de la maison jusqu’aux rives du fleuve ; je voyais de l’autre côté les plis sombres des masses montagneuses et restais de longs moments les yeux rivés sur la mer d’Irlande, dont l’aspect changeait sans cesse au gré des heures et des caprices du temps. Combien de fois ne me suis-je planté devant cette fenêtre ouverte sans pouvoir retenir la moindre pensée à la vue de ce spectacle jamais le même. Le matin, là-bas, la face ombreuse du monde et la grisaille de l’atmosphère reposaient en strates sur les eaux. L’après-midi, au sud-ouest, de gros nuages ventrus montaient souvent à l’horizon, se bousculaient et se multipliaient à foison pour former versants à la blancheur neigeuse et abruptes falaises, s’accumulaient pour atteindre des hauteurs toujours plus vertigineuses, aussi vertigineuses, me dit un jour Gerald, que les sommets des Andes ou les montagnes de Qaraqorum. Puis, dans le lointain, des averses chassées vers les terres pendaient sur l’océan comme les lourds rideaux d’un théâtre ; et les soirs d’automne, les brumes roulaient sur la plage, s’amoncelaient sur les flancs des reliefs et partaient à l’assaut de la vallée. Mais surtout, par les lumineuses journées d’été, toute la baie de Barmouth était revêtue d’un éclat si uniforme que le sable et les eaux, la mer, le rivage, le ciel et la terre se confondaient. Toutes les formes et les couleurs étaient noyées dans une vapeur gris perle ; il n’y avait plus de contrastes ni de dégradés, seulement une pulsation imperceptible et instable de la lumière, un flou indifférencié d’où n’émergeaient que les figures les plus fugitives ; et singulièrement, je m’en souviens très bien, c’est l’évanescence de ces contours qui, à l’époque, me donna le sentiment de l’éternité. »

    W. G. Sebald

    Austerlitz

    Traduit de l’allemand par Patrick Charbonneau

    Actes Sud, 2002

  • Kobayashi Issa, « Ora ga haru – Mon année de printemps »

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    «On dit que les grenouilles ont appris l’art de voler à un ermite chinois et qu’elles ont laissé une réputation guerrière horrible dans la grande bataille de Tennôji. Cependant, c’est une histoire du passé et maintenant, s’adaptant à notre époque bien gouvernée où la paix est établie, elles vivent en paix avec les hommes.

    Les soirs d’été je déroule ma natte de paille derrière la maison et je les appelle affectueusement. Bientôt du buisson du coin elles s’approchent lentement et, comme les hommes, viennent se rafraîchir. À voir l’expression de leur visage, il semble qu’elles récitent des poèmes. C’est pourquoi elles furent élues juges du concours de poésie Mushi awase “le concours des petits bêtes” de Chôsôji, ce qui devint la gloire de leur vie.

     

    Sereine

    une grenouille

    regarde la montagne

     

    Au rossignol

    la grenouille

    rend une visite de courtoisie

                                   Kikaku

     

    Tu caches

    ce que tu penses

    grenouille ?

                                   Kyokusui

     

    Une goutte de pluie,

    la grenouille

    s’essuie la tête »

     

    Kobayashi Issa

    Ora ga haru – Mon année de printemps

    Traduit du japonais, présenté et annoté par Brigitte Allioux

    Cécile Defaut, 2006

  • Jacques Roubaud, « Ciel et terre et ciel et terre, et ciel »

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    « Grâce à l’art de Constable, lui, Goodman, avait retrouvé non pas le passé, ni le temps, qu’on ne perd jamais parce qu’il n’a jamais été en notre possession mais, ne serait-ce que pour des moments précaires, et sans cesse effacés, quelque chose de son enfance, que la fracture de la guerre, que l’absence de sa mère, la séparation d’avec sa mère, le meurtre de sa mère lui avait fait perdre pendant toutes ces années. Il ne s’agissait pas d’une restitution impossible. Seulement l’offre d’une possibilité : un regard réconcilié avec le passé, avec l’oubli.

    Il avait aimé et rêvé posséder les nuages ; et par les nuages, le ciel. Il avait rêvé d’un lieu sur la terre pour y vivre, qui avait eu pour lui le nom d’Angleterre et qui, il le savait maintenant, n’était pas un endroit ayant jamais existé en ce monde, mais un pays rêvé et inventé par un peintre, le pays de Constable, Constable’s Country. Il avait perdu ces rêves, et de la manière la plus brutale. Et pourtant, il n’avait pas tout perdu. Par le chemin des images, de ciel et de sol, de nuages et de rivières, il pouvait revenir au centre de sa mémoire, au pin d’été dans la garrigue, à la chambre de l’hiver révolu.

     

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    M. Goodman alors pensa que Constable avait fait d’une quête du temps la forme centrale de sa peinture, et découvert, là était son génie, une solution picturale à son mystère dans le contraste entre ciel et terre, entre une terre peuplée des images fixes du passé, des lieux de l’enfance, et un ciel peuplé des images mobiles du présent perpétué en futur, les nuages.

    Loin de s’opposer, comme il l’avait simplistement d’abord cru, les paysages de la Stour Valley et les Cloud Studies de Hampstead ne se contredisaient pas. C’était leur mise ensemble, leur savante “composition” silmutanée qui avait pris en charge le temps. Les nuages en étaient le signe. Ils étaient le signe d’un paradoxe essentiel tracé largement, perpétuellement, dans le ciel : le paysage au sol nous offre la permanence, la fixité émouvante du souvenir. Le ciel éternellement changeant a, lui aussi, une sorte de permanence, puisque les “châteaux de nuages” sans cesse sont défaits puis rebâtis par le vent. Mais cette permanence-là est infiniment plus durable que celle des objets terrestres. Le pourrissement végétal, les ruines des habitations, la mort des êtres, désignent sur terre le passé irrémédiable. Le plus fugitif, le plus changeant, le formel sans forme de la vapeur aérienne dans le ciel se révèle être plus durable que les moulins, que les herbes, que le cottage de Willy Lott, que la Stour River.

    Voilà ce que l’art de Constable avait accompli. Et, pensa M. Goodman, il l’avait fait aussi pour lui. »

     

    John Constable, Études de nuages avec oiseaux, 1821, huile sur papier, Yale Center for British Art, New Haven

    John Constable, Le champ de blé, 1826, huile sur toile, 1826, The National Galery, Londres

     

    Jacques Roubaud

    Ciel et terre et ciel et terre, et ciel

    Coll. Musées secrets, Flohic, 1997

    http://www.argol-editions.fr/f/index.php?sp=liv&livre_id=54

  • Claude Esteban, « Le partage des mots »

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    « Je crois que je ne pus retenir mes larmes lorsque je parvins à dire tout haut : “Il fait jour.” Je comprenais soudain que c’était là le seul poème que j’eusse composé vraiment, que tous les autres n’avaient été qu’une animation factice du discours, qu’il fallait mériter les mots pour qu’ils reviennent, et qu’on ne les méritait qu’en mourant à soi. Ce n’étaient que trois mots, les plus banals de la langue, mais ils disaient hors de toute catégorie esthétique, ce que je n’avais pas su exprimer avec des richesses empruntées à d’autres. Ils étaient devant moi, derechef vivant, reconnaissant, disant le monde. Le langage de la poésie ne constituait pas un univers de signes différent de celui dont usaient les autres hommes. Il était à la fois le même et il se distinguait de celui-ci par une qualité charnelle qu’il était seul à détenir – et cette chair c’était la substance même du poète, devenue parole et promesse de vérité. […]

    La poésie ne se souciait pas de significations établies, codifiées par l’usage, dont les mots représenteraient en quelque sorte la caution. Elle était seule à conférer aux signes verbaux une charge signifiante qui échappait aux catégories, qui faisait de ces mots, quels qu’ils soient, les porteurs d’un sens qui les dépassait sans les détruire. Elle n’avait nul besoin, pour cela, d’une langue plus riche que telle autre. Elle prenait ses matériaux où bon lui semblait. Et l’on pouvait imaginer, tout aussi bien, un poète qui n’aurait disposé que d’un idiome particulièrement démuni, réduit aux signes les plus élémentaires, et dont il se serait cependant emparé pour faire surgir un chant aussi fastueux que l’Iliade. Puisque les trois mots que j’avais sauvés du néant, et sur lesquels je recommençais à bâtir, m’avaient été donnés en français, c’est en français que d’autres viendraient leur apporter un soutien. Eussent-ils été prononcés en espagnol – mais pourquoi ne l’avaient-ils pas été ? – que j’aurais, tout pareillement, répondu à leur appel en cette langue. Je n’avais pas à choisir. Toutes les langues se valent, mais la poésie, plus encore que le lieu où s’est inscrit un destin, décide de celle qui sera la nôtre. Il peut se faire que ce soit la langue que nous considérions comme seconde. Mais ce partage ne dépend pas de nous. Seul le bilingue, par une étrange tentation de l’esprit, croit qu’il peut aller d’un idiome à l’autre à sa guise. Mais il ne vit qu’à la surface de lui-même. Il s’épuise dans la relation : il est en perpétuelle errance, tout persuadé qu’il se veuille de ses pouvoirs d’ubiquité.

    Après plus de vingt ans d’exil, j’avais enfin trouvé une terre, une langue. Certes, elles ne m’avaient accordées que trois mots. Mais c’était le présent le plus magnifique que j’eusse reçu jamais. Car au-delà de ces trois mots s’ouvrait un horizon immense. Je ne faisais que l’entrevoir ; j’avais toute une vie pour essayer de le rejoindre. »

    Claude Esteban

    Le partage des mots

    Coll. L’un et l’autre, Gallimard, 1990

  • Claude Esteban, « Au matin »

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    © : cchambard

     

    « je suis debout j’avance et le sol me répond

    j’ai devant moi l’espace immense

    je vois que tout est neuf je recommence

    à mettre un signe sur chaque chose comme autrefois

     

    je trébuchais contre un caillou je m’émerveille

    qu’il soit si dur et si durable dans le temps

    je ne crains plus la violence du vent

    je ne crains plus qu’une fleur se fane

     

    ai-je douté du monde ai-je pleuré

    je ne reconnais plus les blessures anciennes

    ni la douleur présente à chaque pas

     

    je suis debout les astres m’accompagnent

    une chenille est là qui me guide sur le chemin

    je sens l’odeur des roses sur mes mains

     

    *

     

    c’est une enfant qui danse dans un jardin

    l’été quand la chaleur se glisse entre les branches

    ses bras sont si menus sa robe de dentelle est blanche

    on dirait que le jasmin se penche pour l’embrasser

     

    c’est le soir dans une île toute ronde

    on en fait le tour sans presque y penser

    les jours se ressemblent et l’on peut aimer

    simplement ce bonheur facile de vivre ensemble

     

    c’est une île obscure où personne ne retourne jamais

    la mort qui passait l’a frôlée de l’aile

    la courbe du soleil s’est brisée contre un mur

     

    maintenant la mer est toujours la même

    l’enfant lève un bras qui ne frémit plus

    et sa robe est aussi légère qu’un nuage »

     

    Claude Esteban

    « Au matin »

    in La mort à distance

    Gallimard, 2007