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Écrivains - Page 19

  • Robert Walser, « Ce que je peux dire de mieux sur la musique »

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    Si vous n’avez jamais lu Robert Walser, voici une excellente occasion de commencer. Ce joli livre que publient nos amies de Zoé est une petite anthologie qui traverse son écriture des premières aux dernières pages, de 1899 à 1933. On reconnaîtra – relira – certains de ces textes déjà publiés chez Zoé & ailleurs, mais la fidèle Marion Graf donne ici la traduction d’une jolie moitié d’inédits – dont celui que nous reproduisons plus bas, daté de 1933 (l’année où il cesse d’écrire). Ce choix de textes, axés autour de la musique, de la musicalité, on l’aura compris au titre de l’ensemble, seront pour les uns une magnifique révision avec l’émerveillement de l’inédit par surcroît et, pour les autres, une splendide et joyeuse introduction à la lecture du maître ès poèmes brefs, petites proses & autres microgrammes qui mourut, dans la neige, le jour de Noël 1956 lors d’une de ses promenades quotidiennes à Herisau.

     

    La belle nuit

    «  Je note ceci à la hâte : par exemple pendant le repas, on soulève par la douce peau du cou un petit chaton bien réel, qui n’est pas une allégorie, donc, pour voir s’il a envie de rester là où s’il préfère s’en aller. Il n’y a pas au monde un seul être pensant, pas un seul être sentant qui puisse imposer à un chaton ses caresses. Dans un recueil de poèmes, je viens de tomber sur une place de marché. Par rapport au problème qui vient de surgir à l’horizon des aspirations culturelles, “l’esprit et la technique”, j’ai pensé la nuit dernière, que j’aimerais qualifier de belle nuit parce qu’elle était sans vent et sans nuages, que la technique était un moyen de mettre de l’ordre dans les choses de l’esprit, que l’esprit, porté à des coups de génie etc. était le mâle que la technique, femelle, allait chercher dans ses divagations pour le ramener vers l’utile et le nécessaire. Le recueil de poèmes mentionné est signé Ludovic Boucledor, et ce sont les éditions du Rire, à Witzville, qui me l’ont adressé. Est-ce que je fais partie des journalistes épris de vérité, oui ou non ? Je veux planter mes dents dans cette question comme dans un gâteau croustillant, et pour y répondre, je déclarerai que jamais je ne parle du temps qu’il fait. Si je séjourne dans une ville étrangère où se jette peut-être sur moi un vent violent, j’écris ensuite que mes principes m’interdisent de m’étendre sur les détails. J’agis de la sorte parce que j’ai découvert que certaines sincérités ne sont en réalité que des dépendances intellectuelles. À mon avis, les correspondants, et je ne parle pas ici des commerciaux, mais bien des écrivains, ne doivent pas se soumettre aux influences du monde sensible, au nombre desquelles je compte les atmosphères, etc. À quoi sert la supériorité du journaliste ?

    La nuit qui m’enveloppait merveilleusement voltigeait autour de mon âme comme une Philomèle. Je venais de quelque part et je me rendais quelque part. Des êtres volants survolaient le théâtre de la vie avec leurs plumes d’argent, gagnant leurs honoraires et laissant tomber sur le sol des écrits imprimés afin que le public les ramasse et les lises. Un hôtel de montagne éclairé à l’électricité flottait comme dans les airs, du fait que dans la vapeur nocturne, la silhouette de la montagne était invisible, ce qui avait l’air splendide. Sur le cours d’eau où scintillait en profondeur une lueur dorée, des musiciens glissaient en gondoles, et on eût dit que les branchages qui s’inclinaient depuis les hauteurs étaient des auditeurs tendant l’oreille à ce concert, et de nouveaux morceaux de prose me vinrent à l’esprit. Les idées qui viennent à l’esprit d’un écrivain n’impliquent-elles pas la perspective d’efforts à venir ? Pour cette raison, je suis presque heureux quand rien ne me passe par la tête. “Une heure d’oubli”, c’est le titre d’une collection publiée à Paris dont je suis depuis longtemps l’ami.

    La belle nuit devint la plus belle nuit du monde au moment où dans une véranda, aux abords de la ville, j’aperçus des gens attablés pour le repas du soir, après le travail, tandis qu’un harmonica faisait monter d’un jardin endormi une mélodie pour dire bonne nuit et que les ombres des feuilles se découpaient contre une façade, et que des chemins à peine distinct menaient vers des maisons, ou s’en éloignaient. 

    À présent, un mot tout de même pour évoquer le plaisir que j’ai pris, dans la retraite de mon cabinet de travail, à me faire la lecture des vingt poèmes de Boucledor, c’était comme si je les avais lus d’une voix contenue à une femme ouverte à la poésie et à ces choses-là.

    La poésie m’amuse toujours dans la mesure où de petites fautes de rythme m’y réservent une délectation supplémentaire. Pour ce livre de poèmes assez maigre, je dis vingt fois merci à l’auteur, une fois pour chacune des vingt contributions ailées. D’autre part, Boucledor me saura peut-être gré de l’avoir entretissé dans cette belle nuit. »

    Traduction Marion Graf

     

    Robert Walser

    Ce que je peux dire de mieux sur la musique

    Choix de textes édités par Roman Brotbeck et Reto Sorg

    Traduits de l’allemand par Marion Graf, Golnaz Houchidar, Jean Launay, Bernard Lortholary, Jean-Claude Schneider, Nicole Taubes

    Zoé, 2019

    https://www.editionszoe.ch/livre/ce-que-je-peux-dire-de-mieux-sur-la-musique

  • Pierre Bergounioux, « Enfantillages »

     

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    « Courir après des insectes, récolter des cailloux, lire continuellement, au lieu d’agir, qui semblent insanes, passé un certain âge, le sont beaucoup moins et peut-être pas du tout si l’on admet que le passé demeure présent à chaque instant et ne s’éloigne, ne passe qu’autant qu’il a trouvé son achèvement. C’est parfois le cas et alors on est quitte, disponible pour des tâches nouvelles, actuelles. Mais il arrive, et c’est le plus souvent, au commencement, que notre ignorance, notre incurie nous empêchent d’obtenir ce qui nous est très manifestement destiné, nécessaire, salutaire. On ne coupera pas au dépit, à la tristesse. Mais si l’on est incapable d’intercepter les merveilles qui passent et que les adultes ne voient rien, ne font rien qui vaille, on a toujours la ressource de confier à celui qu’on sera peut-être devenu, à son tour, plus tard, le soin de réparer les dommages et les pertes qu’on a essuyés d’emblée. De lui à nous, il existe une continuité essentielle, et c’est le temps. »

     

    Pierre Bergounioux

    Enfantillages

    L’Herne, 2019

     

    Avec tous mes vœux pour 2020

  • Ishikawa Takuboku, « 7 tankas »

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    « Tout comme l’enfant qui parti en voyage

    revenu au pays s’endort

    aussi doucement en vérité est arrivé l’hiver

     

    Chose plutôt rare

    que ce calme plat dans mon cœur

    quand j’écoute avec plaisir jusqu’à l’horloge qui sonne

     

    Ah si pour sincèrement

    lui ouvrir mon cœur j’avais un ami !

    Je commencerais par lui parler de toi

     

    Ce dont les gens parlent

    cette beauté des cheveux défaits qui s’emmêlent aux tempes

    je l’ai reconnue en te voyant écrire

     

    De couleur cramoisie

    ce vieux carnet où subsistent

    l’heure et le lieu du rendez-vous secret !

     

    Dix ans déjà que je l’ai composé disait-il de ce poème chinois

    avant de le déclamer lorsqu’il était ivre

    Ami vieilli de tant voyager

     

    Quand donc était-ce ?

    Oh la joie que j’avais eue à entendre soudain dans un rêve

    cette voix que depuis si longtemps hélas je ne puis écouter ! »

                                                                                                                   1910

     

    Ishikawa Takuboku

    Une poignée de sable

    Traduit du japonais par Yves-Marie Allioux

    Philippe Picquier, 2016

  • Natsume Sôseki, « Dénigrement de soi servant à clore le cahier des “Copeaux” »

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    « Regardant à froid, je suis aise de m’éloigner du monde,

    Et déraisonnable et si lent à m’attirer les louanges.

     

    Prêt à brocarder les modernes, j’abandonne leur temps ;

    Proche de dauber les anciens, je fréquente leurs livres.

     

    Mon talent semble un vieux bidet poussif autant qu’ombrageux,

    Mon savoir tient de la dépouille d’insecte mince et vide.

     

    Il me restera ce faible pour les brumes du voyage.

    Jugeur de fleuves et de montagnes, je dors sous le chaume. »

    septembre 1889

     

    Natsume Sôseki

    Poèmes

    Traduit du chinois (Japon), présenté et annoté par Alain-Louis Colas

    édition trilingue, chinois, japonais, français

    Le bruit du temps, 2016

    https://www.lebruitdutemps.fr/auteur/natsume-soseki-47

  • Pierre Bergounioux, « Des salons de verdure »

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    « Il existe deux sortes de livres : les bons et puis les autres. Les premiers débordent en quelque sorte d’eux-mêmes. Ils n’instituent pas un monde à part, sui generis. Ils ouvrent celui qui les ouvre, changent sa pensée, donc sa vie. Deux facteurs contribuent à appauvrir celle-ci, l’ordre des choses, qui est toujours coercitif, dans les sociétés de classes, et la routinisation, qui est une défense contre le risque, l’angoisse, le nouveau. Les poètes s’inscrivent en faux contre le premier et nous délivrent, à leurs frais, de nous-mêmes, de notre triste finitude, de l’ennui, de la médiocrité. »

     

    Pierre Bergounioux

    Des salons de verdure

    in Cahiers de l’Herne n° 127, “Pierre Bergounioux”,

    sous la direction de Jean-Paul Michel, novembre 2019

    http://www.editionsdelherne.com/publication/cahier-pierre-bergounioux/

  • Mareille Macé, « Ce besoin d’installer sur terre ce que l’on a rêvé. “Compagnies de Mathieu Riboulet” »

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    « Encore. Voilà un mot plein de ressources ; on pourrait dire que c’est le temps lui-même, le temps de la vie même : il désigne ce qui a tenu jusqu’à maintenant, et ce qui se soulève de nouveau, ce qui aura toujours à se soulever de nouveau. “Encore”, cela veut dire que ça aura tenu jusqu’à cette heure : la vie se sera poussée en nous “comme un vaillant petit cortège”, la vie aura tenu jusqu’à maintenant, la vie se sera éprouvée en nous jusqu’à maintenant, la vie qu’on n’abat pas. Mais cela veut dire aussi qu’on n’a jamais vécu une bonne fois pour toutes ; que toujours ça se resoulève, ça doit se resoulever, se remettre en selle. De nouveau. Allez ! encore une fois. “Encore” est certes le mot de la lassitude : et allez, encore ! C’est le mot de la fatigue à recommencer, à avoir à recommencer. Travailler encore, supporter encore l’avalanche des deuils. Mais “encore” est aussi et surtout le mot du désir, du désir forcément infini ; car aimer, c’est vouloir encore, en vouloir encore. C’est le mot des amants, et c’est le mot des enfants : encore ! qui ne voient pas pourquoi un bonheur ou un plaisir devrait s’arrêter – et ils ont raison. Encore est le mot de l’infini dans les choses, des choses qui n’en finissent pas, qui s’infinissent toutes seules ou qu’on doit infinir. Comme la joie, comme la lutte. “Nous deux encore” donc, mais aussi et encore nous tous, nous tous constitués par le désir de bâtir, de camper en effet sur ces rives, avec les fantômes, de braver ce monde abîmé et d’y faire nos cabanes, puisque décidément “notre besoin d’installer quelque part sur terre ce que l’on a rêvé” ne connaît pas de fin. »

     

    Marielle Macé

    « Ce besoin d’installer sur terre ce que l’on a rêvé »

    in « Compagnies de Mathieu Riboulet »

    Verdier, en librairie le 9 janvier 2020

    https://editions-verdier.fr/livre/compagnies-de-mathieu-riboulet/

     

    40 ans de Verdier

  • Carl Rakosi, « Le vieil homme »

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    DR

     

    « D’abord les poils

    poussèrent plus épais sur la poitrine

    et le ventre

    et les cheveux plus fins au sommet

    de son crâne.

     

    Puis le gris apparut

    le long du côté droit

    de sa poitrine.

     

    Un jour il regarda

    dans le miroir

    et vit des poils épais

    et gris dans ses narines.

     

    Alors il voulut

    admettre

    que l’âge était venu.

     

    Le vieil homme

    retira son dentier

    du verre d’eau

    et coupa lui-même

    une petite saucisse.

     

    Jeune homme

    il avait été si pressé

    de vieillir.

    Maintenant, il se sentait plus jeune

    que jamais. »

     

    Carl Rakosi

    Amulette

    Traduit de l’américain par Philippe Blanchon en compagnie d’Olivier Gallon

    Suivi d’un entretien avec l’auteur

    La Barque, 2018

    http://www.labarque.fr/livres22.html

  • Carl Rakosi, « Le vieil homme »

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    DR

     

    « D’abord les poils

    poussèrent plus épais sur la poitrine

    et le ventre

    et les cheveux plus fins au sommet

    de son crâne.

     

    Puis le gris apparut

    le long du côté droit

    de sa poitrine.

     

    Un jour il regarda

    dans le miroir

    et vit des poils épais

    et gris dans ses narines.

     

    Alors il voulut

    admettre

    que l’âge était venu.

     

    Le vieil homme

    retira son dentier

    du verre d’eau

    et coupa lui-même

    une petite saucisse.

     

    Jeune homme

    il avait été si pressé

    de vieillir.

    Maintenant, il se sentait plus jeune

    que jamais. »

     

    Carl Rakosi

    Amulette

    Traduit de l’américain par Philippe Blanchon en compagnie d’Olivier Gallon

    Suivi d’un entretien avec l’auteur

    La Barque, 2018

    http://www.labarque.fr/livres22.html

  • Tonino Guerra, « vendredi 13 décembre 1996 »

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    « Il y a toujours une journée, dans la vie d’un homme, pour recueillir la beauté du monde. Et même si l’on vit mille ans, ce n’est que la répétition de cette rencontre inattendue. Il y a des papillons qui vivent un seul jour, et ce jour-là contient les fulgurations exquises de tous les désirs. »

     

    Tonino Guerra

    Il pleut sur le déluge

    Traduit de l’italien par Sophie Royère

    La Barque, 2018

    https://www.labarque.fr/livres27-tonino-guerra-il-pleut-sur-le-deluge.html

  • Pascal Quignard, « Un pied d’homme qui brûle »

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    photogramme du documentaire L'Europe des écrivains de David Teboul

     

    « C’est ainsi qu’il n’y a pas de fin à nos jours.

    Le “fil” de l’intrigue n’existe pas.

    Les pistes des grèves, des oiseaux, des arbres, des hommes et des bêtes divergent dans le temps, se brouillent dans l’espace, se perdent dans la mort.

     

    Il me semble qu’à la fin de mes jours, de mes livres, de mes spectacles, à force de se dérouter des routes, de se dévoyer des voies, des sentiers, des sentes, la trace que creusaient mes pas ne se distinguait plus de la forêt elle-même.

     

    C’est le fragment LXXI d’Héraclite : Celui qui oublie où conduit la route arrive sans fin.

     

    Par la bonté de la brume qui monte sous le premier rayon qui en rencontre l’eau et lui adjoint ce peu de tiédeur qui l’échauffe, par la bonté de la rosée qui s’y dépose, se lève l’odeur merveilleuse, chaque matin, de la terre mouillée.

    Et sur les bords de l’Yonne la senteur de la vase dans les mousses que la clarté touche, entre les mentes, dans les joncs.

    À midi, la terre jusque là humide et noire est redevenue sèche et presque blanche. Je pousse la grille. Le pied nu, en se posant sur elle, la craquèle, la morcèle, la divise, et aussitôt en fait une sorte de poudre. C’est un sable doux qui est tiède sous la plante du pied qui s’enfonce. Puis qui y délivre son empreinte quand il se retire. On lève les yeux. C’est le soleil tout rond, l’étoile invraisemblable à laquelle on doit tout, qu’on ne peut même pas fixer. Héraclite écrit dans le fragment III : Le soleil pas plus large qu’un pied d’homme (podos anthrôpeion).

     

    Notre corps en vieillissant subit une métamorphose qui se fait de plus en plus précise.

    Nous sommes comme une photographie qu’on pose sur une flamme.

     

    Nous ne connaissons pas d’autre énigme que la vie elle-même émouvant notre corps. »

     

    Pascal Quignard

    La vie n’est pas une biographie

    Galillée, 2019

  • Jean-Claude Pirotte, « La pluie à Rethel »

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    DR

     

    « Je n’ai jamais réussi à mettre de l’ordre dans ma vie, ou mes vies, et ce n’est pas aujourd’hui, où j’essaie d’en agencer des bribes, que je réussirai. Les lieux et les visages se sont estompés. Rarement, une surface réduite dans cette étendue d’ombre s’illumine, comme, sur une plaine où roulent des nuages bas, soudain un coin de champ, un bout de terre reçoivent l’éclairage inattendu d’un rayon de soleil. Cela ne dure pas, et l’horizon entier se bouche à nouveau. Il faut se contenter de ces clignotements désordonnés ; chercher à fixer une couleur, la forme tourmentée d’un grand arbre, l’ondulation à peine perceptible d’un ressaut de terrain, la lueur accrochée à un toit mouillé, le sillon noir et blanc d’un vol de pie, un cri très éloigné, l’appel perdu d’une voix dans un chemin creux. À partir de ces visions incohérentes, construire est illusoire. On n’invente pas ce qui est mort.

    Chercher des images, patience de sourcier. Mais quelles images ? Quelle nappe d’eau fraîche découvrir sous les strates accumulées par l’indifférence universelle ? Je cherche des images, qui seraient mon musée d’Épinal à moi. Musée bien dérisoire. Je me promène dans des salles obscures où je m’arrête parfois, espérant qu’un écran quelque part va s’éclairer, dérouler un film sautillant, suggérer le faux-semblant d’une merveille perdue. Je fais des phrases. Et j’attends d’elle un événement inimaginable, quelque chose comme la résurrection d’une banalité sanctifiée, est-ce que je me fais comprendre ? Je ne me fais pas comprendre. Je regarde le ciel et j’écoute la pluie. C’était un autre ciel, une autre pluie. Non, ce sont les mêmes. Il n’y a que moi qui… Moi ? Rien, il n’y a rien. Le mot rien, le mot vide, le mot néant, encore des mots. Et se colleter avec des mots, à quoi ça peut bien servir ?»

     

    Jean-Claude Pirotte

    La pluie à Rethel

    Préface de Jean-Paul Chabrier

    Luneau-Ascot, 1981, rééd. La Table ronde, coll. La petite vermillon, 2018

  • Jean Clair, « Paranoïa »

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    Fresque de Gorgone dans la Casa dei Vettii, Pompéi

     

    « […] Se retourner, réfléchir, relire, reprendre, c’est découvrir la face terrifiante de Méduse, subir son engourdissement qui mène à l’ankylose de la pierre. Rêver, c’est revenir, c’est devenir un revenant et commencer d’habiter chez les morts.

    La mort n’est pas devant nous, comme on le croit communément, elle est derrière nous, dans notre dos. Se retourner, c’est découvrir sa face de nuit au cœur de la nuit même, et comme Orphée impatient, ne plus jamais, paralysé, revoir la lumière du petit jour. La mort n’est pas non plus un sac d’os, comme on la voit communément figurée dans les fresques du Campo Santo, une assemblée de squelettes qui s’agitent en une ronde de fête foraine. C’est un masque, immobile et seul.

    On dit aussi que les souvenirs douloureux, insupportables, s’effacent avec le temps. La mémoire serait miséricordieuse. On oublierait qu’on a été malheureux. Mais non, il suffit de se retourner – et plus le temps s’avance, plus l’envie de se retourner grandit – pour voir qu’ils sont toujours là, et même on les redécouvre, immobiles, plus graves, plus lourds, plus pesants, avec leur rictus de pierre et leurs crocs prêts à déchirer, pour nous rappeler que cela a bien eu lieu, irrémédiablement, et qu’on ne pourra pas indéfiniment leur échapper.

    Lorsqu’on relit un livre, qu’on réfléchit à ce qui a été, qu’on revoit un visage disparu, lorsqu’on s'arrête un instant, tout simplement, pour revenir sur un moment de son passé, de quelle mort est-on menacé dont l’élan du présent, si irréfléchi soit-il, nous protège ? Quel étrange équilibre doit-on conserver entre cette réflexion qui nous fait nous retourner sur soi au péril de la vie et de la démarche hésitante qui nous permet malgré tout de continuer d’avancer, d’écrire, d’aller droit son chemin en quête précisément de cette indicible vérité dont le pressentiment nous paralyse, et qui probablement nous tuerait s’il nous fallait l’affronter.

    Croiser le regard de la Méduse, et aller jusqu’à oser lui trancher la tête, c’est alors se donner le pouvoir qu’elle ôte aux humains, celui de figurer, de représenter, d’imaginer ce qui a été et ce qui demeure. »

     

    Jean Clair

    Les derniers jours

    Gallimard, 2013