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Écrivains - Page 40

  • Alexandre Vialatte, « La Complainte des enfants frivoles »

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    « Nous nous sommes retrouvés un soir d’automne quelques-uns de cette époque-là, un jeudi, devant la porte du vieux collège, comme si nous revenions de chez nos correspondants. La lanterne de fer, comme autrefois, éclaira nos ombres en accordéon qui tremblèrent sur le vieux mur campagnard, secouées par le vent du nord, et je me suis rappelé les ombres de la salle d’étude ; les ombres sont toujours plus éloquentes que les hommes ; elles déforment et multiplient ; autrefois nous étions plus petits, mais nous portions ces pèlerines véhémentes qu’on quitte à seize ans pour des pardessus sans éloquence. Les boules de pierre qui couronnent les piliers de la porte avaient l’air d’un exemple de dessin. Du haut du tertre où est bâti le vieux collège, les champs dévalaient dans la nuit, vers les campagnes des vacances ; c’est de là que partaient les routes que nous avons tous prises un soir, avec leurs tournants, leurs lacets, leurs espoirs, leurs carrefours… ; les routes qui tournent autour de la terre, comme une corde sur une toupie, tendues comme l’espoir des hommes ; et maintenant nous savons ce qu’il y a derrière ces brumes, sur les pitons bleus ; pour quoi faire ? Tout est pareil à notre adolescence derrière la nuit qui nous cache le pays comme un mouchoir sur la face d’un cadavre : le pré-verger, les salles de classe et les “barabans” dans la cour sous les tilleuls ; les barreaux quadrillent la lucarne de la tour de l’Horloge fermée sur son mystère mécanique, sombre, aveugle, sourde et muette. Que de fois quand nous étions enfants nous y sommes venus, attendant qu’un ange exprès délégué pour nous par l’après-midi trop pesante vînt nous y tenir des discours latins, remuer les horizons, secouer des merveilles, et, nous prenant par la main, nous emmenât vers ces monts qui barraient les routes, coulisses du monde d’où nous voulions tout espérer. Je me rappelle un défilé dans la montagne, plein d’arnicas et de digitales, qui m’a longtemps semblé comme l’un des couloirs du merveilleux… Un jour pourtant, collégiens ravis, nous sommes partis sur les petits trains noirs qui font une fumée blanche et qui sifflent. Mais nous laissions aux fenêtres du dortoir ces constellations magiques qui se décalquaient sur les vitres avec leurs noms d’animaux, de plantes et de déesses : toute la géographie, la flore, la faune et la mythologie du ciel. Nous abandonnions cela pour la terre. Peut-être en raclant un peu les vitres, trouverait-on une poudre d’or ?

    Devant la porte qu’aucune défense ne nous fermait plus, nous nous sommes raconté, ce soir-là, sans surprise, des choses qui auraient troublé le sommeil de nos mères et gêné l’instituteur adjoint dans sa conception géométrique du vraisemblable. En vain. Il restera toujours assez d’impossible pour nous faire regretter ces promesses absolues que la récréation de 4 heures fait aux écoliers chimériques et que la vie ne tiendra jamais. »

     

    Alexandre Vialatte

    La Complainte des enfants frivoles – écrit autour de 1925

    Précédé de « Premier roman, dernier paru » par Pierre Vialatte

    Le Dilettante, 1999

  • John Ashbery, « Sonate bleue »

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    « Il y a longtemps c’était alors le début de ce qui semble maintenant

    Comme maintenant n’est que départ pour un nouveau mais encore

    Vague chemin. Ce maintenant , celui qui est vu une

    Fois de loin, c’était notre destinée

    Peu importe ce qui peut nous arriver d’autre. Il est

    Le présent passé de quoi notre physionomie,

    Nos opinions sont faites. Nous en sommes la moitié et nous

    Nous soucions peu du reste. Nous

    Pouvons voir assez loin pour que le reste de nous soit

    Implicite dans l’entourage qu’est le crépuscule.

    Nous savons que cette partie du jour vient tous les jours

    Et nous le sentons, puisqu’il a ses droits, aussi

    Nous avons le droit d’être nous-mêmes dans la mesure

    Où nous sommes en lui et non dans quelque autre jour, ou

    À quelque autre endroit. Le temps nous convient

    Tout comme il est content de lui, mais dans la seule mesure

    Où nous ne cédons pas de ce pouce-là, souffle

    De devenir avant que devenir puisse être vu,

    Ou vienne à ressembler à tout ce qu’il semble signifier maintenant.

     

    Les choses qui venaient pour qu’on en parle

    Sont venues et parties et l’on se souvient encore

    Comme récentes. Il y a un grain de curiosité

    À la base des quelques nouveautés, qui déroulent

    Leur point d’interrogation comme une nouvelle vague sur le rivage.

    En venant pour donner, pour renoncer à ce que nous avions,

    Il nous faut, nous le comprenons, gagner ou être gagné

    Par ce qui passait, brillant du chatoiement

    Des choses récemment oubliées et ravivées.

    Chaque image trouve sa place, dans le calme

    De ne pas avoir trop, d’avoir juste assez.

    Nous vivons dans le soupir de notre présent.

    Si c’était tout ce qu’il y avait à avoir

    Nous pouvons ré-imaginer l’autre moitié, la déduire

    De la forme de ce qui est vu, insérés

    Que nous sommes dans l’idée qu’elle se fait de la façon dont

    Nous devons continuer à avancer. Il serai tragique de s’adapter

    Dans l’espace créé par notre arrivée retardée,

    Pour proférer le discours qui est de circonstance,

    Car le progrès survient à travers la ré-invention

    De ces mots tirés du pâle souvenir que nous en avons,

    En violant cet espace de façon telle

    Qu’on le laisse intact. Pourtant après tout

    Nous en sommes et nous avons franchi une considérable

    Distance, notre passage est une façade,

    Mais la comprendre nous justifie. »

     

    John Ashbery

    Quelqu’un que vous avez déjà vu

    Traduit de l’américain par Pierre Martory et Anne Talvas

    P.O.L, 1992

     

    Aussi de John Ashbery sur ce blog : http://www.unnecessairemalentendu.com/archive/2016/01/24/john-ashbery-le-serment-du-jeu-de-paume-5749577.html

     

    John Ashbery, né le 28 juillet 1927 à Rochester, est mort le 3 septembre 2017 à Hudson.

  • Claude Margat, « L’Horizon des cent pas »

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    « La peinture n’est pas plus admissible que la poésie mais l’une comme l’autre sont aussi nécessaires à la respiration de la pensée que l’air l’est au souffle. L’une et l’autre guérissent l’esprit des aveuglements du sens.

    *

    Une peinture ne devrait jamais sortir de la sphère du geste qui la produit. Le geste est à la peinture ce que la mesure est à la musique.

    *

    Aucun projet. Seulement le rythme et ses déclinaisons.

    *

    Voir la pensée prendre forme sous sa propre main constitue une expérience sans équivalent. Par le travail de la main s’abolit toute distance entre le désir et son objet. Encre et pinceau sont les agents d’un toucher aérien. Ce n’est jamais le peintre qui met un point final à l’approche mais l’objet même du désir. Ce qui manque à la substance constituée de l’œuvre se trouve compensé par le suspens que celle-ci produit en ne s’accomplissant pas. La manière d’un artiste exprime le style de son approche. Lorsque l’intention investit le geste, elle en devient l’élan. Sans crainte ni hâte, il ne reste plus qu’à se conformer au rythme qui commande déjà au pinceau.

    *

    Tout est rythme, scansion. Et tout est vu, saisi en plein vol.

    *

    Ce que la peinture écrit, elle ne le nomme pas mais elle le pense à la manière du poète qui use de toutes les ressources de la langue et fait sourdre à nouveau l’originelle saveur du mot. La main est là, animant d’invisibles remous, communiquant à l’ensemble du corps l’écho d’une présence obscure et cependant familière.

    *

    Je peins sous l’impulsion de ce qui écoute et cherche en moi le sentier de son propre espace, espace qui telle une calligraphie en cursive se déroule et dévoile une double intimité.

    *

    Chaque jour je constate que l’élan qui m’anime n’est pas tant inspiré par le désir d’exprimer ce que je ressens que par celui d’apprendre. Le suprême bénéfice de l’action de peindre est que l’on conduit à tout observer dans le détail. Le regard chaque jour se tourne vers la rive et s’émerveille de pouvoir l’explorer. L’action de peindre produit un dépôt à la surface duquel vibre la présence du vivant.

    *

    Bien voir, c’est bien entendre. Et bien entendre, c’est entendre au-delà de l’audible.

    *

    Dans une peinture c’est l’émotion qui constitue le liant, non l’émotion combustible du regard, mais l’émotion dans la peinture.

    *

    Je peins ce qui remonte de mon œil, et ce qui remonte de mon œil remonte de mon pied.

    *

    Le trait de pinceau doit marquer la présence, désigner plutôt que cerner.

    *

    Il y a un mot pour unir de façon immuable vide et plein : espace. »

     

     

    Claude Margat

    L’horizon des cent pas

    Encres de Claude Margat

    Calligraphies de François Cheng

    Textes de Élisabeth Clément, Claude Louis-Combet, Bernard Noël, Claude Margat

    Entretiens avec Jean-Michel Bongiraud, Jean-Luc Terradillos, Jean-Paul Auxeméry

    Coll. Les Irréguliers, éditions de la Différence, 2005

    On peut écouter & voir avec profit : https://www.youtube.com/watch?v=KM1MODCix2A

  • Wen Cheng ming, « Fin de l’année, une éclaircie après la neige…»

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    Wen Zhengming, Garden of Pleasure in Solitude (獨樂園圖),

    National Palace Museum, Taipei

     

    « fin de l’année, une éclaircie après la neige, de mon ermitage en montagne je promène mon regard

     

    assiégé par le froid, je ne franchis pas la porte

    je brûle de l’encens, enchanté de cette oisive quiétude

    le soleil de l’aube éclaire bols et tasses

    la lumière flottante monte le long du pilier

    les bambous élancés ne résistent pas au vent,

    leur jade vert ne cesse de bruisser

    un sentiment de sérénité déborde de mon visage

    au réveil de l’ivresse mon poème aussitôt j’achève »

     

    Wen Cheng ming (Wen Zhengming) – 1470-1559

    In Éloge de la cabane

    Poèmes choisis et traduits du chinois par Cheng Wing fun & Hervé Collet

    Moundarren, 2009

    http://moundarren.com/

  • Cesare Pavese, « Le métier de vivre »

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    DR

     

    « 10 novembre [1938]

     

    La littérature est une défense contre les offenses de la vie. Elle lui dit : “Tu ne me couillonnes pas ; je sais comment tu te comportes, je te suis et je te prévois, je m’amuse même à te voir faire, et je te vole ton secret en te composant en d’adroites constructions qui arrêtent ton flux.”

    À part ce jeu, l’autre défense contre les choses, c’est le silence où l’on se ramasse pour bondir. Mais il faut se l’imposer, ne pas se le laisser imposer. Même pas par la mort. Choisir nous-même, au besoin, un mal est l’unique défense contre ce mal. Voilà ce que signifie l’acceptation de la souffrance. Non pas résignation mais élan. Digérer le mal d’un coup. Ils ont l’avantage ceux qui, par nature, savent souffrir d’une façon impétueuse et totale : de la sorte, on désarme la souffrance, on en fait notre création, notre choix, notre résignation. Justification du suicide.

    Ici la Charité n’a pas de place. À moins peut-être que ne soit la vraie charité cette projection violente de soi-même ?

     

    30 mars [1948]

     

    L’odeur de la première pluie nocturne, sous le ciel clair. Saison ouverte, retour.

    Dans la vie, il n’y a pas de retour. Beauté de ce rythme discordant – sur le retour périodique des saisons, la progression des années qui colorent de façon toujours différente un thème semblable – mesure et invention, constance et découverte – l’âge est une accumulation de choses semblables que l’on enrichit et que l’on approfondit de plus en plus. »

     

    Cesare Pavese

    Le métier de vivre

    Traduit de l’italien par Michel Arnaud

    Gallimard, 1958

     

    Cesare Pavese est né le 9 septembre 1908 à Santo Stefano, il s'est suicidé le 27 août 1950 dans une chambre d’hôtel à Turin.

    On pourra lire l’immense poème de Vasco Graça Moura, http://www.unnecessairemalentendu.com/archive/2015/08/11/vasco-graca-moura-l-ombre-des-%EF%AC%81gures-autres-poemes-5669192.html)

  • Robert Pinget, « Théo ou le temps neuf »

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    « L’enfant dit tonton pourquoi il faut mourir ?

    Le vieux répond ce sont les autres qui nous font mourir.

    Pourquoi tonton ?

    Parce qu’ils ne nous aiment plus.

    Alors moi je t’aime alors tu mouriras plus.

    Le vieux se rendort. L’enfant continue sa lecture.

     

    Le merle est présent ou quelqu’un de sa descendance.

    Siffle trois notes.

    La forêt lointaine, le blé qui lève, les pruniers en fleurs, tout est dans l’ordre.

    Des mots trop vite dits. La plume se rebiffe.

    Mais le vieux s’en moque. Il dit va falloir une grande lecture pour assurer tout ça.

    Qu’est-ce que c’est une grande lecture tonton ?

    Celle qui ne tient compte ni de l’heure ni des saisons ni de rien que d’elle-même.

    Elle est égoïste tonton.

    Non, elle est libre.

     

    Le scribouillard est pris de fou rire.

    De son lit il tâtonne vers la table de chevet et reprend sa plume.

    Il écrit passons à des souvenirs qui ne m’appartiennent plus. Où les trouver. Dans cette liasse de papiers là-bas, couverts d’une écriture inconnue.

    Que mon désarroi soit ma force.

    Répéter soit ma force.

     

    Dans tes histoires des fois tonton on voit un vieux bonhomme qui monte dans les collines grises qui c’est ?

    Je ne sais pas. Il ne m’a rien dit. Je le vois toujours de dos, jamais sa figure, il s’éloigne, il marche lentement, il n’arrivera jamais nulle part puisque je le revois chaque fois au même endroit en train de s’éloigner.

    Mais tu le vois où ?

    Dans ma tête.

    Mais où c’est les collines grises dans ta tête aussi ?

    Non, dans un pays de soleil, je les connais, je les aime.

    Mais ton bonhomme il est triste on a pas envie de le rencontrer pourquoi tu l’écris ?

    Parce qu’il m’oblige à l’écrire.

    Alors il te parle ?

    Non. Mais je sais qu’il doit être dans mon livre.

    Comment tu le sais ?

     

    Qu’est-ce que tu dis tonton ?

    Des choses pour les enfants, mon ange. Tu es écrit là tu vois sur mon carnet. Jamais personne ne pourra dire que je n’ai pas dit la vérité. »

     

    Robert Pinget

    Théo ou le temps neuf

    Minuit, 1991

     

    Robert Pinget, né le 19 juillet 1919 à Genève est mort le 25 août 1997 à Tours. Il vivait depuis 1964 à Luzillé, en Touraine.

  • Édouard Dujardin, « Les lauriers sont coupés »

    édouard dujardin,les lauriers sont coupés,jean-pierre bertrand,librairie de la revue indépendante,gf flammarion

    DR

     

    « La voilà immobile, si finement jolie, si jeunement coquette ; oh ! la triste existence qu’est la sienne ; à celui qui l’aime, quel amour il faut, pour lui adoucir les amertumes ; pauvre qui va, à vingt ans, livrée aux mauvaises heures… ensemble, au contraire, ainsi dormir, en l’oubli… tous deux, ensemble ; elle en a la sûreté de ma foi, moi dans son charme ; et parmi les choses qui sont, communément, tous deux, joyeusement… nous irons ce soir, ainsi, au-dehors, sous des ombrages, pendant de lointaines musiques… “tu m’aimes”… “et toi tu m’aimes”… oui, ne disons plus “je t’aime” mais “tu m’aimes” et “tu m’aimes” et “baisons-nous”… elle dort ; moi je sens que je m’endors ; j’entreferme mes yeux… voilà son corps ; sa poitrine qui monte et monte ; et le très doux parfum mêlé… la belle nuit d’avril… tout à l’heure nous nous promènerons… l’air frais… nous allons partir… tout à l’heure… les deux bougies… là… au cours des boulevards…“j’t’aim’mieux qu’mes moutons”… j’t’aim’mieux… cette fille, yeux éhontés, frêle, aux lèvres rouges… la chambre, la cheminée haute… la salle… mon père… tous trois assis, mon père, ma mère… moi-même… pourquoi ma mère est-elle pâle ? elle me regarde… nous allons dîner, oui, sous le bosquet… la bonne… apportez la table… Léa… elle dresse la table… mon père… le concierge… une lettre… une lettre d’elle ?… merci… un ondoiement, une rumeur, un lever de cieux… et vous, à jamais l’unique, la primitive aimée, Antonia… tout scintille… vous riez-vous ?… les becs de gaz s’alignant infiniment… oh !… la nuit… froide et glacée, la nuit… Ah !!! mille épouvantements !!! quoi ?… on me pousse, on m’arrache, on me tue… Rien… un rien… la chambre… Léa… Sapristi… m’étais-je endormi ?… »

     

    Édouard Dujardin

    Les lauriers sont coupés

    Librairie de la Revue indépendante, 1888

    Rééd. GF Flammarion, 2001

    Présentation de Jean-Pierre Bertrand

  • Pascal Quignard, « Vie secrète »

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    La Rive dans le noir © cc

     

    « Ceux qui aiment ardemment les livres constituent, sans qu’ils le sachent, la seule société secrète exceptionnellement individualisée. La curiosité de tout et une dissociation sans âge les rassemblent sans qu’ils se rencontrent jamais.

    Leurs choix ne correspondent pas à ceux des éditeurs, c’est-à-dire du marché. Ni à ceux des professeurs, c’est-à-dire du code. Ni à ceux des historiens, c’est-à-dire du pouvoir

    Ils ne respectent pas le goût des autres. Ils vont se loger plutôt dans les interstices et les replis, la solitude, les oublis, les confins du temps, les mœurs passionnés, les zones d’ombre, les bois des cerfs, les coupe-papier en ivoire.

    Ils forment à eux seuls une bibliothèque de vies brèves mais nombreuses. Ils s’entre-lisent dans le silence, à la lueur des chandelles, dans le recoin de leurs bibliothèques tandis que la classe des guerriers s’entre-tue avec fracas sur les champs de bataille et que celle des marchands s’entre-dévore en criaillant dans la lumière tombant à plomb sur les places des bourgs ou sur la surface des écrans gris, rectangulaires et fascinants qui se sont substitués à ces places. »

     

    Pascal Quignard

    Vie secrète

    Gallimard, 1998

  • W. G. Sebald, « All’estero »

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    DR

     

    « Il y a dans cette ville une autre qualité de réveil que celle à laquelle on est habitué. Le jour s’y lève en effet dans le silence, un silence seulement troublé par quelques éclats de voix, un rideau de fer que l’on remonte, les claquements d’ailes des pigeons. Combien de fois, songeais-je, ne me suis-je retrouvé couché dans une chambre d’hôtel, à Vienne, à Francfort ou Bruxelles, et n’ai-je écouté, les mains croisées derrière la tête, non point le silence comme ici mais, les sens en alerte, le déferlement de la circulation qui auparavant, pendant des heures, m’avait déjà hanté sans que j’y prenne garde. C’est donc cela, me disais-je alors, le nouvel océan. Sans relâche, en grands fournées qui recouvrent toute la surface des cités, les vagues accourent, de plus en plus bruyantes, enflent et se cabrent, se brisent avec une sorte de frénésie au paroxysme de leur tumulte et courent sur les pierres et l’asphalte tandis qu’aux retenues des feux rouges d’autres lames se préparent déjà à déferler. Au fil des années, j’en suis arrivé à la conclusion que la vie désormais naît de tout ce fracas, celle qui vient après nous et qui lentement nous mènera à notre perte, comme nous menons lentement à sa perte tout ce qui a été là longtemps avant nous. Irréel, parfaitement irréel, comme s’il ne pouvait qu’être déchiré d’un instant à l’autre, tel m’apparaissait le silence de Venise en ce petit matin de Toussaint où l’atmosphère blanche de la ville pénétrait dans ma chambre par les fenêtres entrouvertes et recouvrait tout, m’immergeant dans un flot de brume. »

     

    W. G. Sebald

    Vertiges

    Traduit de l’allemand par Patrick Charbonneau

    Actes Sud, 2001

  • Jean Prévost, « Les Caractères »

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    DR

     

    « Qui se donne la mission de faire le bien des autres est déjà presque un assassin.

     

    *

     

    Ceux qui craignent les hommes aiment les lois.

     

    *

     

    Larme à l’œil et cœur sur la main, celui-là trahira demain.

    Cris du cœur, peu d’honneur.

     

    *

     

    Chacun se juge unique, avec raison. Mais on se croit seul unique.

    Comment les autres pourraient-ils penser qu’ils ne sont pas comme les autres ? Dans la foule, tout le monde maudit la foule.

     

    *

     

    Nous sommes assez raffinés pour avoir créé les petits pois et le chambertin, assez barbares pour avoir créé aussi les choux-fleurs et les chapeaux, les gilets et les bretelles. Car l’homme, dit Pascal, est un monstre pour l’homme. »

     

    Jean Prévost

    Les Caractères

    Albin Michel, 1948

  • Philippe Jaccottet, « Bois et blés »

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    « L’ombre, le blé, le champ, et ce qu’il y a sous la terre. Je cherche le chemin du centre, où tout s’apaise et s’arrête. Je crois que ces choses qui me touchent en sont plus proches.

    Une barque sombre, chargée d’une cargaison de blé. Que j’y monte, que je me mêle aux gerbes et qu’elle me fasse descendre l’obscur fleuve ! Grange qui bouge sur les eaux.

    J’embarque sans mot dire ; je ne sais pas où nous glissons, tous feux éteints. Je n’ai plus besoin du livre : l’eau conduit.

    À la dérive.

    Or, rien ne s’éloigne, rien ne voyage. C’est une étendue qui chauffe et qui éclaire encore après que la nuit est tombée. On a envie de tendre les mains au-dessus du champ pour se chauffer.

    (Une chaleur si intense qu’elle n’est plus rouge, qu’elle prend la couleur de la neige.)

    On est dans le calme, dans le chaud. Devant l’âtre. Les arbres sont couverts de suie. Les huppes dorment. On tend au feu des mains déjà ridées, tachées. Les enfants, tout à coup, ne parlent plus.

    C’est juste ce qu’il faut d’or pour attacher le jour à la nuit, cette ombre (ou ici cette lumière) qu’il faut que les choses portent l’une sur l’autre pour tenir toutes ensemble sans déchirure. C’est le travail de la terre endormie, une lampe qui ne sera pas éteinte avant que nous soyons passés. »

     

    Philippe Jaccottet

    Paysages avec figures absentes

    Gallimard, 1970, revue et augmentée en 1976, rééd. Poésie/Gallimard, 2006

  • Georges Perec, « La disparition »

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    au Moulin d'Andé, où Georges Perec écrivit La disparition. DR

     

    « Anton Voyl n’arrivait pas à dormir. Il alluma. Son Jaz marquait minuit vingt. Il poussa un profond soupir, s'assit dans son lit, s’appuyant sur son polochon. Il prit un roman, il l’ouvrit, il lut ; mais il n’y saisissait qu’un imbroglio confus, il butait à tout instant sur un mot dont il ignorait la signification.

    Il abandonna son roman sur son lit. Il alla à son lavabo ; il mouilla un gant qu’il passa sur son front, sur son cou.

    Son pouls battait trop fort. Il avait chaud. Il ouvrit son vasistas, scruta la nuit. Il faisait doux. Un bruit indistinct montait du faubourg. Un carillon, plus lourd qu’un glas, plus sourd qu’un tocsin, plus profond qu’un bourdon, non loin, sonna trois coups. Du canal Saint-Martin, un clapotis plaintif signalait un chaland qui passait.

    Sur l’abattant du vasistas, un animal au thorax indigo, à l’aiguillon safran, ni un cafard, ni un charançon, mais plutôt un artison, s’avançait, traînant un brin d’alfa. Il s’approcha, voulant l’aplatir d'un coup vif, mais l’animal prit son vol, disparaissant dans la nuit avant qu’il ait pu l’assaillir. »

     

    Georges Perec

    La disparition

    Coll. « Les Lettres nouvelles », Denoël, 1969, rééd. Coll. « L’imaginaire », Gallimard, 1989