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Écrivains - Page 61

  • Jacques Lèbre, « La mort lumineuse »

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    © : C.Chambard

     

    Sensibilité des feuilles

     

    « Ce sont peut-être les quelques voix humaines

    issues des immeubles aux fenêtres ouvertes

    — c’est une matinée de printemps, un jour férié —

    qui font que parfois les feuilles bougent,

    même sans vent, même sans aucune brise,

    comme si elles étaient sensibles à un langage

    ou du moins à son souffle, et qu’importe alors le sens

    pour des oreilles vertes dont l’ouïe est si fine.

    Je peux préciser qu’au moment même aucun drap

    n’est secoué dans le silence, aucun couple de ramiers

    ne copule sur une branche, ce qui pourrait prêter à confusion

    si l’on peut aussi confondre les gémissements lointains

    d’une femme au bord de la jouissance avec les roucoulements

    de pigeons postés sur une corniche toute proche.

    Pas de vent donc, dans cette matinée, pas de brise non plus,

    mais dans une lumière que tamisent quelques nuages blancs

    parfois, un instant, les feuilles bougent, frémissent.

    Et si les voix que j’entends, me dis-je soudain,

    provenaient d’une radio, ou bien d’une télévision ?

    Alors, la sensibilité des feuilles serait tout autre

    que celle que j’imaginais il y a juste un instant.

    D’ailleurs, désœuvré, je m’accoude à la fenêtre,

    une musique s’échappe de la source profonde d’un intérieur,

    elle glisse comme une onde sur la paroi de l’air

    et je vois que les feuilles bougent, frémissent. »

     

     Jacques Lèbre

    La mort lumineuse

    L’Escampette, 2004

  • Michaël Glück, « Tournant le dos à »

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    © : C. Chambard

    10.

    on parle pour

    ne pas laisser place

    au goût de la terre

    on fait comme

    on tient debout

    on dit il elle

    ne sait qui

    tient l’autre

    les lits sont défaits

    les guerres passées

    les étreintes aussi

    deux oublient

     

    11.

    ce qui est fait ce peu

    dit : un legs ce n’est pas plus

    ce qui se transmet sans savoir

    une errance de la matière

    dit encore c’est encore

    corps qui se reproduit

    retient le vieux code

    depuis genèse du vivant

    se tue au labour

    lire ce va-et-vient

    boustrophédon ou

    travail de la navette

     

    22.

    et c’est un autre jour et

    un autre cela fait une vie

    et c’est un temps et le temps

    entre les doigts n’est rien

    un oiseau traverse les yeux

    battement de cils

    à peine le temps du cœur

    d’un écureuil

    qui bat au poignet

    à peine le temps de se retourner

    de jeter le sel

    par-dessus l’épaule »

     

    Michaël Glück

    Tournant le dos à

    Lanskine, 2013

  • Abdallah Zrika, « Petites proses »

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    Le linceul de ma grand-mère

     

     

    Quand ma grand-mère est morte, un vieillard, monté sur une vieille bicyclette, est allé chercher le linceul. Sa barbe blanche touchait presque le guidon. Je l’ai vu de loin. C’était le vent, plus que lui-même, qui le guidait, le linceul était sur le guidon. Il sa faufilait sous le poids du vent, en zigzaguant. Les ruelles étaient étroites et tortueuses. Quelquefois, une baraque s’avançait sur la chaussée. Tandis qu’il se torturait lui aussi. Le vent, vraiment très fort, faisait gonfler le linceul. Parfois, j’imaginais que ce n’était pas lui qui roulait, mais que les ruelles étaient tortues en lui, ou bien étaient-ce le linceul du vent, ou le linceul de la bicyclette, qui se gonflaient. Cela a duré je ne sais combien de temps, jusqu’à ce que j’entende un bruit dont je n’aime pas me souvenir. Quelques bouts du linceul se coinçaient entre les rayons de la roue, et le vieillard tombait de la bicyclette, directement sur la tête, et mourait après quelques minutes, le linceul de ma grand-mère entre ses mains. »

     

    Abdallah Zrika

    Petites proses

    Traduit de l’arabe par l’auteur avec le concours de Claude Chambard

    L’Escampette, 1998

  • Lionel Bourg, « L’échappée »

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    Lionel Bourg au 20 ans de L'Escampette à Chauvigny, mai 2014

    © C. Chambard

     

    « Une phrase une seule, inachevable.

    Mouvante des sables indistincts qu’elle charrie, du lœss, des alluvions transportées au fil des mots, méandre après méandre, entre ses muscles d’onde soyeuse qui se contractent avant de se détendre le long des berges, enveloppant les branches et les racines des arbres ployés au-dessus des remous. Une phrase parfaite. Indissociable du frisson des feuillages que l’orage chahute et que le vent oblige à se tordre comme en une même flamme liquide, une phrase qui monte, descend, s’apaise ou se rebiffe, répercutant au détour d’une virgule ou d’une parenthèse le chuintement pluvieux dont elle ne saurait se défaire. Une phrase, rien qu’une phrase, ce fut cela, l’étape de la Grande Chartreuse du Tour 1958. Gaul me la susurra mieux que les plus grands stylistes. Je l’écoutais. L’entendais. Jamais mon attention ne s’était si résolument tournée vers le mouvement chaloupé d’un verbe, d’un adjectif, de sorte que, sauvage encore, inculte mais irriguée par les chansons de maman, les alexandrins qu’elle clamait, les cantiques, les paillardes et les refrains révolutionnaires que je reprenais sans comprendre – mais si, je comprenais, j’ai tout compris, bambin, la folie, la tendresse, la mort, la violence, le mépris, l’injustice, la révolte, la haine –, elle naissait débordante, ma passion des noms, des syllabes comme de cette grammaire onctueuse où je plantai l’ergot, léchant à son extrémité la pâte qui venait de lever, pleine de songes. »

     

    Lionel Bourg

    L’échappée

    L’Escampette, 2014

  • Lambert Schlechter, « Lettres à Chen Fou »

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    « Maintenant, ici, c’est l’automne, il y a encore des moments où le soleil brille, on l’accueille avec émotion & gratitude. Mais il faut se résigner. Froidure nous est promise, froidure viendra, c’est inexorable. Il  y a quelques jours, dans la grande pièce en bas, j’ai allumé le poêle, après l’avoir d’abord nettoyé, il restait de la suie de mai dernier ; puis j’ai versé dix litres de combustible, j’ai fait brûler le petit carton rose imprégné de cire et l’ai laissé tomber au fond du poêle, dans l’étroite traînée de mazout qui commençait à suinter, et aussitôt le feu a pris, j’étais content et soulagé : ça brûle, ça va chauffer. La grande pièce sera un peu trop chaude, mais la chaleur, par la porte ouverte, va se propager dans la maison. Les pièces du premier étage restent fraiches. Et nous sommes encore loin, pour le moment, du froid de l’hiver ; jusqu’au premier gel il y a encore quelques semaines. Ce soir cher Chen, j’ai relu la première page de ton “Premier Cahier” et à la huitième ligne je retrouve la citation de Su Tung po : Le monde est semblable à un rêve printanier qui se dissipe sans laisser de trace. Froidure nous est promise, froidure viendra. J’ai l’impression qu’au départ de ton livre tu te places sous la protection de quelqu’un qui, il y a très longtemps, écrivait. Et moi, c’est à toi que je vais encore & encore faire appel, afin de… afin que…, on verra… »

     

     Lambert Schlechter

    Lettres à Chen Fou

    L’Escampette, 2011

     

    On peut lire avec profit  Récits d’une vie fugitive (Mémoires d’un lettré pauvre) de Chen Fou, traduit du chinois par Jacques Reclus. Connaissance de l’Orient, Gallimard/Unesco

  • Frédéric Boyer, « Dans ma prairie »

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    « Souvent je n’ai aucun souvenir de ma prairie je dois tout inventer si je veux m’en sortir. Tout imaginer. Les glands secs et durs qui contiennent l’idée première du monde. Ma prairie serait comme un être que j’ai aimé et oublié avec l’habitude et que je n’aurais pas suffisamment apprécié.

     

          À travers tous les mondes bizarres

          il y a ma prairie.

     

    Chaque trou de ma prairie contient un trésor caché par des bandits morts pires que moi.

     

    Moi ?

     

    Oui moi perdu sur les fougères qui se balancent ou dans la vague molle éphémère des graminées du printemps.

     

    Quand je suis un tout petit garçon solitaire qui cherche son chemin. Petit Poucet en bottes de caoutchouc dans ma prairie.

     

    Et ça ne change pas j’ai beau vieillir je reste seul de cette solitude que seule ma prairie accueille.

     

    Loin de me laisser abattre par cette immense ouverture à perte de vue, par le vide du ciel étoilé, je me rassemblerai rassemblant tout ce que j’aurais été et qui je n’avais jamais été ou ne serai jamais ou sur le point de l’être : enfant perdu orphelin amant solitaire pisteur trappeur bandit pionnier indien et tête de rien. »

     

     Frédéric Boyer

    Dans ma prairie

    P.O.L, 2014

  • Ishikawa Takuboku, « Ceux que l’on oublie difficilement »

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    « J’ai compté les années d’espérance

    et je fixe mes doigts

    je suis fatigué du voyage

     

    Je n’avais pas fini d’écrire l’amertume des vagabondages

    que les mots du brouillon

    sont difficiles à relire

     

    Cette nuit je vais tenter de pleurer tout mon saoul

    – le thé refroidi

    d’une auberge de passage

     

    Le rire d’une femme

    tout à coup me transperça

    une nuit de saké froid dans la cuisine

     

    Se soutenant sur moi

    par une profonde nuit de neige

    la tiédeur de cette main de femme

     

    Elle attendait de me voir ivre

    pour aller chuchoter

    diverses choses tristes

     

    Cette femme qui pleurait dans ma chambre

    était-elle souvenir d’un roman

    ou de l’un de mes jours » 


    Ishikawa Takuboku

    Ceux que l’on oublie difficilement

     Traduit du japonais par Alain Gouvret, Yasuko Kudaka et Gérard Pfister

     Arfuyen, 1989

  • Ishikawa Takuboku, « Fumées »

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    « Joie, l’eau ruisselle de la pompe

    un bref instant

    je vois l’élan de ma jeunesse

     

    Je levais la tête au ciel pur

    l’envie me prenait de siffler

    je faisais ma joie de siffler

     

    Quand tombaient les fleurs

    j’étais le premier à sortir

    vêtu de blanc

     

    Comme une pierre

    dévale la pente

    je suis arrivé à ce jour-ci

     

    Dès le réveil la tristesse

    – mon sommeil

    n’est plus paisible comme autrefois

     

    Le vert tendre des saules

    en amont de la rivière

    je le vois comme à travers des larmes

     

    Je me suis tourné vers la montagne

    sans un mot

    les montagnes du pays sont admirables »

     

    Ishikawa Takuboku

    Fumées

    Traduit du japonais par Alain Gouvret, Pascal Hervieu et Gérard Pfister

    Arfuyen, 1989

  • Ishikawa Takuboku, « L’Amour de moi »

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    «  Quand j’ôte le bouchon, l’odeur d’encre fraiche

    descend dans mon ventre affamé

    et me rend triste

     

    J’ai fait cette prière : Tous ceux

    rien qu’une fois, qui m’ont fait baisser la tête

    je voudrais qu’ils meurent

     

    On a beau travailler, et travailler encore

    la vie ne s’éclaire d’aucun bonheur

    Je contemple mes mains

     

    Ce soir

    j’ai envie d’écrire une longue lettre

    qu’on lira en pensant à moi

     

    La montre que brutalement j’ai jetée

    contre une pierre du jardin

    comme j’aime cette colère d’autrefois

     

    Vent d’automne

    Je ne parlerai plus désormais

    à l’homme que je méprise »

     

    Ishikawa Takuboku

    L’Amour de moi

    Traduit du japonais par Tomoko Takahashi et Thierry Trubert-Ouvrard

     Préface d’Alain Gouvret

     Arfuyen, 2003

     

    On trouvera Ishikawa Takuboku personnage principal du tome II — « Dans le ciel bleu » — de l’extraordinaire roman graphique Au temps de Botchan de Jirō Taniguchi & Natsuo Sekikawa, Seuil, 2004

  • Sylvie Monange, « À l’Ancre bleue »

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    « 17 novembre

    Écrire, c’est vraiment se mettre en dehors. C’est pour ça justement que je suis venue habiter ce rivage écarté. Je ne me sentais chez moi nulle part. Et jamais je n’ai vraiment pu prendre au sérieux les règles d’aucun jeu. Ici, j’ai trouvé ma marge : cette bande de terre méprisée des paysans, d’où les marins s’élancent pour des courses lointaines. En somme, je suis acculée face à la mer par les champs de choux-fleurs. J’ai tourné le dos aux hommes, et cet élan vers l’infini dont j’avais honte dans la cité grouillante, je peux enfin le laisser libre comme un jeune poulain. Je ne dois plus de comptes à personne et je n’ai pas peur d’être ridicule. Je vis enfin.

    Je bénis ces moments où l’écriture se révèle à moi dans sa vérité : la vraie vie. Mais je n’arrive pas toujours à la voir ainsi. Et pourtant, je suis sûre qu’elle seule est la vie. Cela ne fait pas tout à fait deux mois que je suis ici, et il me semble que je ne pourrai plus jamais revenir en arrière. Je sens bien que je deviens de plus en plus inapte à ce que les autres appellent la vie. Je m’en rends compte quand la mère Goalc’h, par exemple, étonnée de me voir encore là et tâchant d’en savoir un peu plus, me dit : “Alors, on ne s’ennuie pas ?” J’ai beau me creuser la tête pour trouver une activité banale qui satisferait sa curiosité, je n’y arrive pas. Je ne peux tout de même pas lui dire que je ne fais rien, si ce n’est écrire de temps en temps dans le cahier de brouillon que je lui ai acheté en arrivant ! Non, je ne pourrai plus supporter l’ancienne vie, quand je jetais un pont d’agitation sur le néant des jours.

     

    13 juin

    Qu’importe ce que j’ai été : quand j’ouvre ce cahier et que je commence à écrire, je sens bien que c’est ma vie que je sauve, en un instant. Mais je sais aussi qu’elle est toujours à sauver et que jamais je ne serai en repos. Je vivrai vieille et jusqu’au bout je chercherai. »

     

     Sylvie Monange

    À l’Ancre bleue

    Coll. Le Chemin, Gallimard, 1986

  • Lambert Schlechter, « Ruine de parole »

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    © : Claude Chambard

     

    « ta mort m’a jeté

    dans le domaine du définitif

     

    l’absolu n’est plus un concept

    mais le foyer même de la vie

     

    le vide le rien

    pendant qu’au jour le jour je vis

     

    (c’est pourquoi je n’écris pas un roman :

    il faudrait inventer)

     

    (c’est pourquoi je n’écris pas un traité philosophique :

    il faudrait penser)

     

    *

     

    ne pas pouvoir quitter

    par le souvenir

    le temps de la maladie comme si le malheur

    nous avait soudés davantage

    que le temps du bonheur

     

    *

     

    je me suis interdit

    (n’ai pas pu)

    (n’ai pas voulu)

    dire tu à ma femme morte

     

    avais peur de perdre la raison

    et maintenant cette sorte d’illusion

    qu’elle pourrait encore me répondre

     

    me confronter sans concession au néant

     

    n’y a pas consolation

     

    nous avons vécu l’amour

    le bonheur le plaisir le malheur la souffrance

    la mort

    c’est tout »

     

    Lambert Schlechter

    Ruine de parole

    Phi, en coédition avec Écrits des forges & L’Arbre à paroles, 1993

  • Claude Tasserit, « Derniers gestes »

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    © : Claude Chambard

     

    «    effacer, effacer

       il cherchait d’autres mots et ne les trouvait pas

       les mots de la révolte et de l’indignation liales, et proclamés avec un soufe tel, que ceux de la sécheresse et du dédain en auraient été lavés, emportés, submergés, oubliés

       les mots d’une dénégation si claire, qu’à l’indifférence aussitôt eût succédé l’inquiétude, à l’arrogance le désarroi, au mépris la prière

       paroles secondes dont l’ardeur eût éloigné son père de ce désir de mort, de la même façon que les premières l’en avaient rapproché

       et il guettait ces mots nouveaux, les recherchait de tout son corps debout, près de cet autre corps lové qu’il avait voulu dénouer, et il les attendait, mais ses lèvres étaient comme ce corps enroulé près de lui, elles demeuraient tournées vers le dedans, aspirées par son ventre, scellés par sa bouche

       il y avait eu ce poids dont il s’était défait trop vite, quelque chose de trop fort et qui continuait à la faire vaciller, malgré cette impression d’aplomb hautain qu’il avait pu donner

       et de son corps à lui, plus rien ne sortirait que ce silence, cette rancœur, qui n’en nissait pas, alors qu’il lui tournait le dos et peu à peu se séparait de lui »

     

    Claude Tasserit

    Derniers gestes

    Coll. Grands fonds, Cheyne éditeur, 1999