Pascal Quignard, « Bacon à Chandos »
© : claude chambard
« […] Les mots, ce sont toutes les choses dont vous avez demandé le nom jadis quand rien ne les désignait à votre regard si rien ne venait les nommer. Du temps où vous étiez vous-même alors sans prénom et sans nom. C’est-à-dire quand vous n’étiez même pas le fantôme que votre désespoir vous fait croire que vous êtes devenu. La subjectivité n’est qu’une mélancolie, une aire nue qui n’apparaît si terriblement que quand le flot de la sève et du sang se retire, et non quand le langage déserte. Alors travaillez toutes ces impuissances à dire et forcez, pressez, cultivez toutes les détresses qui en découlent. La langue dont vous disposez a la capacité de votre émotion puisqu’elle en est le lit. Il ne faut pas travailler la langue pour jouir d’elle, ni pour s’abuser, ni pour l’orner, ni pour respecter ses règles, ni pour séduire d’autres hommes, ni même pour héler une femme qui s’est perdue à l’instant de naître et dont la perte vous poursuit d’une façon insaisissable après qu’elle vous a abandonné dans le jour. Il ne faut pas décomposer l’âme dans un esprit d’autopsie alors que ce n’est qu’un souffle emprunté à l’air que la naissance délivre. Il faut adorer, dans la langue acquise, la défaillance d’acquisition qui limite tout sans cesse et qui ne la borne jamais. Il faut lutter avec cette défaillance à dire le monde perdu. […]»
Pascal Quignard
La Réponse à Lord Chandos
Galilée, 2020
http://www.editions-galilee.fr/f/index.php?sp=liv&livre_id=3525
Recopier la page, pour souhaiter un bel anniversaire à Pascal Quignard – né le 23 avril 1948.