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Un nécessaire malentendu - Page 72

  • Hélène Lanscotte, « Rouge avril »

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    « Toute tachée, dans les framboises il y a des fées, elles prennent les fruits pour des paniers, elles y fourrent tout à l’intérieur, leurs provisions et leurs amants, les fées ont des amants et personne ne l’a jamais dit, on ne sait pas à quoi ils ressemblent, ce ne sont ni des lutins ni des princes, peut-être que ce sont aussi des fées, toute tachée, même la robe, a essuyé ses mains dessus, a laissé des traînées, des ronds, des carrés, tous tachés les doigts et le cœur à se faire gronder, n’a pas honte, et les vaches non plus toutes tachetées — mets tes mains pour te cacher, mets ton corps, ferme les yeux, toute tachée ta présence sur le fond lumineux, tu auras essayé de croquer, tâche au moins de boire sans dégoutter, tout ce vin sur ta robe immaculée, tout ce clair comme un fait exprès, il n’y a plus qu’à frotter, frotter et refrotter jusqu’à  ce qu’il y ait un trou, disparais dans le trou, il y a bien des rougeurs qui montent au front des poissons, cache-moi ces taches de rousseur. »

     

     Hélène Lanscotte

     Rouge avril

     L’Escampette, 2011

    Neuvième page pour fêter les 20 ans de L’Escampette

  • Lorine Niedecker, « Louange du lieu »

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    Nuit d’automne

     

    « Zézaiements et zizanie

    de feuilles sèches

    “Dis-moi tout

    de la rainette des bois”

    Ami

     

    dont le petit garçon

    marche maintenant

    “Nuit sans étoile”

    remémore les étoiles

    ces scintillantes causeries


    *


    Ciel

    favorable

     

    pour filer

    en ville dans la foule

    mon chez-moi

     

    et Bashô

    dans la tête »

     

     Lorine Niedecker

    Louange du lieu et autres poèmes

     traduit de l’américain  par Abigail Lang,

     Maïtreyi & Nicolas Pesquès

     Corti, 2012

  • François Gastineau, « Le Temps des ersatz »

    François gastineau,le temps des erzats,l'escampetteFidèle vassal

     

    Sur la route qui monte en bordure du bois du château, tu peux prendre après un kilomètre, sur la droite, une petite route en creux par rapport aux deux haies qui l’encadrent, c’est la route de Campdos. C’est un nom bien étrange qui évoque une quelconque origine espagnole et pourtant nous sommes dans le nord de la France. C’est une route qui monte sur le plateau en partant de la vallée et qui passe par des fermes, des grandes et des petites. Parfois, tu t’extasies devant les murs de telle ou telle bâtisse, en brique ou en torchis, toute rouge ou toute blanche, au sortir d’un virage derrière les haies de noisetiers, de mûriers, avec une pelouse verte et des massifs en fleurs, parfois tu pourrais voir surgir un guerrier médiéval, avec heaume et épée, d’un mur à colombages en train de s’écrouler ou d’un toit en ardoise dont on voit la charpente à demi-effondrée. La route ressemble, au fur et à mesure des virages qui s’enchaînent, au chemin creux qu’elle fut tout au long de l’histoire et toi, tu t’y croirais. Quand fait-on la guerre ? Hainaut, Brabant, Artois, où sont vos oriflammes ? Et puis, à peine le temps de rêver de batailles et de gloire, tu te retrouves là-haut sur la route du plateau. Tu vois les champs de maïs, tu vois les champs de blé tout jaunes et tout coupés, la moisson déjà faite. Et tu vois des tracteurs qui travaillent tout au loin et tu vois des chevaux. Sur la route toute droite filent les estafettes. C’est le temps des récoltes. Tout le travail des champs de l’année écoulée se joue en ce moment. Tous les villages s’activent. Et toi qui rêvais de batailles et de gloire. Et puis soudain, en bordure d’un champ, tu vois une petite route avec un petit panneau “route de Camp d’Ost”. Et là tu ressouris. Où sont les oriflammes ? Brabant, Hainaut, Artois ! Seigneur, sus à l’ennemi, je suis le fidèle vassal.

     

    J’imagine facilement avoir écrit cette lettre il y a plus de trente ans alors que je parcourais à vélo les routes du Vexin dans l’enthousiasme de la découverte. Cette lettre à mon père, je l’ai écrite hier. »

     

     François Gastineau

     Le Temps des erzats

    L’Escampette, 2007


    Huitième page pour fêter les 20 ans de L’Escampette

  • Denis Diderot, « le Neveu de Rameau »

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    Denis Diderot par Louis-Michel van Loo, 1767


    « Cher Rameau, parlons musique, et dites-moi comment il est arrivé qu’avec la facilité de sentir, de retenir et de rendre les plus beaux endroits des grands maîtres ; avec l’enthousiasme qu’ils vous inspirent et que vous transmettez aux autres, vous n’avez rien fait qui vaille.

    Au lieu de me répondre, il se mit à hocher de la tête, et levant le doigt au ciel, il ajouta, et l’astre ! l’astre ! Quand la nature fit Leo, Vinci, Pergolèse, Duni, elle sourit. Elle prit un air imposant et grave, en formant le cher oncle Rameau qu’on aura appelé pendant une dizaine d’années le grand Rameau et dont bientôt on ne parlera plus. Quand elle fagota son neveu, elle fit la grimace et puis la grimace, et puis la grimace encore ; et en disant ces mots, il faisait toutes sortes de grimaces du visage ; c’était le mépris, le dédain, l’ironie ; et il semblait pétrir entre ses doigts un morceau de pâte, et sourire aux formes ridicules qu’il lui donnait. Cela fait, il jeta la pagode hétéroclite loin de lui ; et il dit : C’est ainsi qu’elle me fit et qu’elle me jeta, à côté d’autres pagodes, les unes à gros ventres ratatinés, à cols courts, à gros yeux hors de la tête, apoplectiques ; d’autres à cols obliques ; il y en avait de sèches, à l’œil vif, au nez crochu : toutes se mirent à crever de rire, en me voyant ; et moi, de mettre mes deux poings sur mes côtes et à crever de rire, en les voyant ; car les sots et les fous s’amusent les uns des autres ; ils se cherchent, ils s’attirent. Si, en arrivant là, je n’avais pas trouvé tout fait le proverbe qui dit que l’argent des sots est le patrimoine des gens d’esprit, on me le devrait. Je sentis que nature avait mis ma légitime dans la bourse des pagodes : et j’inventais mille moyens de m’en ressaisir. »

      

    Denis Diderot

     Le Neveu de Rameau

     édition de Jean-Claude Bonnet

    Flammarion, 1983


    Mireille Delunsch (La Folie) dans Platée de Jean-Philippe Rameau,

    Les Musiciens du Louvre, direction : Marc Minkowski
    http://www.youtube.com/watch?v=E1EE6CSIo6A

  • Jacqueline Royer-Hearn, « Alba »

    9782914387514.jpg« Se glisser désespérément dans les mots des autres comme, autrefois, dans les chaussures rouges à talons de ma mère, celles que j’espérais le plus éperdument habiter. Sentir le vide, ballant, et les talons claquer et traîner sur le sol, comme bégayer, balbutier.

     

    Je rêve qu’un amour me donne des mots, ou des linges ou du sang ; mais qu’ils me soient donnés. Offrandes de mes songes : je me vois entourée, engloutie même, comme une cathédrale, ou ensevelie, comme un fugitive de Pompéi.

     

    En lisant, en aimant, en écrivant, éclosent des bourgeons, des images vraies et des fleurs irréelles. De même, petite, je mariais les gerbes des rideaux de ma chambre d’enfant avec les natures mortes de la maison, et avec quelques fleurs des champs, épervières orangées et marguerites, cueillies pour ma mère, mais jamais offertes.

     

    À l’heure où la neige, océane, se déchire en toile délavée, le monde vire au bleu pour quelques instants. Et cette heure mélancolique se répand, furtive, dans les encres de mes lettres et dans le pouls délicat des veines bleutées, égarées à la surface de mon corps.

     

    Chaque récit, chaque confidence apporte son cortège de noms de lieux et de personnes. Et il arrive que la rencontre de deux inventaires, déjà, étonne et ravisse. En récitant simplement quelques prénoms fanés, les lieux-dits du pays natal, les patronymes de lignages lourds et troubles, les noms de villes rêvées, d’un fleuve et d’une rivière dont les eaux ne se mêleront jamais, en les croisant comme les brins d’une tresse, s’entend parfois la rumeur d’un amour. »

     

     Jacqueline Royer-Hearn

     Alba

    L’Escampette, 2004


    Septième page pour fêter les 20 ans de L’Escampette

  • Kiril Kadiiski, « Nouveaux sonnets »

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    Le Graal

     

    à Jacques Chessex

     

    « Des lambeaux de brume pendent aux branches,

    comme si des anges avaient fui à travers ces bois

    dénudés… pour se sauver… mais de qui ?

    Le monde n’est-il pas à nouveau ressuscité ?

     

    Est-ce un immense soleil qu’on voit flamber entre les ramures des cerfs aux abois,

    ou serait-ce le Graal retrouvé (enfin ! et par toi !)…

    Que ne pouvait-il illuminer nos âmes réputées immortelles,

    comme il réchauffe à présent nos corps toujours plus morts.

     

    Ô mur de crânes mouillés liés d’un mortier d’écume,

    le temps lui-même ne saurait le franchir,

    puisqu’il gît encore ici, dans la prison de la vie…

     

    Et dans l’épaisse forêt, éclairée par le soleil d’un jaune gazouillis,

    la rivière charrie des blocs de glace — dalles funèbres renversées

    d’innombrables vérités mortes et de mensonges ressuscités. »

     

     

    Kiril Kadiiski

     Nouveaux sonnets

     traduits du bulgare par Sylvia Wagenstein

     peintures Nikolaï Panayotov

    L’Escampette, 2006


    Sixième page pour fêter les 20 ans de L’Escampette

  • Michel de Montaigne, 28 février 1533

    Montaigne_Essais_Manuscript.jpg« L’Histoire, c’est plus mon gibier, ou la poésie que j’ayme d’une particulière inclination. Car, comme disoit Cleantes, tout ainsi que la voix, contrainte dans l’étroit canal d’une trompette, sort plus aiguë & plus forte, ainsi me semble il que la sentence*, pressée aux pieds nombreux de la poésie, s’eslance bien plus brusquement & me fiert d’une plus vive secousse. Quand aux facultez naturelles qui sont en moy, dequoy c’est icy l’essay, je les sens flechir sous la charge. Mes conceptions & mon jugements ne marche qu’à tastons, chancelant, bronchant et chopant ; &, quand je suis allé le plus avant que je puis, si ne me suis-je aucunement satisfaict : je voy encore du pais au delà, mais d’une veuë trouble & en nuage, que je ne puis desmeler. &, entreprenant de parler indifferemment de tout ce qui se presente à ma fantaisie & n’y employant que mes propres et naturels moyens, s’il m’advient, comme il faict souvent, de rencontrer de fortune dans les bons autheurs ces mesmes lieux que j’ay entrepris de traiter, comme je vien de faire chez Plutarque tout presentement son discours de la force de l’imagination : à me reconnoistre, au prix de ces gens là, si foible & si chetif, si poissant & si endormy, je me fay pitié ou desdain à moy mesmes. Si me gratifie-je de cecy, que mes opinions ont cet honneur de rencontrer souvent aux leurs ; & que je vais au moins de loing apres, disant que voire. Aussi que j’ay cela, qu’un chacun n’a pas, de connoistre l’extreme difference d’entre eux & moy. & laisse ce neant-moins courir mes inventions aussi foibles & basses, comme je les ay produites, sans en replastrer & recoudre les defaux que cette comparaison m’y a descouvert. Il faut avoir les reins bien fermes pour entreprendre de marcher de front à front avec ces gens là. Les escrivains indiscrets de nostre siecle, qui, parmy leurs ouvrages de neant, vont semant des lieux entiers des anciens autheurs pour se faire honneur, font le contraire. Car cett’ infinie dissemblance de lustres rend un visage si pasle, si terni & si laid à ce qui est leur, qu’ils y perdent beaucoup plus qu’ils n’y gaignent. »

     

    Michel de Montaigne

     Essais

    Livre I. Chapitre XXVI


     * Phrase

     

  • Bernard Manciet, « Jardins perdus »

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    Il pleut dans les pins

     

    « C’est immobile, c’est tout en lenteur. Il pleut dans les pins comme dans une sorte de passé, mais un autrefois qui entoure et qui comble. On n’est plus en soi-même, et jamais pourtant on ne fut plus proche de soi. Ce n’est pas un murmure, ni une voix, mais la pâleur d’une voix. C’est comme une âme continue. On ne peut s’en défaire. On ne l’écoute ni ne la voit, mais on la guette dans ses paroles sans tristesse ni gaieté. On ne pense à rien.

     

    Ici, il n’y a pas de pourquoi, ni de raison d’espérer. Vivre ici, c’est vivre de loin. C’est croître à couvert comme les fougères, comme le sable, remuer à peine comme, sourdement, la tempête à l’ouest. La pluie appelle en zozotant, mais on lui a répondu, il y a bien longtemps déjà. De plus profond que l’amour, comme si l’on avait aimé. Et, plus loin, encore d’autres lignes d’humilité. De la pluie on est la demeure, avec son brouillard et son évidence. On est inutile. »

     

     Bernard Manciet

     Jardins perdus

     traduit de l’occitan par Guy Latry

    L’Escampette, 2005


    Cinquième page pour fêter les 20 ans de L’Escampette

  • Sandra Moussempès, « Acrobaties dessinées »

    sandra moussempès, acrobaties dessinées, l'attente

    « lorsque je me questionne je pense à penser à ma place je pense avec mes lèvres je souris mais je réfléchis sans penser en fait la pensée parle à ma place le son de mes lèvres n’existe pas si ce n’est dans la fiction sonore je voudrais vous parler je voudrais tout dire mais tout dire entraîne une réalité qui n’est plus ma façon de dire et d’être et si un film obscurcit mon champ de vision je pense alors qu’il s’agit d’un remake je pense aussi aux sous-titres aux langues lues entendues apprises je pense en pensée disent-ils pour ouvrir leurs lèvres ils clignent des yeux ma bouche est ouverte à présent je présélectionne une pensée je pense à votre place je me divise en pensée dans mes rêves la pensée s’inscrit tout au long des visages les couleurs ont une pensée propre qui remplit chaque plan en mode plein écran on voit les lèvres des acteurs on voit qu’ils ne pensent pas les acteurs ne pensent pas puisque leur vie est une contrainte momentanée une photographie de miroir sans tain les acteurs jouent à l’écran tandis qu’hors champ l’acteur pense au rôle il est donc hors du rôle et je me désigne parfois comme actrice de ma pensée pensée, pensée parlée, pensée pensée à l’instant puis décrite tant bien que mal, je me désigne alors que ceux qui pensent recevoir mes confidences n’ont rien entendu ne m’ont pas vue, ceux-là ont des idées mais pas de pensée propre, ce pourquoi la pliure des commissure entraine une réponse affirmative

     

    j’aime bien les voix pouvait-elle dire j’aime bien ne pas synthétiser ne pas raconter ne pas retracer au lieu de me taire, je m’interroge et ma réponse est une question qui devient le remake de ma précédente vie supposée, suivez le son qui sort de mes lèvres en différé suivez ce qui en sort en pensée pensez-vous alors que l’on peut devenir une personne qui reviendra que l’on peut revenir en pensée dans la pensée de ceux qui vous questionnent ? »

     

    Sandra Moussempès

    Acrobaties dessinées & cd Beauty Sitcom

    L’Attente, 2012


    photographie © A. Donadio

  • Christian Garcin, « Les Cigarettes »

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    le coupe-ongles

     

    « un concert de voix fines s’éclipse tout à coup

    et face à moi ce mur uniformément ocre

    d’où parvient assourdi un programme télé

    de jeux pauvres à millions et musiques clinquantes

    vient poser sur le tamis clair du soir

    et l’odeur enfantine des poivrons frits

    l’ovale de ton visage à Bergame sous le

    rideau à claire-voie de tes cheveux mouillées

    légèrement penché sur moi à la fenêtre

    chambre huit de cet hôtel bric-à-brac

    véritable brocante truffée de dessins statuettes

    objets hétéroclites exotiques diplômes

    où consciencieusement sur un fond de mur jaune

    zébré de cette vieille gouttière itinérante

    qu’on pouvait croyait-on toucher rien qu’en tendant le bras

    assiégée doucement par ces rengaines à la télévision

    d’une voisine vieillarde et sourde

    ton visage sérieux incliné sur mes doigts

    tu me coupais les ongles et j’embrassais ton cou »

     

    Christian Garcin

     Les Cigarettes

     L’Escampette, 2000

     

     Quatrième page pour fêter les 20 ans de L’Escampette

  • Thérèse d’Avila, « Livre de la vie »

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    « 26. Elle s’afflige de s’être souciée naguère du point d’honneur et d’avoir commis l’erreur de croire que ce que le monde appelle honneur était honneur ; elle voit là un énorme mensonge dont nous sommes tous dupes. Elle comprend que le véritable honneur n’est pas menteur, mais vrai, car il estime ce qui est estimable et tient pour rien ce qui n’est rien : tout n’est en effet que néant, et encore moins que néant tout ce qui passe et ne plaît pas à Dieu.


    27. Elle rit d’elle-même, du temps où elle faisait cas de l’argent et le convoitait ; pourtant, jamais vraiment sur ce point, elle croit n’avoir eu à confesser de faute ; mais en faire cas était déjà une faute grave. S’il pouvait servir à acheter les biens que je vois maintenant en moi, je l’estimerais fort ; mais l’âme voit que ces biens s’obtiennent en renonçant à tout.

    Qu’achète-t-on avec cet argent que nous désirons ? Est-ce une chose de prix ? Une chose durable ? Et dans quel but la désirons-nous ? C’est un bien triste repos que nous recherchons et qui nous coûte fort cher. Bien souvent il nous procure l’enfer et l’on achète un feu éternel et une peine sans fin. Oh, si tous les hommes jugeaient sa possession comme celle d’une terre ingrate, quel accord régnerait dans le monde, que de tracas on s’épargnerait ! Comme nous vivrions tous en bonne amitié, si les intérêts qui naissent de l’honneur et de l’argent venaient à disparaître ! Je crois que toutes choses trouveraient remède. »

     

    Thérèse d’Avila

     Livre de la vie

     Traduit par Jean Canavaggio

     in  Thérèse d’Avila — Jean de la Croix, Œuvres

    Bibliothèque de la Pléiade, 2012

  • Alejandra Pizarnik, « L’Enfer musical »

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    La parole du désir

     

    Cette texture spectrale de l’obscurité, ces mélodies au fond des os, ce souffle de silences divers, cette plongée en bas par le bas, cette galerie obscure, obscure, cette manière de sombrer sans sombrer.

     

    Qu’est-ce que je suis en train de dire ? Il fait noir et je veux entrer. Je ne sais quoi dire d’autre. (Je ne veux pas dire, je veux entrer.) La douleur dans les os, le langage brisé à coups de pelle, peu à peu reconstituer le diagramme de l’irréalité.

     

    De possessions, je n’en ai pas (ça c’est sûr ; enfin quelque chose de sûr). Ensuite une mélodie. C’est une mélodie plaintive, une lumière lilas, une imminence sans destinataire. Je vois la mélodie. Présence d’une lumière orangée. Sans ton regard je ne saurai vivre, ça aussi c’est sûr. Je te suscite, te ressuscite. Et il m’a dit de sortir dans le vent et d’aller de maison en maison en demandant s’il était là.

     

    Je passe nue, un cierge à la main, château froid, jardin des délices. La solitude ce n’est pas se tenir sur le quai, au petit jour, à regarder l’eau avec avidité. La solitude, c’est de ne pouvoir la dire parce qu’on ne peut la circonscrire parce qu’on ne peut lui donner un visage parce qu’on ne peut en faire le synonyme d’un paysage. La solitude serait cette mélodie brisée de mes phrases.

     

    Alejandra Pizarnik

     L’Enfer musical

     Traduction et postface de Jacques Ancet

    Ypsilon éditeur, 2012