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Un nécessaire malentendu - Page 73

  • Eduardo Lourenço, « Montaigne ou la vie écrite »

     

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    « À première vue, l’aventure “littéraire” — mais elle est un peu plus que cela — de Montaigne ressemble à celle à venir, toute proche de la sienne dans le temps, celle de Don Quichotte. Pour tous les deux, la naissance a lieu à l’ombre, ou plutôt à l’intérieur du Livre. Mais la démarche est inversée. Don Quichotte veut que la réalité se conforme au texte où sa vie idéale est déjà vécue. Cette vie idéale, d’ailleurs, ne lui appartient pas en propre. Elle est la forme pure de la réalité dont le modèle n’est autre que Notre Seigneur Jésus Christ, comme l’a bien compris Unamuno. Il faut faire descendre la vérité, du ciel sur la terre, au moment où elle s’éloigne. La défaite et la désillusion sont assurées d’avance. Montaigne — enfant ébloui et enchanté par les Métamorphoses comme nos enfants par Tintin, l’adulte trouvant chez Sénèque ou Platon sa nourriture idéale — lit et découvre le Livre comme livre, autrement dit, comme jeu de fiction. Mais cette fiction a la propriété de le rendre “réel”, et de le soustraire à l’ennui ou à la contrainte des obligations qui l’empêchent d’être libre et heureux. Toute sa vie a été modelée par le principe du plaisir. Cet homme qui passe pour le plus attentif à la trivialité, qui voudrait presque être pris pour Sancho, est rêveur forcené. “Mon royaume pour un cheval” est une trouvaille de son plus génial lecteur, mais sa devise fut bien moins celle, devenue cliché, de la suspension de son jugement que celle de “mon royaume pour un coin de rêve”. Dans sa langue de seigneur de sa volonté et de ses mots, il a appelé ce coin de rêve “son arrière-boutique”, ce lieu où il peut se retirer à loisir, ce lieu que personne d’autre ne peut occuper, espace de nudité du corps et de liberté de l’esprit, pure et bienheureuse solitude. Comme un livre, précisément. Je crois que personne avant lui n’a su, avec une aussi parfaite science, que ce sont les livres qui nous lisent. Il en va de même de la parole qui ne vit que de l’écho qu’elle suscite : “la parole est moitié à celuy qui parle, moitié à celuy qui l’escoute”. Toutefois, pour se dire le plus universellement possible il faut “s’écrire”, il faut devenir Livre, moins pour s’écouter que pour écouter l’autre, le monde ou l’autre soi-même auquel nous n’accédons qu’en transcrivant de la façon la plus directe et la plus drue le Livre que nous sommes. Ce n’est pas la réalité qui attend du Livre son salut, comme le croit Don Quichotte, c’est le Livre, quand il retrouve dans le réel sa fiction, qui nous libère, tous ensemble, de la réalité et de la fiction. Ce que Montaigne a compris, c’est qu’aucune réalité n’est plus fictionnelle que notre propre réalité, que le livre qui aurait un tel dessein — comme c’est le cas des Essais — serait, sur le mode de l’anti-fiction délibérée, le plus fictionnel des livres. »

     

    Eduardo Lourenço

     « Montaigne ou la vie écrite »

     in Montaigne 1533-1592

     accompagné d’un texte de Pierre Botineau, « L’Exemplaire de Bordeaux »

     et de photographies de Jean-Luc Chapin

     L’Escampette/Centre régional des lettres d’Aquitaine, 1992

     repris seul sous le titre Montaigne ou la vie écrite

     L’Escampette, 2004

     Troisième  page pour fêter les 20 ans de L'Escampette

  • Véra Pavlova, « L’animal céleste »

     

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    « La pensée est imparfaite

    si elle ne tient pas en quatre vers.

    L’amour est imparfait

    s’il ne tient pas dans un seul ah !

    Le poème se refuse

    si je cherche le mètre et la rime.

    La vie est incomplète

    si elle ne tient pas dans un seul oui.

     

     

    Pourquoi le mot oui est-il si court ?

    Il devrait être

    plus long que les autres,

    plus difficile à prononcer,

    de sorte qu’il faudrait du temps

    pour y penser vraiment,

    pour oser le dire,

    au risque de se taire

    en son beau milieu »

     

    Véra Pavlova

     L’Animal céleste

     anthologie traduite du russe

    par Jean-Baptiste & Hugo Para

    L’Escampette, 2004

    Seconde page pour fêter les 20 ans de L'Escampette

  • Jean-Yves Masson, « Poèmes du voleur d’eau»

     

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    lxi. Description d’un jardin

     

    Je me souviens d’un jardin d’encre dans un livre

    que l’on avait déplié contre le mur,

    où l’on suivait des yeux la forme des nuages

    que le pinceau avait décrite avec douceur.

    Dehors, dans les jardins, je retrouvais l’œuvre du peintre,

    les arbres d’encre torturés qui se dressaient

    devant l’étang, refusant d’affronter le ciel

    et protégeant la terre éprise de leurs branches.

    Et je me suis penché vers l’eau dormante

    qui formait dans les joncs un signe d’eau.

    Moi, le fils d’Occident, sur la terre orientale,

    je contemplais, en ignorant, le fruit de la sagesse

    d’un lettré du Japon qui avait fait tracer

    dans ce jardin avec de l’eau le nom de l’eau.

    Et tel est l’art : non pas expliquer mais comprendre,

    et ne cacher que ce que l’on veut faire voir. »

     

    Jean-Yves Masson

    Poèmes du festin céleste 

    L’Escampette, 2002


    Nouvelle rubrique, quand le temps le permet,

    pour fêter les 20 ans de L'Escampette

  • Hélène Mohone, « de loin »

     

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    (elle)

    mal j’ai si peu le grand fracas et ta bouche répète après moi le grand fracas et ta bouche la mienne te suit trace va le dire répète les grands mensonges que seuls les anges dénoncent j’ai très peu de toi si faible un doux caillou ta silhouette très loin presque un brouillard tu dis un grand fracas j’ai si peu une tristesse à tout verser sur le chemin menus éclats à tout recouvrir une étrange plainte et terrible à recommencer à sucer son doigt tu dis chuchote j’ai si peu une tristesse toi qui marches ou marches-tu

     

    Hélène Mohone

    de loin

    Atelier de l’agneau, 2008


    en pensant à Hélène ce matin

     

  • Gérard Haller, « L’ange nu »

     

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    « c’est comme un jeu. Voici. Le sexe au centre

     exact de l’image, la trouant on dirait

    ou l’ouvrant sur sa propre béance dessous,

    intouchable, et tous les corps autour à toucher.

    Nus oui : à même la toile nue de l’image

    ici ensemble éclosant. Étoiles, étoiles

    et fleurs oui. Elle debout nue au beau milieu

    de la prairie comme ça et toutes les fleurs

    autour et l’herbe innombrable et le lait

    depuis toujours répandu de la lumière.

    C’est pour toi elle dit. Et le rose aux joues

    et les lèvres rouge sang. Regarde. La chair

    à vif bleue jaune rouge du vieux masque peint

    pour l’amour et la crinière violacée de Méduse,

    regarde, les serpents oui, et le lit de neige

    là-bas séchant au soleil et le ciel au-dessus

    déclos noircissant déjà. C’est pour nous

    elle dit ça serait pour nous maintenant

    si tu veux

     

    elle attend. On ne sait pas. Le geste, le mot

    qui ferait tout recommencer

     

    tu veux ?

     

    elle demande. Répétant devant moi le geste

    d’Émy là-bas pour me montrer. C’était l’été

    je me souviens c’était dans le même pré déjà,

    lumineux, le même nid dedans la lumière,

    et elle s’est mise nue, c’est pour toi elle a dit

    déjà et elle a penché la tête un peu aussi

    comme ça et pris ma main je me souviens

    mes doigts dans sa main et m’a fait toucher.

    Tu veux ? Elle m’a montré. C’est là le trou

    dedans intouchable qui fait venir tout

    dehors. J’avais peur. C’était la première fois.

    Elle riait. Regarde elle a dit c’est là le bord

    pour nous du ciel

     

    tout ce qu’il y a / c’est tout ce qu’il y a / là

    et pas là / noir elle dit vide dessous sans

    fin puis lumière et retour / vie et mort / corps oui

    finis / passant seulement / suspendus ainsi

    ensemble ici au bord du noir / c’est ça qui est

    beau elle dit

    ce cœur au bord

     

    être là c’est tout / mains yeux lèvres et tout ça

    se confiant comme ça tout l’amour

     

    tu veux ? C’est maintenant si tu veux »

     

    Gérard 1[1]_face0.jpg Gérard Haller

     L’ange nu

     Édition Solitude, 2012

     

    Cette page est dédiée à Sophie pour son anniversaire.

     

    Merci à Isabelle pour la photo de Gérard.

     

    La peinture est de František Kupka, La petite fille au ballon, 1908,

    Centre Pompidou, Musée national d’art moderne

     

  • Franck Venaille, « Chaos »

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    « Je crois à la parole rare.

    À ce qui protège des mouvements de foule du langage.

    Hier ! Demain ! & ce bien étrange aujourd’hui.

    Tout cela forme ce que je crains : des figures de carnaval (l’horreur des masques)

    Nous sommes un groupe. Nous sommes compagnons de voyage. Nous irons ensemble longtemps je crois.

    Mais pour cela il faut que je me force pour oublier la langue du père.

    Ici & ailleurs.

    J’en ris nerveusement.

    Pourquoi faut-il que, dans la version sexuelle de l’amour, on se dévore les bouches ? On aurait

    pu imaginer quelque chose de nettement différent ! (plus angélique !)

    C’est parce que je crois au langage que je ne puis vous répondre, dit-il.

    Dit l’enfant. Celui que nous portons en nous.

    Dit encore le-petit-de-la-douleur-première. »

     

    Franck Venaille

    Chaos

    Mercure de France, 2006

     

  • Armand Robin, « Besoin de Chine »

     

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    « J’ai longuement cherché un règne où plus aucune aide ne pût me parvenir : un immense plateau dénudé, comme sur une autre planète, où marcher durement, toutes les directions, à chacun de mes pas, m’appelant et me décourageant.

    Malgré tous les cris en toutes les langues, je n’avais pour mes songes que des mots monotonement fixes, presque tous connus d’avance, incapables d’ajouter un danger aux imprudences de mon esprit ; tous me composaient un même destin sûr ; la lisse paume de la phrase disposait de mes coups de dés dans la parole intérieure, la limitait ; la main qu’une langue nouvelle posait sur ma tête ne différait que par quelques minimes replis de la main que déjà je connaissais.

    En chinois, plus aucun secours ; les signes indiquent tout, n’expliquent rien ; impériaux et célestes, ils se tiennent à l’écart du fragile sens où telle ou telle phrase les aventure, ne gardent aucune trace des usages où ils viennent d’être notés ; pas de conciliabules entre les mots d’une phrase ; et même pas de mots, même pas de phrases ; un silence sans appui court d’un signe à l’autre lorsqu’une vague parole tente de les compromettre. Cette langue n’est pas encore parvenue jusqu’à l’homme ; elle exige de lui soit une extrême raison, soit ce surcroît de folie grâce auquel il y a encore des songes, des larmes et des efforts sans objet.

    C’est sans doute un des miracles de l’esprit humain que d’avoir créé une langue aussi éloignée de toutes les autres que Sirius paraît l’être de notre terre, langue sans substantif, sans adjectif, sans pronom, sans verbe, sans adverbe, sans singulier, sans pluriel, sans masculin, sans féminin, sans neutre, sans conjugaison, sans sujet, sans complément, sans proposition principale, sans subordonnée, sans ponctuation, sans autre vocabulaire qu’environ 500 sons — langue tenue depuis 4 000 ans au-dessus de la moitié de la terre comme un ensemble d’étendards où les hommes se haussent, lisent leurs plus exigeants songes. »

     

    Armand Robin

     « Chine » in L’Homme sans nouvelle
    Le temps qu’il fait, 1981

     http://www.letempsquilfait.com/

     

    Cette page d’Armand Robin est dédiée par l’auteur du blog

    à Arthur & Valérie qui savent pourquoi.

     

     

     

  • Christine Lavant

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    « Qu’il est bon que je sois cachée

    et plus jamais ne sois visible.

    Mon amande — en discorde avec la terre —

    est montée de son plein gré dans la lune :

    lors tu peux dormir sur tes deux oreilles.

    Le lieu où nous nous sommes rencontrés

    n’a jamais été vraiment dans le temps.

    Pardonne-moi ce savoir

    — pelure de la solitude.

    Peut-être que, malgré cela, ton oreiller

    est parfois au toucher comme couvert de rosée,

    peut-être que, du haut de son perchoir,

    le coq t’annonce de sa voix souvent trop perçante

    qu’à nouveau le matin se lève, clair

    comme le verre, au-dessus de ton toit,

    quand toi, tu es très faible

    et défait d’avoir veillé ?

    Je ne suis pas celle qui lors te tourmente,

    je suis la servante qui pèle des pommes

    dans la lune et n’en mange aucune. »

     

     

    Christine Lavant

     « L’Écuelle du mendiant »

    in Un art comme le mien n’est que vie mutilée

     Poèmes choisis, présentés et traduits de l’allemand (Autriche)

    par François Mathieu

     Lignes, 2009


     Merci à Lambert Schlechter, ici en compagnie de Christine Lavant, début des années 70

  • Valérie Rouzeau, « Vrouz »

     

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    Valérie Rouzeau est accueillie par Permanences de la littérature — ­ http://www.permanencesdelalitterature.fr/­ — jusqu’au 25 janvier à Bordeaux et Coutras. Elle était au 91 (librairie Mollat) le 17 janvier, interrogée par Florence Vanoli. Vous pouvez écouter l’entretien et la lecture ici : http://www.mollat.com/player.html?id=65019729


     

    « Au fond du ciel à gauche peut-être on verra bien

    Les effets spéciaux pluie amour cinéma pluie

    La liste est longue d’amour au cinéma il pleut

    Sur les cheveux d’une belle comme des papillons bleus

    Elle lui plaît il lui plut dès le premier regard

    À Cherbourg à Hong-Kong en Septembre sur la route

    La route de Madison on ne vit qu’une seule fois

    Crève les yeux crève l’écran l’eau vive avec le feu

    Coup de foudre émotif gnôle pour les anonymes

    Une goutte aura suffi à griser les amants

    L’amour passion déborde moissons d’apocalypse

    Déluge et pieds dans l’eau les escarpins les bottes

    Ça monte à la tête droit par le cœur emballé

    D’un homme et une femme beaux à Deauville ville d’eau. »

     

    Valérie Rouzeau

    Vrouz  (Prix Guillaume-Appolinaire 2012)

    La Table Ronde, 2012

  • J.-B. Pontalis, 15 janvier 1924 — 15 janvier 2013

     Avec toute notre affection pour Jenny, Élise, Flore & Mathieu…

     

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    Clairières

     

    « Souvenir d’une randonnée pédestre qui soudain nous fait déboucher après la longue traversée d’une forêt sur une clairière lumineuse. Souvenir de ce jour où nous étions étendus sur l’herbe, c’était au bord d’un lac de montagne, nous nous sommes plongés une minute dans l’eau glaciale, sur la rive le soleil nous brûlait, et ce moment, ce lac m’étaient une clairière. Souvenir plus ancien d’un rond-point entouré de chênes où s’étalait la nappe blanche attendant le pique-nique à l’abri dans ses paniers d’osier. Souvenir tout récent du visage de Claire, visage souvent maussade, fermé que venait ouvrir, quand je m’y attendais le moins, un sourire et alors c’était tout son corps qui irradiait de lumière.

    Clairière : lumière, fragiles rayons de soleil à travers les feuilles, ouverture, mais ouverture au creux de ce qui est longtemps resté opaque.

    Combien de fois, en analyse, ai-je eu le sentiment, après des semaines, des mois d’avancée laborieuse, de parvenir à une clairière !

    Quelqu’un m’a fait remarquer qu’on trouvait ce mot à plusieurs reprises dans mes livres. Est-ce le mot, sa sonorité, que j’aime ou ce qu’il désigne ? Fausse question : les deux se confondent.

    Je ne saurai pas démêler tout ce qui, au fil du temps, est venu se condenser dans ce mot de clairière. J’ignore pourquoi ce mot si clair est l’objet d’un attrait qui l’est si peu.

    Voici qu’une amie philosophe me rappelle avec malice que les heideggeriens se réservent quasiment l’exclusivité du mot. Que d’obscurs commentaires sur la “clairière de l’Être” !

    C’est égal : personne ne me confisquera ma clairière. Pas question de l’enfermer dans une métaphysique. C’est un mot qui touche tous mes sens. Je n’en fais pas l’objet d’une méditation infinie, je le goûte avec mes yeux, je le savoure dans ma bouche, je laisse doucement entrer dans le creux de mes oreilles. Il est mien mais je ne le garde pas pour moi. Dans mes clairières, je ne suis jamais seul. »

     

    J.-B. Pontalis

    Fenêtres

    Gallimard, 2000, rééd. Folio n° 3642, 2002

     

  • Lettre à Pierre Veilletet

    Très cher Pierre,

     

    vous êtes un homme épatant — je me répète allez vous penser, mais c’est un mot que nous aimons tous les deux. Un « honnête homme ». Fin journaliste certes, mais aussi fin écrivain et il est bien dommage que vous n’ayez pas plus publié. Vos romans, petites proses, votre Peuple du toro, vos lectures, les échanges que nous pouvions avoir lors de rencontres le plus souvent fortuites étaient toujours un délice. Votre fino une merveille. Votre amitié un bonheur. Nous aimions la même petite peinture plus que toute autre — un Repos pendant la fuite en Égypte de Gérard David —, découverte au hasard d’une visite au Prado, elle est dans nos cœurs jusqu’à la fin de toutes choses. Nous aimions le même hôtel à Lille — le Brueghel — où vous alliez souvent écrire.

     

    Depuis hier, apprenant la triste nouvelle, j’ai passé quelques heures avec vos livres, presque tous dédicacés, mais l’un d’entre eux me touche plus que tout parce que vous avez eu la délicatesse de me le signer alors qu’il venait de paraître avec ces mots de votre fine écriture « Pour Claude, Cœur de père, la veille de l’être… » le jour précédent la naissance de mon second fils. C’était en 1992.

     

    Nous passions de belles soirées avec Wieland Grommes à fouiner dans votre bibliothèque du quai des Chartrons et c’était plaisir de vous voir tirer sur vos pipes tous les deux lors de conversations interminables. J’ai eu la joie plusieurs fois de vous interroger en public lors de la sortie de tel ou tel livre — Le Peuple du toro avec Véronique Flanet, Bords d’eaux, Querencia & autres lieux sûrs, Le Vin, leçon de choses — et j’ai un souvenir ému de l’exposition de vos objets intimes et de la conversation publique et joyeuse avec Olivier Mony au château Dillon à Blanquefort. Vous m’avez fait un immense cadeau en préfaçant le livre, qu’en compagnie du photographe Bruno Lasnier, j’ai publié au Festin, Un voyage fantôme, en 1997 et ce lien est pour moi incomparable.

     

    Journaliste, grand reporter, rédacteur en chef de Sud Ouest Dimanche, Prix Albert-Londres en 1976, président de la section française de Reporters sans frontières, prix François Mauriac pour la Pension des nonnes en 1986, publiée par les éditions Arléa dont vous avez été le fondateur avec Catherine et Jean-Claude Guillebaud, oui vous avez été tout ça et tant d’autres choses.

     

    Né le 2 octobre 1943 à Momuy dans les Landes vous venez d’avoir la mauvaise idée de nous fausser compagnie le 8 de ce mois de janvier, ici à Bordeaux, à quelques encablures des quais, dans ce quartier des Chartrons où vous aviez trouvé refuge, et vous devez bien imaginer la peine de ceux qui vous aiment.

     

    Cher Pierre, j’espère que votre cœur de père aura trouvé, là où vous êtes, une querencia d’où l’on peut, pour une éternité heureuse, lire et boire des vins remarquables (je suis certain que vous n’avez pas oublié votre canif tire-bouchon au manche de corne) en regardant vivre les toros.

     


    Je vous embrasse.

     

    Claude

     

     

     une vidéo :

    http://www.dailymotion.com/video/k5axKw6qXmPnqh1PqZa#.UO6kxLZGXyw

     

     

  • Françoise Ascal, « Lignées »

     

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    « Ce que je sais, tout le monde le sait. Je ne sais rien que je serais seule à savoir. Et tout ce que j’ai appris je le savais déjà. J’en arrive à douter d’exister. J’en arrive à ne plus savoir si un moi est possible. Si  quelque chose à soi est possible. Dans la foule je vous regarde et me reconnais. À des milliers d’exemplaires. Visages d’argile commune. Regards qu’on pourrait croire uniques. Vous-mêmes, sentez-vous parfois votre crâne devenir un lieu de traverse, un corridor ouvert à tous vents, un hall fourmillant, tandis que vos pas sur le sol ne laissent aucune trace, votre chair aucune ombre ? »

     

     

    Françoise Ascal

    Lignées

    Dessins de Gérard Titus-Carmel

    Æncrages & co. , coll. Écri(peind)re

    http://www.aencrages.com/