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Un nécessaire malentendu - Page 43

  • Pierre Albert-Birot, « Mon ami Kronos »

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    DR

     

    « Quand je m’éveille le matin, j’entrouvre un œil et j’entrevois le cadran d’une petite pendule placée avec la meilleure intention juste sur la trajectoire de ce filet de regard. Huit heures ! Oh !… Mais non. Il n’est que sept heures. La petite pendule, toujours avec la meilleure intention, avance d’une heure.

     

    Une pendule qui avance d’une heure, ce n’est rien, ce mensonge ne donne pas la moindre bousculade au roulement de chaque jour, et si peu doué qu’on soit pour l’arithmétique, on l’est toujours plus qu’il ne faut pour lire instantanément sur le cadran l’heure “exacte” en voyant l’aiguille affirmer de toute sa rigidité l’heure fausse. Pourtant le matin, à l’instant du retour au monde, on reste peut-être une demi-seconde sous l’influence de cette sorte de serment que fait la pendule aux bras si petits mais si impératifs : moi, pendule, je dis, j’affirme, je jure qu’il est huit heures. C’est tout de même amusant d’avancer une pendule, rien que pour voir avec quelle astuce et quelle sérénité elle va mentir. Amusant, oui – mais il faut bien reconnaître que de son mensonge va naître pour nous une peine qui créera de la joie. Au contact des aiguilles, ou plutôt de leur image sur la rétine, nous l’avons crue, cette menteuse, huit heures, hélas ! Puis, une lumière. Non, ce n’est pas vrai, il n’est que sept heures, j’ai une heure de plus. Notre peine a duré le temps de dire “elle ment”. Notre plaisir va durer tout le temps que nous voudrons y penser. »

     

    Pierre Albert-Birot

    Mon ami Kronos (1935)

    Zulma, 2007

    http://www.zulma.fr/

  • Louis Zukofsky, “A”

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    DR

     

    « L’ordre muet du monde.

    La mort façonne

    Nos idées — on dirait un suc

    Infime et virtuel — l’abeille butine et fertilise.

    L’amitié n’est pas si douce.

    Mais après soixante ans de

    Lampes à incandescence

    Le verre coule toujours comme du miel

    Ou se pétrifie en forme de

    Sucres d’orge que les enfants adorent —

    Du véritable verre

    Pour ainsi dire,

    Qui fond dans la bouche

    Comme sous la pluie —

    Leur frimousse gelée

    S’enflamme pour longtemps

     

     

    Telles parcelles d’inventions :

    Oreille moisie, as-tu des yeux ?

    Ne parlez plus d’amour,

    La liesse des grands jours

    Ne coule plus dans le sang ?

    La bonté meurt — ça arrive —

    Elle en a trop fait.

    L’amour donne sans compter,

    Il voit avec l’esprit, pas avec les yeux

                                               — il est aveugle.

     

     

    Une voix : d’abord le corps —

    Parle de tous les amours ! »

     

    Louis Zukofsky

    “A” (section 12)

    Traduit de l’anglais (États Unis) par Serge Gavronsky et François Dominique

    Coll. Ulysse Fin de Siècle, Éditions Virgile, 2003

    http://www.editions-virgile.com/

  • Jean-Claude Pirotte, « Un voyage en automne »

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    juin 2004 © cepdivin

     

    « Marcel Schwob enfant s’enfermait au grenier pour lire “en mangeant un morceau de pain trempé dans un verre d’eau”. Que de charmes aux enfances des “aventuriers passifs” célébrés par Mac Orlan. Je crois que je faisais pareil, la nuit, lorsque, sur la pointe des pieds, j’allais écouter dormir mes parents en collant mon oreille à la serrure de leur chambre, avant de monter jusqu’au palier des mansardes, un livre et une bougie dérobés à la main. Lire était l’activité clandestine et ténébreuse par excellence. Elle l’est restée. Je levais les yeux et je voyais la lune apparaître entre deux nuages, au coin de la lucarne. Les rayons glissaient sur la page d’où semblaient s’élever comme un parfum les signes brouillés qui promettaient le bonheur et le mystère. Aujourd’hui encore je ne peux me défendre de penser que je suis aussi l’auteur des livres que j’aime. “Le plus haut plaisir du lecteur, comme de l’écrivain, est un plaisir d’hypocrite”, avoue Schwob. “Le vrai lecteur, dit-il encore, construit presque autant que l’auteur : seulement il bâtit entre les lignes.” C’est cela, et je n’aurai rien bâti qu’entre les lignes, ce qui me paraît une assez bonne façon de jouer à colin-maillard avec soi-même, et avec le monde. »

     

    Jean-Claude Pirotte

    Un voyage en automne

    La Table Ronde, 1996

  • Li Bai, « J’interroge la lune, une coupe de vin à la main »

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    Li Bai, DR

     

    « Lune dans le ciel bleu, depuis quand es-tu là ?

    Je te pose la question, une coupe à la main.

    L’homme ne peut pas monter sur la lune claire ;

    Mais la lune se promène toujours avec l’homme.

    Miroir aérien brillant sur la porte rouge du palais ;

    Elle répand un éclat pur quand la brume se dissipe.

    On la voit se lever dans la nuit au-dessus de la mer ;

    On oublie qu’elle se noyait dans les nuages du matin.

    Le lièvre blanc y pile la drogue magique jour et nuit ;

    Chang’e y habite seule, sans connaître de voisins*.

    Les gens d’aujourd’hui, n’ont pas vu la lune d’antan ;

    La lune d’aujourd’hui, elle, a éclairé les gens de jadis.

    Gens d’aujourd’hui et de jadis : de l’eau qui coule ;

    Mais c’est toujours la même lune qu’on contemple.

    Puisse au moment où nous chantons face au vin

    L’éclat du clair de lune illuminer nos coupes dorées. »

     

    * Chang’e (ou Heng’e), enfuie dans la lune, en devint la déesse.

     

     

    Li Bai – 701-762

    « La dynastie des Song du Nord »

    Traduit, présenté et annoté par Florence Hu-Sterk

    In Anthologie de la poésie chinoise

    La Pléiade, Gallimard, 2015

  • Annelyse Simao, « À l’échafaudage »

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    © Christiane Cartignies

     

    « il est un silence qui n’est pas un silence

    de paix attente ou regard

     

    dans la file chacun-e posté-e devant

    derrière le dos d’un-e autre

     

    il est un silence qui ne naît pas silence

    habité par un désir de lien

    prêt à glisser sous l’espace

     

    entre cœurs et têtes

    entrouverts

    –––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––

     

    il est un silence tendu

    aussi bruyant et plus

    assourdissant que plainte

     

    opaque révolte   serrée   poitrine

    pressée sous la veste   bras repliés

     

    silence

    imposé par le lieu

     

    soumis à la décision d’un-e autre »

     

    Anelyse Simao

    À l’échafaudage

    Peintures de Christiane Cartignies

    Coll. Voix de chants, Æncrages & Co, 2013

    http://www.aencrages.com/

  • Christophe Manon, « Jours redoutables »

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    © : Frédéric D. Oberland

     

    « on peine on aime on souffre et chante sous la pluie ou le soleil ardent cœur léger cœur lourd c’est la grâce de vivre et puis l’on se retrouve pantois plongé dans l’incertain on voudrait tant se dire demain qu’on n'a pas tout perdu sur un coup de tête ou de mauvais destin – il faudrait savoir dire merci savoir s’éprendre aussi d’autres que de soi-même et dénouer les fils emmêlés d’une vie sans allure qui s’effiloche et file à trop grande vitesse qu’on rafistole comme on peut avec de maigres riens – on a tant de joie en soi le désir est si fort parfois semblable à de la rage l’espoir s’est émoussé on ne craint plus d’échouer et c’est avec souplesse qu’on passe des ténèbres aux lumières et puis que l'on revient des lumières aux ténèbres on donne l’accolade à de vieux camarades (petit frère petite mère tous ceux dont la face d’une impeccable rondeur palpite dans la nuit comme un astre plein) qu’ils sachent qu’on ne s’est pas renié la lutte n’est pas vaine qu’on a persévéré sur le sentier des brusques solitudes et des amours incandescents qu’on a laissé couler malgré le petit tas de cendre le mince filet du doute jusqu’à ce qu’il tarisse – on se fraie une issue sous un gros ciel noir de souvenirs menaçants qui s’estompent en charriant une lente procession de pensées éperdues : on a si peur que cela cesse soudain que la fête s’arrête et c’est déjà le terme peur de n’avoir tant vécu que pour joindre à la fin la sarabande éternelle de ceux qui ne sont plus – saura-t-on jamais ce qui se trame dans l’espace insondable du temps et de quelle détresses notre avenir est le nom ? où vont les baisers échangés dans le secret des jours ? où vont-elles les étreintes furtives dérobées sous des porches obscurs ? et nos larmes très fertiles et douces comme des étoiles inabouties sous quelle ivresse les enfouir de quelle épiphanie leur faire sépulture ? les gestes affûtés on est encore capable de bondir mordre griffer s’il le faut on a le cuir de plus en plus épais la couenne toujours aussi coriace la dent dure les épaules rentrées on a appris à encaisser sans broncher mais on sait désormais que ce sont d’insaisissables spectres qu’on affronte telles des nuées d’insectes en agitant les bras »

     

    Christophe Manon

    Jours redoutables

    Photographies de Frédéric D. Oberland

    Les Inaperçus, 2017

    http://lesinapercus.org/

  • William Butler Yeats,«Michael Robartes et la danseuse»

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    DR

     

    « Au point du jour

     

    Fut-ce le double de mon rêve

    Que la femme couchée à mon côté

    Rêva, ou bien partageâmes-nous le même rêve,

    Dans la première lueur froide du jour ?

     

    Je pensais : “Il est un torrent

    Sur le anc de Ben Bulben,

    Que toute mon enfance tint pour cher ;

    Si je partais au bout du monde

    Je ne pourrais trouver chose aussi chère.”

    Mes souvenirs ont si souvent

    Exagéré les délices de l’enfance !

     

    J’aurais voulu le toucher comme un enfant

    Mais, je le savais, mes doigts n’auraient touché

    Que de l’eau et des pierres froides. Je m’emportai,

    Accusant même le Ciel d’avoir

    Pris ce décret parmi ses lois :

    Rien de ce que nous aimons à l’excès

    Ne se laisse estimer au toucher.

     

    Je s ce rêve à l’approche du jour,

    L’aube soufait sa froide rosée dans mes narines.

    Or celle qui est couchée à mon côté

    Avait, dans un sommeil plus amer,

    Vu le cerf merveilleux d’Arthur,

    Le noble cerf blanc, bondir

    Dans la montagne, de rocher en rocher. »

     

    William Butler Yeats

    Michael Robartes et la danseuse, suivi de Le Don de Haround Al-Rachid

    Bilingue

    Présenté, annoté et traduit de l’anglais par Jean-Yves Masson

    Verdier, 1994

  • William Butler Yeats « Quarante-cinq poèmes »

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    © : Charles Beresford, 1911

     

    « Après ce long silence

     

    Parler, après un long silence : c’est dans l’ordre,

    Mort ou lassé tout autre qui t’aima,

    Et tirés les rideaux sur la nuit hostile

    Et voilée de ses franges la lampe hostile,

    Qu’ainsi nous dissertions, à n’en plus nir,

    Sur ces thèmes suprêmes, l’Art, le Chant.

    La décrépitude du corps est sagesse. Jeunes,

    Nous nous aimions, nous ne savions rien d’autre. »

     

    William Butler Yeats

    Quarante-cinq poèmes, suivis de La Résurrection

    Bilingue

    Traduit de l’anglais et préfacé par Yves Bonnefoy

    Hermann, 1989

  • William Butler Yeats « Cinquante et un poèmes »

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    DR

     

    « Un nid de sansonnets à ma fenêtre

     

    Les abeilles bâtissent dans les crevasses

    Entre les pierres qui se délitent et c’est là

    Que les oiseaux apportent leurs vers et leurs mouches ;

    Mon mur se délite ; abeilles à miel

    Venez bâtir dans la maison abandonnée du sansonnet.

     

    Nous avons fermé la porte, tourné la clef

    Sur notre incertitude : quelque part

    Un homme est tué, une maison brûlée

    Rien pourtant de précis, aucun fait :

    Venez bâtir dans la maison abandonnée du sansonnet.

     

    Une barricade de pierres et de bois ;

    Une quinzaine de jours de guerre civile ;

    Hier soir ils ont traîné dans son sang

    Mort sur la route ce jeune soldat :

    Venez bâtir dans la maison abandonnée du sansonnet.

     

    Nous avions nourri notre cœur de visions,

    De cette chère le cœur a fait de la violence ;

    Plus solide est notre haine

    Que notre amour : ô, abeilles à miel,

    Venez bâtir dans la maison abandonnée du sansonnet.

     

    William Butler Yeats

    « Méditations du Temps de la Guerre Civile » (1928) in Cinquante et un poèmes

    Bilingue

    Traduction de l’anglais et notes par Jean Briat

    William Blake & Co. Edit, 1989, rééd. 1998

    http://www.editions-william-blake-and-co.com/

  • Peter Gizzi, « Chansons du seuil »

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    Stéphane Bouquet & Peter Gizzi, lecture à Double Change, le 29 mai 2012

    https://www.youtube.com/watch?v=wGBbgC4jzjI

     

    « CLAIR DE LUNE & VIEILLES DENTELLES

    d’après Blakelock

     

    Et quand je suis mort

    j’ai rejoint un clair de lune peint

    vers la fin du XIXème.

    Me voici

    clignant des yeux dans les verts, les violets.

    D’abord un mirage gloussant

    de crépuscule et de peinture.

    Invasion de joie.

    Une couronne de lucioles

    à l’huile blanche autour de moi.

    Lanterne japonaise.

    Mais tant bien que mal

    ce qui quand on est mort

    prend une éternité je commence

    à m’installer dans la picturalité

    et la grâce vive

    des touches légère de lune

    et la vraie profondeur

    de ce clair de lune.

    Argent et vieilles dentelles

    leur relation à la musique

    tous penchés sur la miroir de la nature.

    Mais le centre vide

    de traces blanchâtres

    son air indélébile

     

    arctique et tranchant

    me transperce.

    Je ne suis pas plus

    vivant qu’une toile.

    Pas plus mort que vivant.

    À qui sont ces vents qui divaguent ?

    Quelle mesure sans grâce

    se déroule à mes pieds ?

    Parle monde

    foudroie et brûle

    illumine ton caprice

    qu’accroissaient ces instants.

    Je sais qu’il y a un monde

    là-bas devant. »

     

    Peter Gizzi

    Chansons du seuil

    Traduit de l’anglais (États Unis) par Stéphane Bouquet

    « Série américaine », Corti, 2017

  • Yaël Cange, « J’ai regret de vous »

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    « N’en peux plus de cette douleur, comprenez. Trop longtemps que ça dure.
    Demain j’écrirai une lettre…
    Faudra trouver les mots oui. Serais-je sans le savoir ? Je le pourrai. Le peux. Bien qu’à certains moments, ils me quittent. Bon. Pas de mal à espérer. Mais pour qui ces mots ? : des histoires de douleur — y en a t-il qu’on puisse entendre ? Ainsi — de celles-là : qui font crier le fond jusqu’à la gorge : “De grâce, de grâce, vous ! Par bonté, soutenez-moi.” Quand ce n’est pas que j’espère — j’implore, voyez. Dans tous les cas — c’est tant que je peux. Et puis je sais maintenant : ce n’est pas trop endurer ce que vous êtes. À voir jusqu’où — corps — pèse lourd sur moi, force m’est de supporter. Le faut pourtant. Vite. Vite. Avant que s’humilie, sinon la voix — du moins, le ferveur sauvage.

    *

    “Soutenez-moi” je disais. L’ai-je vraiment cru possible ? N’était-ce pas, plutôt, penser sans la parole, le geste : ce qu’il leur faudrait, à eux aussi — de peines ravagées.

    Ô vous ! Préparez-moi — à affronter en l’être — le désert terrassant qu’amour ne laissa pas d’exercer.

    Préparez-moi à l’affront devenu — avouable.

    Préparez-moi. 

    *

    Misère de tout ! Pour autant que je rêve — n’en demeure pas moins vrai — qu’anges — parfois, s’ils semblent éclairer, se prennent eux-mêmes — à leur propre déperdition.

     

    Que s’achève, en ce cas — cette manière de désastre que je suis — serait chose peu concevable.

     

    Force m’est seulement de supporter jusqu’où le cœur me bat. »

     

    Yaël Cange

    J’ai regret de vous

    Dessins de Robert Groborne

    Préface de Claude Louis-Combet

    Coll. Écri(peind)re, Æncrages & Co., 2012

    http://www.aencrages.com/

  • Enrique Vila-Matas, « Mac et son contretemps »

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    DR

     

    « Lectures qui laissent à jamais une trace. 53 jours, par exemple, le roman inachevé de Georges Perec. En fait, je crois qu’il a discrètement influencé ce journal d’apprentissage. Non, ce n’est pas que je le crois, c’est que je suis sûr maintenant qu’il a influencé mon journal, même si je l’avais oublié jusqu’à aujourd’hui. Le titre du livre de Perec, allusion directe au nombre de jours qu’il a fallu à Stendhal pour dicter son chef-d’œuvre, La Chartreuse de Parme, me fascine.

    Perec n’a pas pu terminer son livre, il est mort en l’écrivant. Mais il faudrait peut-être nuancer. Depuis que j’ai lu, il y a un an, 53 jours, j’essaie de m’expliquer quelque chose d’étrange, pourquoi le manuscrit, ayant échoué chez ses amis oulipiens Harry Mathews et Jacques Roubaud, était-il pratiquement prêt à être édité. Comment l’expliquer ? Le manuscrit est divisé en deux parties parfaitement délimitées : la seconde étudie de nouvelles possibilités contenues dans l’histoire policière racontée dans la première et va jusqu’à la modifier. Ces deux parties sont suivies de quelques curieuses remarques intitulées “Notes renvoyant aux pages rédigées” qui, non seulement donnent un nouveau tour d’écrou déjà apporté par la seconde partie à la première, mais semblent en plus révéler ce qui suit : le roman de Perec n’a pas été interrompu par la mort et n’est donc pas inachevé, mais il avait besoin d’un contretemps aussi sérieux que la mort — déjà incorporée par Perec au texte lui-même — pour être complété même si, à première vue, il puisse paraître interrompu ou incomplet.

    Un roman donc parfaitement planifié et “terminé” dans lequel Perec a tout calculé, y compris l’interruption finale.

    Chaque fois que je feuillette de nouveau 53 jours, il me plaît de croire que Perec a écrit ce roman pour tourner la mort en dérision. Car n’est-ce pas tourner l’arrogante Mort en dérision que de lui cacher que l’auteur s’est joué d’elle en laissant croire à cette pauvre vaniteuse que c’est sa ridicule faux qui a interrompu 53 jours ? »

     

    Enrique Vila-Matas

    Mac et son contretemps

    Traduit de l’espagnol par André Gabastou

    Christian Bourgois, 2017