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Un nécessaire malentendu - Page 49

  • François Dominique, « Délicates sorcières »

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    FD, bibliothèque Mériadeck de Bordeaux, 2 décembre 2015. DR

     

    « La Bibliothèque de Harvard, aux Etats-Unis, possède trois livres reliés de peau humaine. Le plus ancien date du dix-septième siècle ; il est intitulé Practicarum Quaestionum circa Legies Regias Hispaniae et fut relié avec la peau d’un homme écorché vif en 1632. L’auteur explique dans une préface que la reliure est un hommage fraternel à cette malheureuse victime de l’Inquisition.

    Le second est le livre d’Arsène Houssaye (ami de Nerval, auquel fut dédié La Bohème galante). Il s’intitule Des destinées de l’âme et fut relié au dix-neuvième siècle avec une peau prélevée sur une patiente morte dans un asile psychiatrique.

    La plupart des livres qui existent dans le monde sont consacrés à des auteurs morts, et la plupart des auteurs vivants nourrissent l’ambition secrète d’être reconnus à titre posthume, ce qui les rattache par avance à l’immense cohorte des défunts. C’est tout.

    Au fond, les seuls vivants sont les lecteurs ; d’ailleurs, ne possèdent-ils pas le privilège immense de donner vie par la lecture aux millions de pages qui reposent dans l’ombre ? Ils alimentent ainsi leur propre vie de pensées et de rêves, selon une voie intime. Les lecteurs appartiennent donc au présent de la vie, plus que les écrivains.

    On peut envisager le “livre vivant” de bien des façons. Dans la belle histoire de l’Éducation Populaire en France, la lecture publique fut l’objet d’un soin attentif, fondé sur la rencontre et le partage – à cent lieues de ce qui devint “la société du spectacle”.

    Mais le lecteur de ces pages-ci ne sera pas étonné d’apprendre que le livre est aussi un territoire où se côtoient les revenants et bien d’autres personnes imaginaires dont la fréquentation n’est pas sans danger. Il n’aura besoin de croire ni à dieu ni à diable pour convaincre aisément, au contact de certains ouvrages, que la frontière entre réel et fiction est des plus incertaines. »

     

    François Dominique

    Délicates sorcières

    Champ Vallon, 2017

    http://www.champ-vallon.com/

  • Camille de Toledo « Le livre de la faim et de la soif »

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    un des 51 dessins de Camille de Toledo in texte

     

    « Le livre voudrait, dans toutes les langues, conjurer le regret, effacer les traces de sa nostalgie, entrer dans l’existence, et, reprenant le traîneau, le pousser, le tirer en avant, pour accueillir tout, l’effondrement et l’honneur tel un drapeau honni sur lequel on crache en comptant les croix des cimetières profanés et toute l’horreur, le pathétique, le tragique, la farce de cet âge où les âmes meurent comme celle du Prince, laissant à la place des curseurs, des écrans. Le livre, maintenant, pris d’une pulsion incontrôlable de réaction, voudrait excommunier toute la modernité et souffler, souffler pour en faire une torche. Je dois dire, à cette charnière du livre, que je suis prêt. Prêt à le suivre. et là, justement, en entendant ses plaintes, ses litanies sur la Grande Russie et la neige, les âmes, j’accours. Je cherche à le relever, parce qu’à le voir ainsi dans cette chambre du Prince mort, observant par la fenêtre les flocons qui recouvrent et tapissent la glace du fleuve, là­-bas, vers l’Ermitage, je sens qu’il va flancher. C’est sa pente naturelle, la déploration. Le livre, ce réactionnaire, je crains, là, franchement, qu’il ne dérape. Âme, Russie, Ivanovna, le musée des Mondes Anciens, le conservatoire des émotions puissantes. Je crains que mes doigts, tous mes doigts qui ont accepté, par pitié, par compassion, de le suivre, le livre, je crains qu’ils n’abandonnent. Je redoute, pire, la mélancolie du livre. et l’âme, et la main reposée sur ses pages. et la mort, et son crâne, et une bougie, et le sablier pour le Temps, et, derrière, la sœur qui pleure son frère et, avec lui, la Russie. Je le sens. Le livre plonge, s’apprête à plonger. »

     

    Camille de Toledo
    Le livre de la faim et de la soif 
    Gallimard, à paraître le 9 février 2017

  • Frédérique Germanaud, « Courir à l’aube »

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    DR

     

    « Ma table de travail est le cœur de ma prison. Autour, des appartements, d’autres vies, mal connues, mal comprises, autour garde son mystère, fait de vides et de pleins mal calés, qui choquent parfois, porte claquée, cri d’enfant, dégringolade dans l’escalier. Dehors, juste un bout de ciel. Au huitième étage, rien d’autre, plus d’arbres, de fils électriques qui relient les habitations et donnent de l’énergie, aucun chant d’oiseaux dans les matins humides. Il faut de l’imagination pour créer une place à tilleul avec son café ombragé. Poser ici ou là des jeux d’enfants. Un soleil de plomb sur des oliviers. Des orages malfaisants. Sur la table, du papier, un stylo, une vieille enveloppe à l’adresse presque effacée. Là naissent les obsessions. Là aussi le renoncement. Le manque de courage. La paresse de descendre l’escalier pour voir ce qui se passe hors de moi, ou de me jeter par la fenêtre pour vérifier la consistance du ciel. Tout est blanc à force d’être regardé.

     

    Inventer pour que quelque chose s’écrive sur la page. Sinon, elle aussi reste blanche. Être enfermée n’est pas une épreuve. C’est sortir qui l’est, se confronter à une réalité intenable, où il est impossible d’oublier sa honte. Le monde est aussi vide qu’une école désaffectée. Propre et lisse. Plus vide encore d’avoir un jour accueilli des rires, des corps et des mouvements. La grande faille, invisible, si présente.

     

    Quelqu’un ou quelque chose gratte au mur qui sépare mon appartement de celui d’à côté. J’ai dit que personne n’y réside, je ne sais pas. J’écris ce qui se passe près de moi sans savoir. Pourquoi pas un lieu ouvert au vent et peuplé d’animaux. Croire éclaircir le mystère en posant des mots sur la page et ne faire que l’épaissir. Je me lève pour coller l’oreiller à la cloison. Immanquablement, tout se tait et l’expérience se répète jusqu’à la nausée. Ce n’est pas grave. Poursuivre la vision par des mots est ce qui m’importe, prolonger les grattements qui ne sont peut-être qu’illusion auditive. Ne pas abandonner les signes infimes, ils sont traces d’humanité même s’ils n’existent que dans mes délires. De la fumée, un pli sur le drap. Je me demande si j’ai rêvé ce nous ou si nous l’avons vraiment vécu. »

     

    Frédérique Germanaud

    Courir à l’aube

    La clé à molette, 2016

  • Hubert Lucot, « Langst »

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    « Je ne choisi pas mes mots. Ils me choisissent et me désignent. Me font, défont, défoncent. Attention au monde.

    Pas à peu il commence l’écrivant. Chercher, naissent des moyens, chercher à faire – à partir de l’un des premiers gestes, acquis. Il couvrira terrain géant, migrations de ses phrases, de ses sèmes, scènes, schémas ; il est schème, modèle, celui qui à tous les coups commence, à voir, relire, délire.

    Continuité discrète de mes livres, chacun contredit le précédent. Je : coupe court à ce qui serait du livre qui s’acheva ; généralise ce qui, inconsciemment voulu par le livre finissant, forme qui se refermait, demeure moteur.

    Au début, quand ça va si mal, que rien n’est, je répartis des démarrages, que je grossis d’impuretés, car, non pas nouveau dire, je crache, pour poursuivre, certains accents d’œuvres anciennes, par le travaillage l’écrit vient, s’affranchissant peu à peu de ces limbes, alors que s’accomplit (s’exprime, irréalisable à jamais) le Désir qui est désir qui était, et je noterai ce soir la silencieuse beauté des appareils électroniques, ce soir, arrière-saison dans la gare de Soissons, buvette de cette petite gare de province.

    Autrefois, je rassemblais des dissemblables pour établir une équation, d’où les déplacements de la phrase tout au long du texte, vaguement formé dès ses débuts en son global ; lire ainsi se faisait, en ses fractures, lesquelles donnaient la vie – le léger recul désordre –, durable et instantanée. »

     

    Hubert Lucot
    Langst
    P.O.L, 1984

  • Nicolas Pesquès, « La face nord du Juliau »

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    DR

     

    « Le 1er août

     

    Ceux qui peignent, écrivent, sculptent etc. se présentent côte à côte, devant le monde. Ils sont les constructeurs d’un chassé-croisé, d’un ombrage pluriel. Ils procèdent par trouées et hybridations. Ils dressent des murs jaunes, des phrases. Ça prend forme. Ça meurt. Ça.

     

    Ce qui les rapproche : la constance de l’action, la sécession. Les profondes dérivations de chaque geste, de chaque pas. Greffe et marcotage. Bientôt les frondaisons et l’ombre de chacun. Bientôt les disparus qui ne se ressemblent plus. La dissidence des corps, l’intrigue des généalogies.

     

    Les fonctions sont nombreuses : tropes, images, souvenirs, afflux de toute espèce.

    Dans l’affolante émulsion de tout ce que l’on voit.

     

    Peindre ce qui ne se voit pas : l’air, la lumière, les peindre sans que ça se voie.

    Peut-on remplacer peindre par dire ? »

     

    Nicolas Pesquès

    La face nord du Juliau – treize à seize

    Poésie/Flammarion, 2016

  • Camille de Toledo, « Les potentiels du temps »

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    Bordeaux, 5 avril 2014 © claude chambard

     

    « ‘ Il faut imaginer Noé déçu…’

     

    Traduire

     

    Nous partons de la coupure entre ce qui peut parler et ce qui ne peut pas parler. Nous partons – nous coupons – d’avec cette vieille partition où le langage sépare. Les degrés de division, de coupure sont le propre de la langue. Nous avons divisé, par la langue, entre le soi et l’autre, entre nous et eux, entre les nationaux et les étrangers. C’est la langue, en soi, qui nous empêche de réinventer nos modes d’habitation, d’élargir, d’étendre, de transformer nos communautés de savoir, nos régimes de pouvoir. Nous proposons de substituer aux langues – outils de séparation, de domination – une autre capacité humaine. Non plus la capacité de parler mais la capacité de traduire. Si nous nous projetons, potentiellement, dans le monde, non comme locuteur, mais comme traducteur, si nous reconnaissons ce qui est propre aux humains non pas comme le fait de parler, mais de traduire, nous ne sommes plus au-dessus des choses, mais parmi elles, entre elles, à l’endroit même du conflit. Ce qui signifie l’adoption de la traduction comme langue, c’est d’abord l’acceptation que tout parle, que seule notre capacité d’entendre, autrement dit, de traduire, est limitée. Dans une relation potentielle, si plutôt qu’être parlants, nous sommes traducteurs, nous cessons d’être des entités dominantes et des communautés de mêmes. Nous devenons, de fait, des communautés d’entre-autres. Notre position – de prédation – est modifiée, puisque notre langue, fixant notre tâche, consiste à étendre nos capacités d’écoute, de traduction à tout ce qui parle. Nous ne sommes plus alors des sujets imposés, imposants. Nous sommes ce par quoi tout ce qui était vu comme objet peut accéder à la dignité de sujet, c’est-à-dire être traduit. Nous sommes les traducteurs potentiels de toutes les relations. »

     

    Camille de Toledo

    ‘ Il faut imaginer Noé déçu…’

    in Les Potentiels du temps – art & politique

    avec Aliocha Imhoff & Kantuta Quirós

    Manuella éditions, 2016

    http://manuella-editions.fr/

     

    Camille de Toledo sera à la Machine à lire,

    8, place du Parlement Saint-Pierre, à Bordeaux,

    le jeudi 26 janvier à 18h30

  • Bernard Noël, « Le même nom »

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    Bernard Noël, 8 septembre 2011, Bordeaux © : claude chambard

     

    « — J’ai peur, dit-il en montrant Son livre, il y a là mon nom qui veut me tuer.
    — N’aies pas peur, dis-je, tu es déjà mort.

     

     

    — La peur du nom ?
    — Oui, la peur de rien

    * * *

    Tu vas devenir un nom. Tu l’es déjà. Qui voit l’œuvre de la mort ? Un nom n’est pas un visage. C’est une forme blanche. Un trou plein de rien.

     

    Ce qui disparaît,

    ce qui est la langue dans la langue,

    l’adieu au sens :

    mon corps.

     

    Le nom permet l’indéterminé de la mort.

    * * *

    J’écris.

    Je passe de l’autre côté de mon nom.

    Le pas encore et le déjà-plus se

    confondent.

     

    J’écris.

    je réalise ma mort.

    L’usure est usée.

     

    Pourtant, ici même, voici du fait : il restera toujours à l’user.

     

    La pensée de la mort est fuyante,

    comme le possible.

    * * *

    J’écris pour m’abîmer dans mon nom. »

     

    Bernard Noël

    Souvenirs du pâle, suivi de Le même nom

    Fata Morgana, 1975

  • Alexis Pelletier, « Trois entraînements à la lumière »

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    © : Michel Durigneux

     

    « ou encore les oiseaux de Messiaen dans son Saint François d’Assise eopslatria philemon gerygone gammier traquet à tête grise téléphone tschagra notou zostérops oiseau lyre d’Australie hôaka fukuro uguisu hototoguisu le sixième tableau de l’opéra résonne entier cadeau de l’air

     

                        rythmes complexes à temps inégaux et qui changent constamment la phrase les prend aussi et s’émerveille

                                                  

                                        il arrive parfois que ces chants m’empêchent de dormir je dois alors écouter l’enregistrement et la voix de Van Dam même si la création de cet opéra fut pour beaucoup une lutte contre l’ennui et que dans la prise de son le souffleur s’entend presque plus que les oiseaux

     

    d’autre fois c’est la phrase qui me réveille et je ne sais pas quoi écrire je me lève mets en marche l’ordinateur et c’est parti même s’il faut trier jeter élaguer la plupart des mots après les noms des oiseaux de Messiaen parlant d’eux-mêmes une fois bien regardés sur Internet téléphone tschagra hototoguisu pour donner deux exemples

     

                           certains oiseaux de la phrase reviennent en arrière et prennent un nouveau sens

     

    ainsi de la sitelle torchepot cet oiseau bouleversant parfaite phrase dans les arbres qu’il descend tête en bas et qui apparaît aussi dans IL de Dominique Fourcade page 59 ou parfaite image de la lumière dans les arbres du clos à Bessy-sur-Cure »

     

    Alexis Pelletier

    Trois entraînements à la lumière

    Tarabuste, 2016

  • Raymond Carver, « Poésie »

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    Reg Innell/Getty Images

     

    Ma mère

     

    « Ma mère appelle pour me souhaiter un joyeux Noël.

    Et m’annoncer que si cette neige continue

    elle a l’intention de se tuer. J’ai envie de dire

    que je ne suis pas moi-même ce matin, qu’elle veuille bien

    me lâcher un peu. Je risque de devoir me faire prêter un psy

    encore une fois. Celui qui me pose toujours la plus fertile

    des questions, “Mais que ressentez-vous

    vraiment ?”

    Au lieu de quoi, je lui dis qu’un de nos velux

    fuit. À l’instant où je parle, de la neige

    fondue tombe sur le canapé. Je dis que je suis passé aux All-Bran

    si bien qu’elle n’a plus à s’en faire

    à l’idée que je chope le cancer et arrête de lui verser de l’argent.

    Elle m’écoute jusqu’au bout. Puis m’informe

    qu’elle quitte ce fichu bled. Elle se débrouillera. Elle ne veut

    le revoir, ou me revoir, que depuis son cercueil.

    Tout à trac, je demande si elle se rappelle la fois où papa

    était ivre mort et avait coupé la queue du bébé labrador.

    Je continue comme ça un moment, parlant de

    cette époque. Elle écoute, attendant son tour.

    Il neige toujours. Et il neige encore et encore

    quand je raccroche le téléphone. Les arbres et les toits

    en sont couverts. Comment puis-je parler de ça ?

    Comment me serait-il possible d’expliquer ce que j’éprouve ? »

     

    Raymond Carver

    « La vitesse foudroyante du passé » in Poésie

     Traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Jacqueline Huet, Jean-Pierre Carasso et Emmanuel Moses

    L’Olivier , 2015, rééd. Seuil/Points, 2016

  • Claude Simon, « Le Jardin des Plantes »

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    DR

     

    «Plus tard on le transporta à la campagne. Il neigea. Il pouvait voir au loin les montagnes aux glaces étincelantes. Vers la fin de l’hiver il plut beaucoup. Il écoutait le bruit de la pluie dans le verger. Il pouvait maintenant se lever, aller s’asseoir dans un fauteuil près de la fenêtre, d’abord une heure, puis deux. Le long des branches nues, noires, et luisantes, les chapelets de gouttes semblables à des diamants glissaient lentement. Elles se poursuivaient, s’amassaient, se détachaient, creusaient en tombant de petits cratères dans le sol, mettant à nu des graviers aux couleurs avivées. Il y avait un grand pommier dans le jardin et, au printemps, il le regarda se couvrir de fleurs. La nuit, il pouvait entendre dans le fond de la vallée les trains approcher, ralentir, s’immobiliser dans un long crissement de freins. Dans le silence où la locomotive lâchait régulièrement des jets de vapeur parvenait jusqu’à lui la voix de l’employé qui criait le nom de la station, marchait le long des wagons en claquant parfois une portière. Le train sifflait, repartait. Peu après on entendait gronder sous son passage le pont de fer. Puis le bruit décroissait, s’éloignait, cessait. Bien avant l’aube, les jours de marché, lui parvenait comme une rumeur les moteurs des camions qui amenaient au foirail les veaux et les bœufs, les menus bruits des marchands qui montaient leurs étals. Les paysans vendaient des volailles, des œufs et des foies d’oie que des femmes vêtues de noir présentaient sur des serviettes immaculées où étaient imprimées en creux les plis du repassage, comme ces pièces anatomiques en cire colorée (rouge, bleu, vert, jaune), rate, pancréas, poumons, que l’on peut voir dans les vitrines des boutiques spécialisées aux alentours des facultés de médecine. Vers la fin avril, la nuit, les rossignols commencèrent à chanter. Ils se répondaient de loin en loin en échos dans le silence de la vallée. Les nuits étaient pleines d’odeurs fraîches. Dans les ténèbres le pommier en fleurs semblait luire faiblement, comme phosphorescent. »

     

    Claude Simon

    Le Jardin des Plantes

    Minuit, 1997, rééd. La Pléiade/Gallimard, 2006

  • Tarjei Vesaas, « L’incendie »

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    DR

     

    « Puis, ce fut la rosée du soir qui tomba.

    Celui qui avait été brûlé par Dieu sait quel incendie et cherchait un refuge vers un cours d’eau rafraîchissant, se trouvait, avant même d’être parvenu jusque-là, pris dans cette rosée qui tombait. Atteint à chaque endroit dégagé. Avant chacun des pas qu’il faisait dans l’herbe penchée.

    Personne ne voit quand ça commence. Maintenant, c’était partout. L’herbe sauvage des clairières s’ouvre à la tombée de la rosée qui arrive comme pour rafraîchir de petites soifs. Le ciel ouvert et limpide, le sol caché tout en bas se rencontrent aux clairières de la forêt et dans les terrains… cela fait une rosée gris perle dans l’herbe sombre. L’obscurité est trop dense pour qu’on le voie, mais on le sait. On reste immobile et on le sent. On a de la rosée sur les épaules, sur les cheveux.

    Sorti tout droit de l’incendie pour pénétrer dans cela.

    Qu’est-ce qui est vrai ?

    Ou presque vrai ?

    Jon enfonce ses mains ouvertes dans le feuillage des buissons qu’il sentait près de lui. Ruisselants de rosée, elle était tombée comme il faut cette nuit-là. »

     

    Tarjei Vesaas

    L’incendie

    Traduit du nynorsk (néo-norvégien) par Régis Boyen

    Postface d’Olivier Gallon

    La Barque/L’œil d’or, 2012 (1ère éd. Flammarion, 1979)

    http://labarque.fr/livres.html

  • Tang Yin, « Chanson de l’ermitage des Fleurs de pêcher »

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    Tang Yin

     

    « Au val des Fleurs de pêcher, il est un ermitage,

    Dans l’ermitage des Fleurs de pêcher vit un immortel.

    L’immortel des Fleurs de pêcher cultive des pêchers,

    Il cueille leurs fleurs qu’il vend pour acheter du vin.

    Quand il est sobre, il reste assis devant les fleurs.

    Quand il est ivre, il va dormir au pied des fleurs.

    À moitié ivre, à moitié sobre, jour après jour,

    Fleurs tombées, fleurs écloses, année après année.

    Son seul désir, vieillir et mourir entre fleurs et vin.

    Son déplaisir, se courber devant chars et chevaux.

    Poussière des chars et des chevaux, plaisir des riches,

    Une coupe de vin, une branche en fleur, lot du pauvre.

    Comparez le sort des grands et des humbles,

    Les uns à ras de terre, les autres au ciel.

    Comparez le pauvre aux chevaux d’attelage,

    Ils courent sans répit, je vis tout à mon gré.

    Les autres rient de moi et me traitent de fou.

    Je ris des autres qui n’y entendent goutte.

    Qu’ils pensent aux cinq tombes impériales,

    Terre à présent labourée, sans fleurs ni vin. »

     

     Tang Yin (1470-1523)

    La dynastie des Ming in Anthologie de la poésie chinoise

    Traduit par Martine Vallette-Hémery

    La Pléiade/Gallimard, 2015

     

    Peintre et poète, Tang Yin,

    l’Ermite des Six Métaphores,

    accusé de fraude au doctorat, resta dans son ermitage des Fleurs de pêchers, où il vécut de ses peintures et de ses poèmes.