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Un nécessaire malentendu - Page 95

  • Thomas Bernhard, « Maîtres anciens »

    39126115.jpg« Le monde et l’humanité sont parvenus à un état infernal auquel le monde et l’humanité n’étaient encore jamais parvenus au cours de l’histoire, voilà la vérité, voilà ce qu’à dit Reger. En fait, c’est positivement idyllique, tout ce que ces grands penseurs et ces grands écrivains ont prophétisé, a dit Reger, tous tant qu’ils sont, bien qu’ils aient estimé avoir décrit l’enfer, n’ont tout de même décrit qu’une idylle qui, comparée à l’enfer dans lequel nous vivons aujourd’hui, a été une idylle positivement idyllique, voilà ce qu’à dit Reger. Tout ce qu’on trouve aujourd’hui est rempli de grossièreté et rempli de méchanceté, de mensonge et de trahison, a dit Reger, jamais l’humanité n’a été aussi impudente et perfide qu’aujourd’hui. Où que nous regardions, où que nous allions, nous ne voyons que méchanceté et bassesse et trahison et mensonge et hypocrisie et jamais rien que l’abjection absolue, peu importe ce que nous regardons, peu importe où nous allons, nous sommes confrontés à la méchanceté et au mensonge et à l’hypocrisie. Que voyons-nous d’autre que mensonge et méchanceté, qu’hypocrisie et trahison, qu’abjection la plus abjecte lorsque nous sortons ici dans la rue, lorsque nous nous hasardons à sortir dans la rue, a dit Reger. Nous sortons dans la rue et nous entrons dans l’abjection, a-t-il dit, dans l’abjection et dans l’impudence, dans l’hypocrisie et dans la méchanceté. Nous disons, il n’y a pas de pays plus menteur, pas de plus hypocrite et pas de plus méchant que ce pays, mais quand nous sortons de ce pays ou que nous regardons seulement au-delà, nous voyons qu’en dehors de notre pays, aussi, seuls la méchanceté et l’hypocrisie et le mensonge et l’abjection donnent le ton. Nous avons le gouvernement le plus répugnant qu’on puisse imaginer, les plus hypocrite, le plus méchant, le plus grossier et en même temps le plus bête, disons-nous, et naturellement ce que nous pensons est juste, et nous le disons d’ailleurs à tout moment, a dit Reger, mais lorsque nous regardons en dehors de ce pays abject, hypocrite et méchant et menteur et bête, nous voyons que les autres pays sont tout aussi menteurs et hypocrites et, tout compte fait, tout aussi abjects, a dit Reger. »
     
    Thomas Bernhard
    Maîtres anciens
    Traduit de l’allemand par Gilberte Lambrichs
    Gallimard, coll. Du Monde entier,  1998, rééd. Folio n° 2276, 1991

     

  • Pierre Guyotat

    772533361.jpg« Aujourd’hui — mais n’est-ce qu’aujourd’hui ? —, la chose en soi, l’intrinsèque ne comptent plus, seules comptent les conséquences : un événement, un être, une personne, une idée, un objet, on ne leur voit plus que des conséquences. L’être de la chose, l’origine, le mouvement vers ce qui préexiste même à la morale, vers un avant-« Dieu » – ce qui expliquerait pourquoi le remords est si atroce et si, parfois, impossible – sont oubliés parce qu’ils font peur ou parce qu’ils exigent de la pensée. Les idéologues eux-mêmes, ceux qui se font désigner comme philosophes et qui souffrent probablement de cette disparition de l’être, ne traitent plus de l’être mais de la société dans laquelle les êtres doivent se débrouiller. Le faire n’en est pas moins oublié. Il semblerait que ce qui compte c’est seulement les mots par lesquels chacun manifeste qu’il ne veut plus même approcher de l’être ni du faire.»
    Pierre Guyotat
    Coma
    Coll. Traits et portraits, dirigée par Colette Fellous
    Mercure de France, 2006

  • Marina Tsvétaïéva

     
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    LA LETTRE

    On ne guette pas les  lettres
    Ainsi — mais la lettre.
    Un lambeau de chiffon
    Autour d’un ruban
    De colle. Dedans — un  mot.
    Et le bonheur. — C’est tout.

    On ne guette pas le bonheur
    Ainsi — mais la fin :
    Un salut militaire
    Et le plomb dans le sein —
    Trois balles. Les yeux sont rouges.
    Que cela. — C’est tout.

    Pour le bonheur — je suis vieille !
    Le vent a chassé les couleurs !
    Plus que le carré de la cour
    Et le noir des fusils.

    (Que le carré de l’enveloppe :
    Encre et attraits !)
    Pour le sommeil de mort
    Personne n’est trop vieux.

    Que le carré de l’enveloppe.
    11 août 1923.
    Marina Tsvétaïéva
    Le Ciel brûle suivi de Tentative de Jalousie
    Traduit du russe par Pierre Léon et Ève Malleret
    Préface de Zéno Bianu
    Poésie/Gallimard

  • Henry Bauchau

    « Brisé par l’échec de la naissance des mots et pat le rire de tante Babeth et de toute la tablée qui signifiait que c’est peut-être touchant mais surtout ridicule d’aimer d’amour quand on est un enfant. Que cela indique peut-être que l’on n’est pas un vrai garçon. Qu’on est un enfant trop sensible toujours soumis au rire insultant de ceux qui sont dans le vrai monde. Je n’ai pas eu accès aux mots de ce monde-là, car après des années d’efforts vains c’est le monde imaginaire qui a soulevé et mis en mouvement ma vie. »
    Henry Bauchau
     le Boulevard périphérique, Actes Sud, 2007

  • Anne-Marie Garat

    “Il l’a convaincu que cette maladie était sa propre question normale d’homme historique. Les images de son système nerveux central étaient les convulsions de son pays, amputé de son territoire et de sa mémoire ; comme lui il était humilié par l’horreur de la guerre, et par sa bassesse de survivre au massacre collectif en jouissant du beau temps, de sa femme et de son élevage de lapins. Il lui a expliqué qu’il souffrait d’appartenir à une langue parfaite, unique, celle des philosophes et des poètes hongrois, et, homme du peuple, d’être condamné aux quelques vocables résiduels de sa vie. Aussi que sa tumeur ressemblait à la schizophrénie inhérente aux démocraties populaires qui incarcère la liberté dans les caves de l’esprit, on y cherche la part du prévisible et de l’imprévisible, on devient fou sous le joug des tyrans. Sa tumeur était d’agoniser dans le temps universel sans avoir compris qu’il n’est qu’expérience de sujet accidentel, et aussi de la nostalgie de valeurs anciennes, de plaines et de fermes aux puits à balance, qui vous vient devant la porte de l’usine nationalisée de votre fils. Il lui a expliqué, en résumé, que sa tumeur était saine, humaine, normale. Il y a mis le temps, mais mon grand-père, qui n’est pas bête, a compris au moins ceci: son mal est son bien. Sa tumeur est la liberté de son esprit, clairvoyant sur la folie du monde, ses visions insensées sont la chose commune, il est la langue et l’histoire de la Hongrie ensemble, sa mélancolie et sa rage, son âme baroque et susceptible.”

     

    Anne-Marie Garat

    István arrive par le train du soir

    Seuil, Coll. Fiction & cie, 1999 

  • ...

    “ Avec quoi fait-on la morale et la science et les lois de la vie ?

    Toujours avec le désespoir des autres. “ 

    Charles-Albert Cingria 

     

    Dans l'incapacité d'écrire en ce moment, je m'appuie sur les mots des autres qui me sont nécessaires. Il faut lire Cingria qui est un grand méconnu et un frère si nécessaire. Comme Rousseau, comme Montaigne, comme Quignard, Sebald, Walter Benjamin, Kafka, Hrabal, Bernhard... comme tant d'autres. Ils sont là. À nos côtés, ils nous soutiennent.

     

    “ Je n'ai jamais pensé que la liberté de l’homme consistat à faire ce qu'il veut, mais bien à ne jamais faire ce qu'il ne veut pas. “

    Jean-Jacques Rousseau

    Les Rêveries du promeneur solitaire

    Pléiade 

     

    “ Non je n'ai pas pleuré toutes mes larmes

    Elles se sont amassées en moi.

    Depuis longtemps mes yeux n'en ont plus,

    N'en ont plus aucune, et je vois le monde. “ 

    Anna Akhmatova

    Requiem et autres poèmes

    Traduit du russe par Jean-Louis Backès 

    Poésie/Gallimard 

  • ...

    "De l'immense majorité d'entre nous, on exige une duplicité constante, érigée en système. On ne peut pas, sans nuire à sa santé, manifester jour après jour le contraire de ce qu'on ressent réellement, se faire crucifier pour ce qu'on n'aime pas, se réjouir de ce qui nous apporte le malheur. Notre système nerveux n'est pas un vain mot ni une invention. C'est un corps physique composé de fibres. Notre âme est située dans l'espace et se place en nous comme les dents dans la bouche. On ne peut sans cesse la violenter impunément."

    Boris Pasternak

    Le Docteur Jivago

    traduit du russe par Michel Aucouturier, Louis Martinez,

    Jacqueline de Proyard et Hélène Zamoyska

    Quarto, Gallimard, 2005 

  • ...

    “ Pourquoi faut-il qu’un homme prenne ainsi sur lui
    tant d’inconnu, un peu comme le serviteur
    d’un banc à l’autre porte la corbeille du marché
    toujours plus étrangement pleine, et suit
    sans oser dire : maître, pourquoi ce destin  ?

    Pourquoi faut-il qu’un homme reste là comme un berger,
    si exposé à l’excès de l’afflux,
    si mêlé à l’espace plein d’événements
    qu’adossé à un arbre dans le paysage
    il aurait un destin sans même agir ? ”

    Rainer Maria Rilke

    extrait de La trilogie espagnole

    traduit de l'allemand par Philippe Jaccottet,

    in Œuvres 2, poésie, Seuil, 1972

  • Le 20 janvier

    Lenz
    Georg Büchner
    Traduction d’Henri-Alexis Baatsch
    10/18, 1975, repris Christian Bourgois, 1985

    Lire également : le 20 janvier de Jean-Christophe Bailly, Christian Bourgois, 1980*

     

    404ca981c045fa9f1fef5772b750b0a0.jpg Büchner

     

    Lenz, poète et dramaturge du Sturm und Drang, ancien ami de Goethe, traverse les forêts, franchit les sommets des Vosges, se rendant chez le pasteur Oberlin. Dans le froid, la blancheur impitoyable et la solitude, dans la beauté époustouflante des aubes et des crépuscules, Lenz appelle, hurle, plonge dans l’eau glaciale… C’est ce chemin d’un homme perdu que Büchner nous trace, nous permettant de chercher notre propre 20 janvier, «à ce qui en [nous] est au-delà de tout détour, de tout discours, mais non pas nécessairement de tout mot*».

     

    Les premières lignes du Lenz de Büchner :

       " Le 20 Janvier, Lenz partit dans la montagne. Sommets et hauts plateaux sous la neige, pentes de pierres grises tombant vers les vallées, étendues vertes, rochers et sapins.
        Il faisait un froid humide, l’eau ruisselait des  rochers, sautait sur le chemin. Les branches des sapins pendaient lourdement dans l’air saturé d’eau. Des nuages gris passaient dans le ciel, mais tout était si opaque, et puis le brouillard montait, accrochant aux buissons sa lourde humidité, si paresseux, si gauche.
        Il poursuivait sa route avec indifférence, peu lui importait le chemin, tantôt montant, tantôt descendant. Il n’éprouvait pas de fatigue, mais seulement il lui était désagréable parfois de ne pas pouvoir marcher sur la tête.
        Au début, il se sentait oppressé, lorsque les pierres se mettaient à rouler, lorsque la forêt grise s’agitait à ses pieds et que le brouillard tantôt engloutissait toutes les formes, tantôt découvrait à demi ces membres gigantesques ; il se sentait le cœur serré, il cherchait quelque chose comme des rêves perdus mais il ne trouvait rien. Tout lui paraissait si petit, si proche, si mouillé, il aurait aimé mettre la terre derrière le poète, il ne comprenait pas comment il lui fallait tant de temps pour dévaler une pente et atteindre un point éloigné ; il pensait devoir tout enjamber en quelques pas. Parfois seulement, lorsque la tourmente rejetait les nuages dans les vallées et que leur vapeur remontait le long de la forêt ; lorsque dans les rochers des voix se faisaient entendre, tantôt pareilles au grondement du tonnerre au loin, tantôt déchaînant tout près leurs mugissements puissants avec des accents tels qu’elles semblaient vouloir dans leur sauvage allégresse chanter la Terre ; lorsque les nuages s’approchaient en bondissant comme des chevaux effarouchés qui hennissent et qu’alors le soleil surgissait, traversant la nuée pour tirer sur la neige son épée étincelante, si bien qu’une lumière aveuglante, des sommets aux vallées, tranchait l’espace et l’illuminait ; ou bien lorsque la tempête écartait les nuages et y déchirait un lac d’un bleu limpide, que le vent se taisait, et que du fond des ravins et du faîte des sapins montait comme une berceuse ou un carillon ; lorsque qu’une légère lueur rouge se glissait sur le bleu profond et que les petits nuages passaient sur des ailes d’argent et que bien loin sur tout le paysage les sommets se détachaient étincelants et fermes – il sentait sa poitrine se déchirer, il se tenait haletant, le buste plié en avant, bouche bée, les yeux exorbités. Il lui semblait qu’il dût laisser pénétrer l’orage en lui et accueillir toutes choses, il s’étirait et s’étendait par dessus la terre, il s’enfonçait dans l’univers ; cette volupté lui faisait mal ; ou bien il s’arrêtait, posait la tête dans la mousse et fermait à demi les yeux ; les choses alors se retiraient de lui, la terre cédait sous son corps, devenait petite comme une planète errante puis plongeait dans le grondement d’un torrent dont les flots passaient à ses pieds…"
    6be84ac06d030a73c2977bcd35a0b141.jpg Lenz

     

    Aujourd’hui, 20 janvier 2008, Jean-Christophe Bailly, accueilli par Isabelle Baladine Howald et Gérard Haller, est à L’Instant, dans les Vosges, à Le Howald, où il rencontre ceux pour qui cette date et son travail ont quelque importance.

     

  • Appel pour le livre

    Internet, le livre et la circulation des idées

    Appel pour le livre

    Lekti lance une pétition à laquelle j'adhère résolument. Je ne puis que vous inciter à la signer pour que ce qui nous réunit le mieux, le livre, soit toujours et encore un lieu d'amitié, de folie, de résistance et pas seulement un produit commercial.


    Vous pouvez signer le texte de la lettre ouverte présentée ci-dessous.

    http://www.lekti-ecriture.com/contrefeux/Appel-pour-le-livre,316.html

    Internet est une chance formidable pour le livre : ce médium permet à l’ensemble des lecteurs de percevoir une production qui était jusque-là, parfois, difficile d’accès. Internet permet de découvrir de nouveaux auteurs, de nouveaux textes, de nouveaux éditeurs, et d’enrichir considérablement l’accès à la culture pour tous.

    Pour autant, depuis moins d’un an, la mise en place d’un vaste monopole sur la vente en ligne de livres sur l’Internet, avec Amazon.fr, menace de manière profonde la diversité culturelle que nous sommes en mesure d’attendre de l’Internet. La politique commerciale très agressive de ce groupe, qui demande des marges commerciales extrêmement élevées aux plus petits éditeurs, les fragilisant de manière excessive, afin de financer leur politique de frais de port offerts, menace de manière profonde la promesse d’une plus grande accessibilité au livre pour tous, sur l’Internet.

    Amazon exclut désormais, de manière systématique, la présentation de livres dont les éditeurs refusent de se soumettre à leurs conditions commerciales. La politique des frais de port offerts par Amazon est rendue possible par la demande de surremises aux éditeurs, non par une plus grande efficacité économique, contrairement à ce qu’il est souvent affirmé. La gratuité des frais de port est une illusion, puisque ce dispositif est « financé » par les éditeurs, à qui il est demandé une remise plus importante.

    Amazon.fr a été condamné en décembre 2007 pour le non-respect de la loi Lang, autrement appelée Loi sur le prix unique du livre, une loi considérée comme « la première loi de développement durable », qui garantit un prix de vente des livres souvent inférieur à celui pratiqué dans des pays qui ne disposent pas d’un tel dispositif, et permet à l’ensemble des acteurs du livre de recevoir une juste rétribution.

    Amazon a décidé de ne pas respecter le jugement, de manière volontaire, et de stigmatiser de manière très violente, à travers un forum et une pétition, les librairies françaises. Contrairement à ce qu’il est parfois affirmé, les gens du livre, notamment les libraires, n’ont pas peur de la révolution numérique. Ils ont simplement besoin que soient respectés les principes essentiels liés au commerce du livre, qui sont ceux d’une concurrence saine basée sur le savoir-faire de chacun d’entre eux, afin d’assurer à tous un plus grand accès à la culture.

    Nous, simples lecteurs comme professionnels, demandons donc aux hommes politiques de réagir, et de renforcer les dispositions de la loi sur le prix unique du livre et de l’adapter à l’univers du numérique, afin qu’elle ne soit plus contournée de manière systématique par les grands sites Internet de vente en ligne dont certains, placés en situation d’abus de position dominante, concourent de manière importante à fragiliser le socle sur lequel peuvent s’appuyer les auteurs, pour diffuser la création et les idées.

    Nous demandons également aux pouvoirs publics de faire respecter une décision de justice qui vient justement de condamner un site Internet de vente de livres.

  • L'Île Saint-Pierre

    b6a20d2bb30e852377c41cfc1c3576c4.jpg    "J’ai remarqué dans les vicissitudes d’une longue vie que les époques des plus douces jouissances et des plaisirs les plus vifs ne sont pourtant pas celles dont le souvenir m’attire et me touche le plus. Ces courts moments de délire et de passion, quelque vifs qu’ils puissent être ne sont cependant, et par leur vivacité même, que des points bien clairsemés dans la ligne de la vie. Ils sont trop rares et trop rapides pour constituer un état, et le bonheur que mon cœur regrette n’est point composé d’instants fugitifs mais un état simple et permanent, qui n’a rien de vif en lui-même, mais dont la durée accroît le charme au point d’y trouver enfin la suprême félicité.
        Tout est dans un flux continuel sur la terre. Rien n’y garde une forme constante et arrêtée, et nos affections qui s’attachent aux choses extérieures passent et changent nécessairement comme elles. Toujours en avant ou en arrière de nous, elles rappellent le passé qui n’est plus ou préviennent l’avenir qui souvent ne doit point être : il n’y a rien là de solide à quoi le cœur se puisse attacher. Aussi n’a-t-on guère ici bas que du plaisir qui passe ; pour le bonheur qui dure je doute qu’il y soit connu. À peine est-il dans nos plus vives jouissances un instant où le cœur puisse véritablement nous dire : Je voudrais que cet instant durât toujours ; et comment peut-on appeler bonheur un état fugitif qui nous laisse encore le cœur inquiet et vide, qui nous fait regretter quelque chose avant, ou désirer encore quelque chose après ?
         Mais s’il est un état où l’âme trouve une assiette assez solide pour s’y reposer tout entière et rassembler là tout son être, sans avoir besoin de rappeler le passé ni d’enjamber sur l’avenir ; où le temps ne soit rien pour elle, où le présent dure toujours sans néanmoins marquer sa durée et sans aucune trace de succession, sans aucun autre sentiment de privation ni de jouissance, de plaisir ni de peine, de désir ni de crainte que celui seul de notre existence, et que ce sentiment seul puisse la remplir tout entière ; tant que cet état dure celui qui s’y trouve peut s’appeler heureux, non d’un bonheur imparfait, pauvre et relatif, tel que celui qu’on trouve dans les plaisirs de la vie mais d’un bonheur suffisant, parfait et plein, qui ne laisse dans l’âme aucun vide qu’elle sente le besoin de remplir. Tel est l’état où je me suis trouvé souvent à l’île de Saint-Pierre dans mes rêveries solitaires, soit couché dans mon bateau que je laissais dériver au gré de l’eau, soit assis sur les rives du lac agité, soit ailleurs, au bord d’une belle rivière ou d’un ruisseau murmurant sur le gravier.
        De quoi jouit-on dans une pareille situation ? De rien d’extérieur à soi, de rien sinon de soi-même et de sa propre existence, tant que cet état dure on se suffit à soi-même comme Dieu. Le sentiment de l’existence dépouillé de toute autre affection est par lui-même un sentiment précieux de contentement et de paix, qui suffirait seul pour rendre cette existence chère et douce à qui saurait écarter de soi toutes les impressions sensuelles et terrestres qui viennent sans cesse nous en distraire et en troubler ici-bas la douceur. Mais la plupart des hommes agités de passions continuelles connaissent peu cet état, et ne l’ayant goûté qu’imparfaitement durant peu d’instants n’en conservent qu’une idée obscure et confuse qui ne leur en fait pas sentir le charme. Il ne serait pas même bon, dans la présente constitution des choses, qu’avides de ces douces extases ils s’y dégoûtassent de la vie active dont leurs besoins toujours renaissants leur prescrivent le devoir. Mais un infortuné qu’on a retranché de la société humaine et qui ne peut plus rien faire ici-bas d’utile et de bon pour autrui ni pour soi, peut trouver dans cet état à toutes les félicités humaines des dédommagements que la fortune et les hommes ne lui sauraient ôter."

    Jean-Jacques Rousseau, les Rêveries du promeneur solitaire,
    extraits de la Cinquième promenade
     
    Après avoir vu le DVD "Proëme de Philippe Lacoue-Labarthe"
    Entretiens de l'ïle Saint-Pierre, Philippe Lacoue-Labarthe et Jean-Christophe Bailly,
    réalisé par Christine Baudillon et François Lagarde
    suivi de Anenken, réalisé par Christine Baudillon et Philippe Lacoue-Labarte
    Hors Œil éditions, 35 € 


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