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Un nécessaire malentendu - Page 93

  • Sándor Ferenczi

    643777577.jpg« Nous vivons dans la crainte perpétuelle d’être attaqué par des bêtes dangereuses ou des ennemis féroces : le manteau magique du conte permet toutes les transformations et nous met rapidement hors d’atteinte. Combien il est difficile dans la réalité d’atteindre à un amour qui comble tous nos désirs : le héros du conte est irrésistible, ou bien il séduit d’un geste magique.
    Ainsi le conte, dans lequel les adultes racontent si volontiers à leurs enfants leurs propres désirs insatisfaits et refoulés, donne en vérité une représentation artistique extrême de la situation perdue de la toute-puissance. »
    Sándor Ferenczi
    Le Développement du sens de réalité et ses stades
    in L’Enfant dans l’adulte
    Traduit du hongrois par Judith Dupont et Myriam Viliker
    avec la collaboration de Philippe Garnier
    Payot 1982, rééd. Petite bibliothèque Payot n° 596, 2006

  • Jean-Marie Gleize

    286494902.jpg    « Je me suis demandé comment la mort passait sous la langue.
    Je me suis demandé comment elle poussait dans la bouche.
    Comment elle coupait l’intérieur des joues, les gencives et les lèvres.
    Comment.

    Mais ça n’est rien encore, c’est la transparence des paumes, les mains traversées, tombées.

    Surtout blanche et comme passée au séchoir. »
    Jean-Marie Gleize
    Film à venir
    Coll. Fiction & Cie
    Seuil, 2007

  • Paul Celan

    « IL Y AVAIT DE LA TERRE EN EUX, et
    ils creusaient.

    Ils creusaient, creusaient, ainsi
    passa leur jour, leur nuit. Ils ne louaient pas Dieu
    qui — entendaient-ils — voulait tout ça,
    qui — entendaient-ils — savait tout ça.

    Ils creusaient, et n’entendaient plus rien ;
    ils ne devinrent pas sages, n’inventèrent pas de chanson,
    n’imaginèrent aucune sorte de langue.
    Ils creusaient.

    Il vint un calme, il vint aussi une tempête,
    vinrent toutes les mers.
    Je creuse, tu creuses, il creuse aussi le ver,
    et ce qui chante là-bas dit : ils creusent.

    Ô un, ô nul, ô personne, ô toi :
    où ça menait, si vers nulle part ?
    Ô tu creuses et je creuse, je me creuse jusqu’à toi —
    à notre doigt l’anneau s’éveille. »


    907694841.2.jpgPaul Celan
    La Rose de personne
    Traduit de l’allemand par Martine Broda
    Le Nouveau Commerce, 1979,
    rééd. José Corti, 2002


  • Anne Thébaud

    1578458606.jpg« Elle croyait naïvement qu’écrire allègerait sa peine, ouvrirait une brèche. Les mots n’empêchent pas de se cogner contre les murs, l’ivresse est brève de sentir les ailes du temps battre à ses tempes. L’écriture lui apporte le trop-plein de la conscience en effervescence et c’est dans ces alluvions brassées par le courant cérébral qu’elle accède momentanément à la vie. »
     
    Anne Thébaud
    Sentinelle
    Maurice Nadeau, 2007

  • Henri Thomas

    « Je leur abandonne cette vie, puisque je les ai laissé me faire ce que j’étais. Inutile de leur disputer ces apparences, ces loques de moi-même. Mais conserver l’idée que c’est moi tout de même, celui-là, que la continuité est certaine : croire que j’étais moins celui-là que ne suis celui que je veux être est le meilleur moyen de ne pas pouvoir faire le moindre changement. »
     
    1798179474.jpg
    Henri Thomas
    Carnets 1934-1948
    édition établie par Nathalie Thomas
    préfacée par Jérôme Prieur
    Éditions Claire Paulhan, 2008

  • Saint Augustin

    472691921.jpg« 28. Du fond le plus secret de moi-même, mes lourdes pensées ont ramené toute la misère possible qu’elles avaient accumulée sous les regards de mon cœur. Un énorme ouragan s’est levé, provoquant une énorme pluie de larmes. Je me suis écarté d’Alypius pour laisser libre cours au fracas des larmes. J’avais besoin d’être seul pour le travail des larmes. Et je me suis éloigné pour ne pas être gêné par sa présence. Il comprit dans quel état j’étais. Oui, j’avais dû dire, je crois, je ne sais quoi d’une voix nouée de pleurs. Je me suis levé. Il est resté assis. Complètement abasourdi.
    Je suis allé me jeter, je ne sais comment, sous un figuier. Ne contrôlant plus mes larmes. Elles ont débordé et jailli de mes yeux. Tu as reçu ce sacrifice, et j’ai parlé, parlé, pas exactement en ces termes, mais j’ai dit quelque chose comme : et toi, Seigneur, quand ? quand, Seigneur, la fin de ta colère ? ne te rappelle pas nos crimes anciens. Car je sentais bien que c’est eux qui me retenaient. Je jetais des cris malheureux. Encore combien de temps ? encore combien de temps ? demain ! demain ! pourquoi pas tout de suite ? pourquoi ne pas en finir sur l’heure avec toutes mes saloperies ?

    29. Mes mots, mes pleurs, dans la terrible amertume de mon cœur brisé. J’entends alors une voix depuis la maison voisine. Un chant répétitif et récurrent. Une voix d’enfant, garçon ou fille, je ne sais plus. Attrape et lis. Attrape et lis. Aussitôt mon visage a changé. Perplexe. Était-ce une rengaine quelconque que les enfants avaient l’habitude de chanter en jouant? Non. Ça ne me disait rien. J’ai refoulé mes larmes et je me suis redressé. Ne doutant pas qu’il s’agissait d’un ordre divin qui me demandait d’ouvrir le codex et de lire le premier chapitre sur lequel je tomberais. J’avais entendu dire qu’Antoine, au hasard de la lecture de l’évangile, en avait retiré un avertissement, comme si ce qui était lu alors lui avait été adressé. »
    Saint Augustin
    Les Aveux, chapitre VIII
    Traduction par Frédéric Boyer
    P.O.L, 2008

  • Frédéric Boyer

    288422736.jpg« Plus nous regardions les vaches plus nous nous haïssions. À quoi aurions-nous ressemblé sans les vaches ?
    Elles inondent les prés de leur géométrie massive et lente.
    Toutes les fois où les vaches pensent à la mort, quelqu’un tue une vache. Dans chaque vache il y a quelqu’un à tuer. Un monstre à sacrifier qui n’est pas la vache elle-même mais très probablement nous-mêmes.
    Nous disons : si la vache maîtrise le langage – et donc son application – elle doit forcément savoir ce que signifient les mots. Et nous la frappons sans retenue quand elle ne sait pas et qu’elle ne vient pas à l’appel de son nom de vache.
    Probablement que les vaches nous rappellent impitoyablement quelqu’un.
    Les vaches ont trouvé ennuyeux de n’aimer personne. Pourquoi aiment-elles ce qu’elles aiment sinon pour ne pas aimer personne, sinon pour ne pas mourir seules – ce à quoi elles n’échapperont pas ?
    Le poison ce fut d’espérer qu’elles puissent exprimer un jour ce qu’elles aimaient. »
    Frédéric Boyer
    Vaches
    P.O.L, 2008
    859113570.jpg 
     
    Frédéric Boyer
    à propos de Vaches
    et de sa traduction réjouissante des Aveux de saint Augustin,
    – ces deux livres aux éditions P.O.L –
    à ses côtés Isabelle Baladine Howald et Guy Chouraqui
    à la librairie Kléber à Strasbourg le 26 mars 2008  à 17h30.

  • Dylan Thomas

    Mon HÉROS met à nu ses nerfs

    « Mon HÉROS met à nu ses nerfs tout le long de mon poignet
    Régnant du poignet à l’épaule,
    Il déballe la tête qui, comme un spectre ensommeillé,
    S’appuie sur mon souverain mortel,
    La fière épine ennemie des tours et des torsions.
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    Et ces pauvres nerfs ainsi reliés au crâne
    Souffrent sur le papier éperdu d’amour.
    J’étreins les mots fous que j’ai gribouillés
    Gémissant de toutes les faims de l’amour
    Et disant à la page le mal vide.

    Mon héros met à nu mon flanc et voit son cœur
    Marcher, comme une Vénus nue,
    Sur la plage de chair et enrouler sa natte sanglante.
    Dépouillant mes lombes de promesse
    Il promet une chaleur secrète.

    C’est lui qui tient les fils de cette boîte de nerfs
    Glorifiant la mortelle erreur
    De la naissance et de la mort, la triste paire de voleurs
    Et l’empereur du désir.
    Il tire la chaîne, la citerne se vide. »

    Dylan Thomas
    Dix-huit poèmes
    Traduit de l’anglais par Patrick Reumaux
    in « Œuvres tome I », Seuil, 1970

  • Rosmarie Waldrop

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    « Deux quels qu’ils soient, s’opposent. Vous marchez sur du bruit. Le vent le plus froid souffle des confins de la peur. Qui a été couché par écrit. La passion n’est pas naturelle. Mais le corps et l’âme sont meurtris par la mélancolie, fruit des rives sèches et tordues. La perte décolore la peau. Par moments vous dévorez des pommes, à d’autres vous vous mordez la main. »

    Rosmarie Waldrop
    Différences à quatre mains
    Traduit de l’américain par Paol Keineg
    Spectres Familiers, 1989

  • Adília Lopes

    1265478465.jpgNo more tears

    « Combien de fois je me suis enfermée pour pleurer
    dans la salle de bains de la maison de ma grand-mère
    je me lavais les yeux avec du shampoing
    et je pleurais
    je pleurais à cause du shampoing
    puis ont disparu les shampoings
    qui brûlaient les yeux
    no more tears dit Johnson & Johnson
    les mères sont les filles des filles
    et les filles sont les mères des mères
    une mère lave la tête de l’autre
    et toutes ont des cheveux d’enfants blonds
    pour pleurer nous ne pouvons plus utiliser le shampoing
    et j’aimais pleurer sans arrêt
    et je pleurais
    sans un regret sans une douleur sans un mouchoir
    sans une larme
    enfermée à clef dans la salle de bains
    de la maison de ma grand-mère
    où j’étais seule au-delà de moi-même
    je m’enfermais aussi dans la grande armoire
    mais une armoire ne peut fermer de l’intérieur
    jamais personne n’a vu une robe pleurer »
    Adília Lopes
    Anonymat et autobiographie
    Traduit du portugais et présenté par Henri Deluy
    le bleu du ciel, 2008

  • Jennifer Moxley

    « là où cette nuit, où quand ce nœud d’hésitation
    enserre ma maigre conviction, elle n’éclate
    qu’à l’occasion d’une remarque, un jour lointain, le blâme appellera
    un discours véhément bien que ton cocktail incandescent tue
    le renouveau et que la nouvelle année siffle et souffle le froid, je meurs
    d’envie de changer mais que toujours la mémoire revienne
    sous sa poussée constante, je te dédie cette rêverie
    car guidés nous ne serons jamais, bruit de nos pas nerveux
    sur un seuil sans fin »575996630.2.jpg
    Jennifer Moxley
    Évidence des lumières
    (poèmes pour Rosa Luxembourg)
    Traduction collective de l’américain à Royaumont,
    relue par Juliette Valéry
    Coll. Un Bureau sur l’Atlantique
    dirigée par Emmanuel Hocquard
    Éditions Créaphis, 2000

  • Jack Spicer

    RIMBAUD S’ÉLOIGNE DES CHOSES PUÉRILES

    659873577.jpg« Un bébé a plusieurs choix qui tous sont inconnus. Rimbaud fit l’un d’eux.
    Après qu’il eut été né dans le bureau de poste il commença à exercer sa bouche avec un nouveau langage. Il ne pouvait pas imaginer des personnes pour écouter ce nouveau langage. Il n’avait pas inventé la politique.
    Il écrivit de la poésie au pied du bureau de poste. Pas pour n’importe qui. Il ne pouvait pas imaginer à quoi les lettres servaient, ou les nombres. Il était un bébé. Il ne pouvait pas imaginer un monde complet.
    Le Bureau-de-la-Lettre-Morte était dans une autre partie du bâtiment. Ils le mirent délibérément là en sachant que Rimbaud n’y naîtrait pas. Il fut plus tard appelé la Libération.
    Il était alors un bébé et je profite de son nom qui s’épelait en six lettres R-I-M-B-AU-D. il s’éloigna immédiatement de toutes ces choses puériles et devint un télégramme.
    Jack Spicer
    Un faux roman sur la vie d’Arthur Rimbaud
    in « C’est mon vocabulaire qui m’a fait ça »
    Traduit de l’américain par Éric Suchère
    Préface de Nathalie Quintane
    le bleu du ciel, 2006