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Un nécessaire malentendu - Page 94

  • Marie Cosnay

     
    1198265855.2.jpg« Derrière une porte, je me tiens. Les cris que j’entends de l’autre côté, je les apprends par cœur. Un couple que je ne vois pas halète. Toute la vie. En un point du monde, résumé ici, derrière la porte, braillent à voix chaude ceux que je ne vois pas. Les civilisations connues que les vainqueurs d’histoire ont rapportées, celles inconnues, les voyelles dans les phrases, les prononciations abruptes des langues mourantes, les villes derrière des miroirs, derrière des taillis, les colonies d’enfants presque nus, les secrets amazoniens, le travail des femmes, la sujétion – toute la vie derrière la porte, portée par le cri de ceux que je ne vois pas. Les corps ont des bras par centaines. L’odeur des corps est mûre. »
     Marie Cosnay
    Villa Chagrin
    Verdier, 2006

  • Gérard Haller

    1373564512.JPG« Garten elle disait autrefois : jardin et c’était là / tout / le rose avec la peau rose dedans toute nue des roses et le rouge avec le sang etc. des baisers / oh / et les iris / les œillets / les lilas endeuillés déjà / tous les noms là-bas des fleurs et la chose sans nom dedans à porter / regarde elle disait c’est pour toi

    _____________________


    Licht elle disait : lumière. Chaque fleur là-bas. Coupée déjà de la lumière et annonçant la nuit dedans à venir

    Regarde : multipliant comme ça la lumière

    _____________________


    [NOIR]

    _____________________


    chaque fleur oui et chaque chose comme ça / pierre / plante / bête / âme / chaque âme / chaque corps dedans abandonné déjà nu sans nom au bord de la lumière

    regarde elle disait : portant déjà sa propre poussière »

     

    Gérard Haller
    Fini mère
    Galilée, 2007

     

  • Wallace Stevens

    LA MAISON ÉTAIT TRANQUILLE ET LE MONDE ÉTAIT CALME

    « La maison était tranquille et le monde était calme.
    Le lecteur devint le livre ; et la nuit d’été

    Fut comme l’être conscient du livre.
    La maison était tranquille et le monde était calme.

    Les mots furent parlés comme s’il n’y avait pas de livre,
    Sauf que le lecteur s’inclinait vers la page,

    Voulait s’incliner, voulait être avant tout
    L’étudiant pour qui son livre est vérité, pour qui

    La nuit d’été est comme la perfection de la pensée.
    La maison était tranquille parce qu’elle devait l’être.

    La tranquillité faisait partie du sens, partie de l’esprit :
    Accès parfait à la page.

    Et le monde était calme. La vérité dans un monde calme,
    Dans un monde où il n’y a pas d’autre sens, lui-même

    Est calme, lui-même est l’été et la nuit, lui-même
    Est le lecteur qui se penche et qui lit. »
    1889288785.jpg
    Wallace Stevens
    Description sans domicile
    Traduit de l’américain
    et préfacé par Bernard Noël
    Éditions Unes, 1989

  • Franck Venaille

    378434470.jpg« Tandis que je me tais.
    Quelqu’un, un jour, révélera le secret.
    Ce sera par un après-midi de psaumes.
    L’un de ces jours où les hommes s’enferment entre eux.
    Pour rire de tout. Pour se moquer d’eux-mêmes (du moins je l’espère).
    Nos villes de draps noirs sentent l’Histoire à en vomir.
    Nos villes d’arquebuses ne suivent pas le cheminement pourtant lent de la langue.
    On y éructe & bien davantage !
    Cela fait un vacarme d’armures brisées à la lance, à la lourde épée.
    Je suis d’ici — d’ici — je suis d’ici.
    Je suis d’ici & en même temps il me semble ne pas encore être au monde.
    Enfant-en-moi-de-la-douleur-première, où es-tu, & comme tu me manques !
    Tu es l’expression même de l’amour mais s’il m’arrivait d’exposer mon cœur dans un bocal de fête foraine,
    le reconnaîtrais-tu parmi les autres ? »
    Franck Venaille
    Chaos
    Mercure de France, 2006

  • Pier Paolo Pasolini

    25851621.jpg« La vérité qu’on ne parvient pas à dire (comme les anciens ne parvenaient pas à dire les rêves parce qu’ils les croyaient chose différente de ce qu’ils sont en réalité) est celle-ci : chacun de nous est physiquement la figure d’un acquéreur, et nos inquiétudes sont les inquiétudes de cette figure (de même que nos terreurs sont les terreurs de nos rêves). Le monde des hommes, tel que nous le connaissons, dans notre vie modelée par la majorité, est un monde d’acquéreurs. Tout ce qui nous sert à nous manifester est acquis. Mais le véritable regard qui nous observe comme acquéreurs n’est pas le regard d’un autre acquéreur. Ce n’est qu’à certains moments qu’un tel regard est aussi le nôtre ; mais il s’agit d’une divination dont la valeur n’est ni établie ni reconnue par personne. C’est pourquoi notre expérience vitale demeure l’expérience de celui qui se révèle à travers l’humble acquisition. Dans le meilleur des cas, toutefois, nous réussissons à faire de cette expérience de rêveurs une expérience réelle : c’est-à-dire que nous réussissons à identifier les expériences de la figure de l’acquéreur qui vit là, avec les expériences de cette figure irréalisée qui s’appelle l’homme. À moins que la figure de l’acquéreur ne se serve aussi de cette identification prétendue – à travers une manœuvre que nous connaissons – pour vivre la suite en paix. Les lois qui nous gouvernent ont pris forme dans un autre monde, auquel nul n’appartient. Parce que c’est toujours nous qui, si nous le voulons, devenons d’abord des sicaires et des catéchumènes, puis les maîtres de la production de ces marchandises dont nous sommes les acquéreurs. En faisant cela nous expérimentons qu’il n’y a pas de solution de continuité entre dominé et patron, entre travailleur et capitaliste. Aucune promotion n’efface jamais l’état précédent : comme le fait d’être adulte n’efface pas le fait d’avoir été enfant. Au contraire, ce sont dans tous les cas les premiers états qui sont les plus importants, les plus définitifs. Celui-là même qui participe à la production aura toujours les traits du consommateur. Il reviendra toujours à ses premières inquiétudes. À la dépossession de soi. Il n’est pas sien, le regard qui regarde celui qui est là, et s’exprime en acquérant des marchandises. »
    Pier Paolo Pasolini
    La Divine Mimésis
    Traduit de l’italien par Danièle Sallenave
    Coll Littératures étrangères , Flammarion, 1980

  • Roger Laporte

    1244215679.jpg

    « Aimer la musique ne consiste pas seulement à emporter sur une île déserte une œuvre unique de notre musicien d’élection par notre interprète préféré. Aimer la musique, c’est bien plus, ou plutôt tout autre chose. Il arrive parfois, rarement, mais c’est alors inoubliable, que la musique nous conduise à proximité d’un silence qui précèderait toute musique, d’un espace qui détient ou qui du moins semble détenir le secret de notre destinée, espace dont on touche le bord, mais dans lequel jamais on ne pénètre : notre patrie à jamais inconnue. »
    Roger Laporte
    Écrire la musique
    à Passage, 1986

  • Leslie Kaplan

    1814716564.jpg« La psychanalyse et la littérature ont en commun le refus de la catégorie, de la case et du cas. »
     
    Leslie Kaplan
    Le refus du cas
    in « Les écrivains et la psychanalyse »
    Magazine littéraire n° 473, mars 2008


  • Marguerite Duras

     1976727734.jpg
    «  Ils disent que tout avait été construit sur la terre.

    Que tout avait été habité, occupé, par des peuples, des gouvernements.

    Qu’il y avait des palais sur les rives des fleuves et, entre les palais, des fourrés d’orties, de ronces et des nuées d’enfants courants. Des femmes, maigres.

    Qu’il y avait des îles.

    Des temples.

    Qu’il y avait une forêt.

    Je ne sais rien des généralités des peuples et du monde.

    Aucune d’entre elles ne me tiendra lieu de vous, de cette préférence que je vous porte. Aucune. »

    Marguerite Duras
    Aurélia Steiner
    Mercure de France, 1979, rééd. Folio n° 2009, 1989

  • Cormac McCarthy

     1223278604.jpg
    « Maintenant, j’ai plus qu’à crever.
    Il se pourrait bien qu’on vous entende, dit Suttree.
    J’voudrais, dit le chiffonnier. De ses yeux bordés de rouge, il jeta un regard furibond de l’autre côté de la rivière vers la ville sur laquelle descendait le crépuscule. Comme si la mort s’était embusquée dans ce  quartier.
    Personne ne veut mourir.
    Merde, dit le chiffonnier. En voilà un qui en a plein le dos de vivre.
    Vous donneriez tout ce que vous avez ?
    Le chiffonnier lui lança un regard soupçonneux mais ne sourit pas. Ça sera pas long, dit-il. Les jours d’un vieux ça file comme des heures.
    Et ensuite qu’est-ce qui se passe ?
    Quand ?
    Après que vous êtes mort.
    Y’a rien qui s’passe. T’es mort.
    Vous m’avez dit une fois que vous croyiez en Dieu.
    Le vieil homme agita la main. Peut-être, dit-il. J’ai aucune raison de penser qu’il croit en moi. Oh, j’aimerais bien le voir une minute si j’pouvais.
    Qu’est-ce que vous lui diriez ?
    Ben, je crois que tout ce que j’lui dirais. Que j’lui dirais : Attendez une minute. Attendez une minute avant de vous mettre après moi. Avant que vous dites quoi que ce soit, il y a juste une chose que j’voudrais savoir. Et alors Lui y dirait : Qu’est-ce que c’est ? Et alors, je lui demanderai : Pourquoi donc que vous m’avez embarqué dans ce jeu de couillons, en bas ? J’ai jamais rien compris là-dedans.
    Suttree sourit. Qu’est-ce que vous croyez qu’il répondra ?
    Le chiffonnier cracha et s’essuya la bouche. J’crois pas qu’y puisse répondre à ça. J’crois pas qu’y ait d’réponse. »
    Cormac McCarthy
    Suttree
    Traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Guillemette Belleteste
    et Isabelle Reinharez
    Actes Sud, 1997, rééd. Points/Seuil n° 489, 1998

  • Walter Benjamin

    2067695923.jpg« Il existe un tableau de Klee qui s’intitule « Angelus Novus ». Il représente un ange qui semble sur le point de s’éloigner de quelque chose qu’il fixe du regard. Ses yeux sont écarquillés, sa bouche ouverte, ses ailes déployées. C’est à cela que doit ressembler l’Ange de l’Histoire. Son visage est tourné vers le passé. Là où nous apparaît une chaîne d’événements, il ne voit, lui, qu’une seule et unique catastrophe, qui sans cesse amoncelle ruines sur ruines et les précipite à ses pieds. Il voudrait bien s’attarder, réveiller les morts et rassembler ce qui a été démembré. Mais du paradis souffle une tempête qui s’est prise dans ses ailes, si violemment que l’ange ne peut plus les refermer. Cette tempête le pousse irrésistiblement vers l’avenir auquel il tourne le dos, tandis que le monceau de ruines devant lui s’élève jusqu’au ciel. Cette tempête est ce que nous appelons le progrès. »
     249988121.2.jpg
     Walter Benjamin
    Sur le concept d’histoire
    Traduction de l’allemand
    par Maurice de Gandillac, revue par Pierre Rusch
    in Walter Benjamin, Œuvres III,
    Folio essais n° 374, 2000

  • Pascal Quignard

    AU SUJET DU CHEVAL D’UFFINGTON

       1433236174.JPG
    Le temps est un cheval au galop.
    Aucun homme ne peut l’arrêter car il court vers la mort.
    Tous partent aujourd’hui pour arriver hier.
    Il s’agit d’arriver à ne pas arriver.
     
    Pascal Quignard
    Abîmes
    Grasset, 2002, rééd. Folio n°4138, 2004

  • Isabelle Baladine Howald

    1616360243.jpg« Dans l’enfance déjà le regard ne parvenait pas à trouver des limites à ce qu’il voyait, c’était toujours au-delà, les iris, puis plus loin les pivoines, encore plus loin les lilas, ensuite ne sachant plus, debout devant le grillage rouillé, des arbres, et après ces arbres, des feuillages, et après ces feuillages, le début des montagnes, et après ces montagnes, tout était peut-être inventé, le brouillard, toutes choses qui s’effaçant, menacent, et ne laissent ni voir, ni entourer. »
    Isabelle Baladine Howald
    Lettre de Poméranie
    Éditions Jacques Brémond, 1996